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“Quand jouirons-nous ?”

Par Jlhuss

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Denis, c’est l’aîné des sept rejetons d’un artisan coutelier de Langres. Papa Diderot le voudrait curé, mais non : monté à Paris, il perd la foi, fait cent petits boulots, avant de s’investir farouchement dans la direction-rédaction-promotion  de l’Encyclopédie : dix-sept volumes, contre vents et marées, de 1751 à 1766. Cette énorme machine, c’est comme  la Bible de la Raison,  l’Evangile des Lumières, le catéchisme de la civilisation. Mais Diderot n’est prisonnier d’aucun dogme, même pas de celui des bienfaits des sciences et des arts.  Il s’interroge, lui, le grand prêtre du progrès : et si le bonheur était dans le pré ? et si le bon sauvage n’était pas un mythe ? Derrière la voix du personnage, un vieux Tahitien récusant le “modèle occidental”, c’est bien sûr la voix de l’auteur -la nôtre?- qu’on entend dans  la page fameuse que voici.

Il était père d’une famille nombreuse. A l’arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils abordèrent ; il leur tourna le dos, se retira dans sa cabane. Son silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s’attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s’avança d’un air sévère, et dit : “Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de l’arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujétir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu’eux. Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. O Tahitiens ! ô mes amis ! vous auriez un moyen d’échapper à un funeste avenir ; mais j’aimerais mieux mourir que de vous en donner le conseil. Qu’ils s’éloignent, et qu’ils vivent.”

Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta : “Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous a prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. (…) Tu n’es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ?  Celui dont tu veux  t’emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.  Vous êtes  deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs  au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ?  Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles les commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires.Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ?  Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos.Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus  chimériques.”

Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1773

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illustrations :

-Gauguin, « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? »

-Fragonard, Portrait de Denis Diderot


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