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"reves de pierres".essai d'anthropologie de "l'entre deux" (1)

Publié le 14 septembre 2009 par Regardeloigne

Ce thème fait suite en quelque sorte à la réflexion précédente sur l’idolâtrie (cf le regard des idoles) qui abordait, les « effigies de l’entre deux »..cette notion due à monique borie (voir article précédent)concerne aussi bien les idoles et les fétiches (eidôla). Eidôlon, que nous traduisons par idole ,c'est le motgrec qui sert à désigner le fantôme ambivalent (à la fois apparition et illusion) ;le terme s’appliqueégalement aux images, reflet des miroirs, rêves mais aussi auxmasques ,aux statues(colossos) àcet espace de l’entre deux qu’est le théatre et part delàau monde ded’art..L’entre deux où l’entreprise anthropologique de surmonterune altérité « sauvage » par une pensée de la relation.

   

Pour la vie humaine si précaire, la pierre estd’abord l’image de l’éternité. Roger Caillois médite sur les pierres dont il oppose la dureté à notre fluidité mortelle :

« Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gîte et la nuit des filons. Elles sont du début de la planète, parfois venues d'une autre étoile. Elles portent alors sur elles la torsion de l'espace comme le stigmate de leur terrible chute. Elles sont d'avant l'homme; et l'homme, quand il est venu, ne les a pas marquées de l'empreinte de son art ou de son industrie. Il ne les a pas manufacturées, les destinant à quel usage trivial, luxueux ou historique.

Elles ne perpétuent que leur propre mémoire. Elles sont demeurées ce qu'elles étaient, parfois plus fraîches et plus lisibles, mais toujours dans leur vérité : elles-mêmes et rien d'autre. Je parle des pierres plus âgées que la vie et qui demeurent après elle sur les planètes refroidies, quand elle eut la fortune d'y éclore. Je parle des pierres qui n'ont même pas à attendre la mort et qui n'ont rien à faire que laisser glisser sur leur surface le sable, l'averse ou le ressac, la tempête, le temps. ». Roger caillois.pierres ed quarto.

 

Ce qui fait donc problème, c'est l'inerte, la matière brute. Ce qui fait problème est ce qui résiste, d’où les métaphores habituelles (« volontédefer », « cœur de pierre », « rester de glace »). L'impensable et, d'une certaine manière, la puissance sont du côté de l'inertie brute, de la pure matérialité, dela masse .Assezremarquables, de ce point de vue, sont les représentations des « fétiches » africains, toutes très proches de la matière brute etde l’informe ; le caractère anthropomorphe y est à peine esquissé, comme une allusion à la nécessité de comprendre quelque chose et, simultanément, à l'im­possibilité d'y parvenir : comme s'il ne s'agissait dit marc auge que d'animer « au plus juste », juste pour comprendre l'inanimé, l'inflexible, l'inexorable, le déjà là

L’inerte est en effetl’expérience d’une double interrogation ,voire d’une double angoisse. Celle de la mort certainement mais peut être encore plusde la naissance, notre apparition dans un monde déjà là.

 

« Quand je n'étais pas né, le monde était abandonné ; quand je serai mort, le monde sera abandonné …En aucun temps,enaucunlieu, jen'étaislà.Il y avait toujours eu cette lumière ; il y avait toujours eu cette énergie ; constamment, du plus loin qu'on puisse voir, il y avait toujours eu ce mouvement ou cette immobilité….

Il y avait toujours eu l'infinie dureté manifestée, la totale présence. Pourquoi l'origine? Pourquoi la fin ? Ce qui est apparu sans moi est apparu. Ce qui a été pierre sans moi, air sans moi, foudre sans moi, batracien sans moi … Cecauchemarestderrièrenous ;ilse cache, il est enfoui au fond de chaque chose qu'on voit. Ce chaos terrifiant n'a pas cessé de régner. Il est là, tout proche. Dans les morceaux de verre, dans les miroirs, dans la fonte opaque, au centre des blocs de ciment et de marbre, il est là, il n'a jamais fini d'être là. C'est le fait de nos origines obscures, le tyran de vide et de nuit, tapi dans les éclats futiles de la vie, qui montre son ombre... Tant d'impassibilité, tant de calme démesuré ne peuvent pas s'effacer. Tout ce qui est dur, tout ce qui est jouissable montre aussi ce halo d'abomination et de défaite. Tout ce qui ne se fait pas, tout ce qui n'est pas montré, maisqui est glabre, nu, dépouillé, sans joie et sans malheur, recouvre indé­finiment le monde. Il n'a jamais fini d'être créé, il n'a jamais fini de garder en lui, de flotter sans but, derévélerimperceptiblementlaformedeson secret. Ce mystère n'est pas chimérique. Ce mystère est évident, complètement évident. Il a sa matière »jmg le clezio l’extase matérielle.folio

  

Tout groupe humain se pense et se veut pourtant lui-même un tout organisé, un ordre : il s'affirme comme le monde de la culture ; il se croit le « civilisé » ; par là même il se définit par rapport à ce qui est autre que lui : le chaos, l'informe, le sauvage, le barbare.

Chaque société doit affronter cette altérité radicale, cette extrême absence de formes, ce non-être par excellence qu’il lui faut, d'une façon ou d'une autre, intégrer à son univers mental et à ses pratiques institutionnelles. Tout ordre humain établit des systèmes symboliques et des rites, parenté, économie mythologies, religions, philosophie.  On construit des relations entrepersonnes, entre animalité et humanité, entre objets, ou entre être et objets comme le langage avec des sons. Pour un groupe d'hommes, c’est aussi seconstituer un passé commun, élaborer une mémoire collective, enraciner le présent de tous dans un « autrefois » évanoui, mais dont la remembrance s'impose. les procédures rituelles commeles pratiques symboliques, sont destinées par exemple à articuler les rapports entre les vivants et les morts, le visible et l’invisible etmettenten jeu le corps habillépeint ou tatouée, le masque , la statue ou l'objet fétiche dans leur fonction de double.

Ainsi Pour la sagesse amérindienne, la pierre brute n’existe pas et nous aurions à retrouver cette expérience comme le dit le chamansioux taca ushte

  

« inyan, le rocher a toujours été sacré parmi nous. La légende sainte de notre plus grand mystère, celle du calumet de la paix, nous apprend que le même jour où la Femme Enfant Bison Blanc nous donna la pipe sacrée, elle nous donna un rocher, rouge et rond comme la terre, fait du sang de vie de notre peuple. …Dans les anciens temps, le chasseur lançait une pierre destinée à détecter la présence des bisons. Il étendait sur le sol une peau de bison peinte en rouge, où la pierre devait revenir. La peau de bison restait intacte sur le sol, jusqu'au moment où, soudain, la pierre en occupait le centre. Parfois la pierre apportait un caillou, ou bien une brindille de plante médicinale. La pierre était alors ques­tionnée, et celui qui avait entrepris l'opération faisait savoir ce qu'elle lui avait répondu. Une tribu sioux possédait une pierre de reconnaissance qui était lancée au loin pour détecter la présence de l'ennemi. Il était assigné à cette pierre un lieu de retour : un autel de pierre, carré fait de fine poudre rouge.

Une pierre qui guérit est l'œuvre accomplie de Wakan Tanka, le Grand Esprit. Elle est faite d'une seule matière. Sa surface n'a ni commencement ni fin. Son pouvoir est

infini. Semblables pierres ne doivent pas être extraites du sol. Les pierres qui se trouvent enfouies dans la terre sont là à cause des éclairs et des pouvoirs du tonnerre. Un mage yuwipi — à moins qu'il ne soit un heyoka, le clown qui fait tout à l'envers — ne s'en sert pas. Il trouve ses pierres à fleur de sol, sur les hautes collines. Les Blancs jugent bien étranges de tels propos. C'est qu'ils ont la mémoire courte. J'ai entendu dire qu'à travers le monde, dans les grottes et cavernes de la préhistoire, on trouve des pierres peintes rappelant la pratique de rites religieux.Les Blancs ont oublié et perdu le pouvoir qui réside dans les pierres ».de memoires indiennes.terre humaine plon

Philippe descola est justement un des anthropologues qui nous demande moins « d’arrogance » dans notre étude des cultures et de la « pensée sauvage » .il nous invite à nous méfier de nos propres idoles qui ne sont pas de pierre mais qu’il appelle : « les trois divinités conjointes : l’Efficacité (technique), la Rentabilité (économique) et l’Objectivité (scientifique ),divinités qui reposent sur une autre plus fondatrice : la nature comme fond, une nature objective ,froide et glacée ,indifférente aux humains….. ce n’est nous dit Descola qu’une ontologie parme d’autres. Une ontologie ou une cosmologie particulière, au sein d’une multitude d’autres ontologies ou cosmologies possibles. Pour l’ontologie occidentale moderne, celle qui distingue et sépare nature et culture, les « existants » se rangent dans l’une ou l’autre de ces catégories. La plante et l’animal appartiennent à la nature, de même que les nuages, les astres ou la capacité gestaltique de perception. La musique, les règles de l’alliance et de la parenté, les régimes politiques, la faculté de signe, les êtres humains eux-mêmes, en tous cas en tant qu’être sociaux, capables de langage, appartiennent à la culture. Mais ce classement ne possède aucun sens pour de très nombreux peuples répartis sur toute la planète.

Le naturalisme, peut être une fiction tant se croisent et se déterminent mutuellement les contraintes universelles du vivant et les habitudes instituées, la nécessité où les hommes se trouvent d’exister comme des organismes dans des milieux qu’ils n’ont façonnés qu’en partie, et la capacité qui leur est offerte de donner à leurs interactions avec les autres entités du monde une myriade de significations particulières. Où s’arrête la nature et où la culture commence-t-elle lorsque je prends un repas, lorsque j’identifie un animal par son nom ou lorsque je cherche le tracé des constellations dans la voûte céleste ?

Quoi de plus particulier que la culture des peuples chasseurs/ cueilleurs (dont on dira qu’ils évoluent dans une nature hostile.(« terre vide » disaient les colonisateurs de l’australie).pourtant cette nature est humanisée .Dans la forêt équatoriale ou dans le Grand Nord, dans les déserts d'Afrique australe ou du centre de l'Australie, dans toutes ces zones dites « marginales » que, pendant longtemps personne n'a songé à disputer aux peuples de chasseurs' c'est un même rapport aux lieux qui prédomine -L'occupation de l'espace n'irradie pas à partir d'un point fixe mais se déploie comme un réseau d'itinéraires ,marqué des haltes plus ou moins ponctuelles et plus ou moins récurrentes.Pourtant, socialisé en tout lieu parce que parcouru sans relâche, l'environnement des chasseurs-cueilleurs itinérants pré­sente partout les traces des événements qui s'y sont dérou­lés et qui revivifient jusqu'à présent d'anciennes continui­tés. 
C'est le cas en Australie centrale où des peuples comme les Warlpiri voient dans les lignes du relief et les accidents de terrain l'empreinte des parcours qu'effectuèrent, lors du « temps du rêve », les créateurs des êtres et des choses. En première approximation, le Rêve renvoie aux premiers temps du monde, quand les êtres originaires surgirent des profondeurs de la terre en des sites précisément identifiés, avant de se lancer pour certains dans des pérégrinations dont les trajets et les haltes sont toujours lisibles dans la matérialité du monde d’aujourd’hui (roches, points d’eau, bosquets...), puis de disparaître en laissant derrière eux une partie des existants actuels (hommes, plantes, animaux) ainsi que leurs affiliations totémiques respectives et les noms qui les désignent, sans oublier les rites et les objets cultuels ou encore les éléments organiques ou inorganiques du paysage.

le Rêve, ce n’est pas seulement avant, à l’origine. Car l’élan créateur et ordonnateur donné par les êtres du Rêve continue à s’actualiser dans des entités diverses. La relation des êtres du Rêve avec les existants d’aujourd’hui, un rapport direct de duplication, de présentification et de mise en forme.

   

S’il n’est donc de nature qu’humanisée, « domestique » dit Philippe Descola, on comprend que ce dernier soit à l’écoute de la sagesse amérindienne comme celle des achuars d’Amazonie

   

les femmes achuars sont de grandes jardinières et pratiquent la magie des jardins tout en travaillant dur.le sarclage pendant de longues heures s’accompagne de chants (anent) invoquant l’être débonnairenankui qui en est l’origine des plantes comestiblesselon le mythe.le jardinage est ainsi une opération complexe qui repose doncà la fois sur le travail humain (protection du végétal plus qu’intervention sur lui) et sur les mythes ,les rites le rêve ou les pierres magiques.

« D'une voix basse mais intense, Wajari me détaille un rêve qu'il vient de raconter à Entza dans l'intimité du lit clos.

Nunkui, l'esprit des jardins, lui est apparu cette nuit sous la forme d'une petite naine trapue au visage enduit de roucou ; assise sur une souche avec l'immobilité sereine d'un crapaud, elle était environnée d'un halo rouge tout vibrant. Wajari était surpris car Nunkui visite plutôt les songes des femmes qu'elle aide par ses préceptes dans les travaux du jardin. Lui ayant demandé de la suivre, elle le conduisit sur une berge escarpée du Kapawi; là, d'un mouvement énergique du menton, elle lui indiqua un affleurement caillouteux prolongé par un petit éboulis. Au milieu des pierres, un point se mit à briller d'une lueur rougeoyante comme l'extrémité embrasée d'une de ces grosses cigarettes que Wajari se roule dans des feuilles de maïs séché. Selon Wajari, ce rêve exceptionnel est le présage» ou plutôt la préfiguration, de la trouvaille d'une pierre de Nunkui. Également appelés nantar, ces charmes très puissants favorisent la croissance des plantes cultivées en leur transmettant l'énergie qu'ils recèlent ; les femmes en chérissent jalousément la possession qui donnera à leurs jardins une opulence ostentatoire, source de prestige . philippe descola les lances du crepuscule .terre humaine. plon

 

Mais« Comment peut-on adorer le bois et la pierre ? »demandait marc auge dans le « dieu objet , se faisant l’écho de l’incompréhension des missionnaires et des explorateurs il répondait en montrantque le paganisme (ce qui expliquel’étonnementinverse du sage indien ne comprenant pas qu’on méprise les pierres), à la différence de notre choix de pensée, n’établissait pas de séparation et de transcendance mais construisait un univers de relations entre la matière et la vie, les hommes et les dieux, les morts et les vivants. Un univers où tout fait signe et tout signe fait sens. Cet univers ne nous a pas été toujours étranger (et il n’est pas étranger aux poètes).Avant le naturalisme, avant le « grand partage » et l’avènement d’une pensée rationaliste et technique, il était encore bien vivant. Au XVIème siècle par exemple, le monde est encore couvert de signes qu’il faut déchiffrer, signes qui révèlent des ressemblances et des similitudes :la plante communique avec la bête, la terre avec la mer, l’homme avec ce qui l’entoure.la tache du savoir est donc d’interpréter ce que michel foucault appelle la « signature des choses »..On n’avait pas encore de laboratoires ou de musées mais des cabinets de curiosités.

« Symbole, fétiche, objet : le support du symbole et du fétiche, c'est l'objet, la chose. Mais l'objet peut être de plusieurs sortes :

objet naturel - pierre, mor­ceau de bois - ou élément de la nature doué d'une vie propre qui facilite sa personnalisation : la mon­tagne semble se couvrir elle-même de nuages, la végétation du grand arbre a sa vie propre ; objet fabriqué et associant plusieurs matières ; objet traité à partir de la matière vivante, dépouille animale, relique. Il n'est pas certain que la nature de l'objet soit décisive dans le traitement intellectuel qui peut en être fait mais la question ne se pose sans doute pas dans ces termes. Paraît plus provocant, à pre­mière vue, le fait qu'une matière informe, ou pres­que, puisse avoir le même statut idéologique qu'un produit de l'art ou une évidence de la nature. Une évidence de la nature, c'est une réalité si massive qu'elle appelle l'interprétation. Ainsi les récits de fondation des villages côtiers ivoiriens témoignent-ils encore de ce que put être pour l'avant-garde des populations migrantes la découverte de l'océan et de sa barre fracassante. De villages regroupés autour d'un grand fromager, on ne s'étonnera pas qu'ils n'aient pu faire l'économie d'une pensée de l'arbre. marc augele dieu objet flammarion

Comme le montre l’exemple cité plus haut des aborigènes australien la « pensée sauvage » s’inspire de la nature pour penser son ordre : Une entité, parce qu'elle est unique dans un espace, y introduit déjà un certain ordre,. Il suffit de se représenter l'effet qu'a la présence d'un rocher solitaire dans une plaine : il en fait un paysage distinct; il en devient le centre ; il marque un point de référence obligé par rapport auquel se définissent les itinéraires, les distances, les limites. On va peut-être lui rendre un culte; il va à coup sûr susciter des légendes. Mais, comme dit Kafka, une fois épuisées toutes les ver­sions possibles du mythe de Prométhée, « reste l'inexplicable rocher ». Si la création est une mise en forme, une morphogenèse et non une fabrication ex nihilo, on peut bien dire que ce rocher est à sa manière créateur. L'idée d'une naissance du cosmos à partir du chaos sous l'action d'un dieu unique est une projection narrative à l'infini de cette expérience modeste.

« Une borne est là pour être là sans faire plus de sens que cela. Comme elle occupe ou comble exacte­ment le lieu, elle ne peut pas le désigner, elle l'est. Le verbe être même signifie se tenir là, debout comme cette borne, qui ne fait pas sens, qui ne fait pas signele reste au contraire la désigne, car elle est le là.

Nous ne pouvions vivre ni penser sans référence, il nous fallait des lieux où aller, d'où venir, par où passer, où demeurer, dresser le lit, la table, faire du feu, l'amour, des enfants, des œuvres, naître et mourir, des points, centres, foyers, nombrils, puits, fontaines, places, sanctuaires. Un bloc difforme ou mégalithe, cairn ou menhir, gaulois, gaélique, pierre grossière que d'autres ancêtres nommaient hermès, ou une masse tombée du ciel, aérolithe appelée bétyle, pouvaient servir de repère, jalon, piquet, poteau, stock, point fixe où chacun reconnaissait le lieu d'où il tirait l'origine et où se rapportaient toutes choses du monde : je viens d'un feu à quelques lieues de là, d'où l'univers s'organise. Tournés vers ce lieu, le monde et nous le regardions ou l'adorions. Pensions-nous jamais sans un repère, que faire sans lui? »michel serres statues.champ. flammarion

 

Cette mise en ordre se matérialiseen particulier par l’existence de ce que marc auge appelle le « dieu-objet » (, boli,nkisi, vodun ou « fétiches ) et qui caractérise certaines cultures africaines. Les religions ouest-africaines ne sauraient ainsi se comprendre indépendamment d'une théorie implicite de la compétence sociale et de la maîtrise de l'événement. Les objets puissants dont elles recommandent l'usage ont toujours une finalité pratique. Ces objets créés par "les ancêtres" - une humanité supérieure, héroïque, thaumaturge, fondatrice-se donnent comme dignes d'être recherchés, servis et craints. Chargés des souhaits prononcés par les générations successives, recouverts du sang séché des sacrifices cycliques, ils résument toutes les-recherches d'emprise et soulèvent la problématique du pouvoir : donner les moyens de manipuler les puissances qui y sont investies constitue un enjeu culturellement construit qui ne prend sens qu'au sein des relations sociales.

Marc auge étudiant le dieu objet condense le questionnement existentiel des hommes en trois formules :Que suis-je ? Qui suis-je ? Qu'est-ce que l'autre ? » :« Car tout homme c’est déjà tout l’homme, toute vie c’est déjà toutela matière ; tout individu c’est aussi tous les autres ».

Les dieux dans leur ensemble constituent un des ordres symboliques possibles, systèmes ordonnés propres à baliser et à ordonner le chaos des vies humaines singulières. Chaque acteur de l’existence conjugue à sa manière divers systèmes symboliques souvent irréductibles les uns aux autres (ce serait le totalitarisme à l’inverse) : il parle, il travaille, pratique une religion, s’engage politiquement etc.la synthèse en est impossible sur le plan collectif et personnel .

c’est la fonction dumédiateur humain, prêtre vaudou ou shaman, d’être ainsi un « passeur de mondes », de pratiquer des compromis entre les ordresselon des modalités admises par la société ,de permettre les passages et les transitions. C’est aussi la fonction du dieu objet : Les dieux permettent le passage, le franchisse­ment des frontières : médiateurs indispen­sables à la dynamique de la pensée, moteurs nécessaires à la compréhension du monde. Ces dieux objets fonctionnent comme des opérateurs pour passer d'un système à un autre, tant dans le domaine de la spéculation intellectuelle que dans celui de la pratique sociale, puisqu'ilscommandentl'accèsauxmaisons,aux places, aux marchés, aux chemins et aux villages, plus généralement l'accès des uns aux autres. »

 

le vodou Legba balise ainsi balise ainsi l’espace social, de la chambre individuelleà la place du marché ou à l’entrée de toute agglomérationen passant par le portail de chaque demeure ; il arrête les influences étrangères et associé à fa(divination et initiation) il participe à l’initiationoù l’individu entre en possession de son signe et donc de son destin.

On admet donc que Legba puisse être ainsi un dieu symbole de la communication entre moi et le monde, moi et l’autre, entre moi et moi même, mais pourquoijustement un dieu chose, un dieu-matière ? On ne comprendrait pas la logique du paganisme et des dieux-objets si l’on n’admettait pas ,quedieux ils ne le sont justement, que dans la mesure où l'acte qui les reconnaît les fixe dans l'insondable mystère de la matière. Dieux objets, « fétiches », ils ne sont pas simples représentations mais présence divine incorporée dans ces formes gros­sières, allusives mais où se réunissent les trois ordres du minéral, du végétal et de l'animal. «S’il est parole, pris dans un corps de récits, de proverbes et d’interprétations, s’il est pensé comme un individu vivant, corpsavec ses humeurs et ses caprices : toute sa symbolique et sa physiologie n’épuisent pas le mystère de sa matérialité ». Tousles Legba sont à la fois corps et objet, vie et matière : image et matière brute, terre indiscriminée, impensable

Il y a donc une ambivalence propre et nécessaire à ces « effigies de l’entre deux » :à la fois matière et symbole et par là ,à la fois ,maitrise et rappel de l’indicible « une inquiétante étrangeté » aurait dit Freud. Cette logique du double a été particulièrement mise en relief par jean pierre Vernant.

  

S’il y a un indicible qu’évoque la pierre brute c’est bien la mort... L'idéologie funéraire (concept de Vernant) définit tout le travail que met en œuvre l'imaginaire social pour élaborer une acculturation de la mort, pour l'assimiler en la civilisant, pour assurer, sur le plan institutionnel, sa « ges­tion », suivant une stratégie adaptée aux exigences de la vie collective. On pourrait presque parler d'une « politique » de la mort, que met en oeuvre tout groupe social. Jean pierre Vernant citeà ce propos l’exemple grec du colossosstatue de pierre qu’on plaçait dans les tombes comme substitut du vivant pour qu’il cesse d’être une ombre menaçante ; on pouvait parler au colossos, l’invoquer et le faire agir.

Un autre mythe fondateur de l’idéologie funéraire est bien sur celui de la méduse GORGO. quiportaitdit jean pierre vernant » « la mort dans les yeux. » Le texte qu’il lui consacre prend place dans son approche des divinités des marges, Artémis, Dionysos et Gorgô, divinités de l’espace sauvage des terres non cultivées, des forêts, des bords de mer, "des confins, des zones limitrophes, des frontières où l'Autre se manifeste".

Le regard de la médusetuait en pétrifiant.. Le voir, ne fût-ce qu'un instant, c’est perdre la vie avec la vue : être changé en pierre, bloc aveugle, opaque aux rayons lumineux comme les stèles funéraires qu'on érige sur les tombeaux de ceux qui ont à tout jamais sombré dans l'obscu­rité de la mort. Si la vision de ces monstres est insoutenable c'est que mêlant, dans leur faciès, l'humain, le bestial, le miné­ral, elles sont la figure du chaos, du retour à l'informe, à l'indistinct, à la confusion de la Nuit primordiale : le visage même de la mort, de cette mort qui n'a pas de visage. Les Gorgones incarnent l'Épouvante, la Terreur comme dimension du surnaturel. Elles susciteraient Panique, Fuite éperdue, Déroute, dont leur tête semble auréolée, si elles ne vous clouaient sur place, glacé d'épouvanté. J.p vernant la mort dans les yeux pluriel

Comment voir ce dont on ne peut soutenir la vue, le voir sans le regarder et sans tomber sous son regard ? Comment, pour exorciser, sinon la mort, du moins la terreur qu'elle inspire, s'en rendre maître en la représentant, en figurant sur des images les traits d'un monstre dont l'horreur déjoue toute tentative de figuration? En d'autres termes, comment donner à voir, pour les mettre à son service et les tourner contre ses ennemis, la face impossible à voir, l'œil interdit au regard ?

Le mythe va alors faire intervenir toute une dialectique complexe du voir : comment décapiter Méduse et s’approprier sa tête ?la solution qu’adoptera le héros mythique Perséesera de substituer au visage mortifère ,son image, reflet dans un miroir comme entre deux. Grâce à la déviance que subit le rayon quand il se réfléchit, le miroir permet de voir Méduse sans la regarder, en se détournant d'elle il permet de voir Méduse, non en face, mais par-derrière, de la voir, non dans la mortelle réalité de sa personne, mais en image : Méduse comme si c'était elle, mais absente dans la présence de son reflet, Méduse comme effigie de l’entredeux.

Décapitée par cet artifice, La méduse deviendra un masquede pierreornant le bouclierd’athénaet donc peut être une des origines des masques. Athéna, Porte égide incarne la sagesse et la raison, mais son bouclier porte toujours le signe de Gorgôet donc le reflet d'un au-delà qui renvoie, dit Vernant, à "l'horreur terrifiante d'une altérité radi­cale" à laquelle on s'identifie en devenant pierre.

Nous triomphons de la méduse en en faisant un dieu objet, un masque, une statueou une œuvre d’art mais l’ambivalence du dieu objet demeure. Leiris l’indiquait non moins clairement, en définissant le masque comme une « chose en soi obscure, tentante et mystérieuse à laquelle faisait echo , georges bataille.

« Entre les énigmes proposées à chacun de nous par une courte vie, celle qui tient à la présence des masques est peut-être la plus chargée de trouble et de sens. Rien n'est humain dans l'univers inintelligible en dehors des visages nus qui sont les seules fenêtres ouvertes dans un chaos d'apparences étrangères ou hostiles. L'homme ne sort de la solitude insupportable qu'au moment où le visage d'un de ses semblables émerge du vide de tout le reste. Mais le masque le rend à une solitude plus redoutable : car sa présence signifie que cela même qui d'habitude rassure s'est tout à coup chargé d'une obscure volonté de terreur [;] quand ce qui est humain est masqué, il n'y a plus rien de présent que l'animalité et la mort. » [...] «documents

   

Il y a donc une leçon à tirer des pierres dans leur ambivalence c’est ce que nous dit Roger Caillois poursuivant sa méditation

 

 «  Je suppose, dans l'infinité des mondes, un monde où s'est produit un premier miracle, la vie; sur ce monde, parmi les nombreuses espèces qui répètent à chaque génération une destinée immuable, une race industrieuse, avide de modifier son avenir. Je feins qu'elle y soit parvenue, qu'elle dispose de machines, d'énergies domestiquées, d'écoles de bibliothèques, de laboratoires, d'usines. J'imagine, en outre, que ses savants ont patiemment étudié l'habitat commun, qu'ils ont catalogué les métaux et les roches, inventorié les moindres accidents de terrain et, parmi les curiosités du relief, distingué, défini, expliqué les demoiselles coiffées, les cheminées des fées et maintes formes étranges qu'il arrive aux caprices de l'érosion de sculpter dans un sol meuble. Je suppose enfin que ces êtres, qui ont oublié depuis longtemps leurs débuts, se prennent un jour, au cours de leur longue histoire, à s'interroger sur d'autres pierres, isolées ou rangées tantôt en cercles tantôt en interminables files, et qu'ils découvrent n'avoir pas toujours été ni debout ni alignées….

 

« Je me demande quelle leçon ils devront en tirer. Ces pierres sont énormes et pesantes. Qui plus est, elles sont inégalement réparties, mais largement répandues à la surface du globe. Ainsi, point de hasard ni de fantaisie, mais l'irrésistible d'une nécessité assez banale et puissante pour s'être imposée en chaque circonstance tant soit peu propice

« Nulle entreprise plus extravagante que de mettre debout les pierres les plus longues et les plus lourdes. Rarement tant d'ingéniosité, tant d'énergie furent gaspillées pour un bénéfice, de toute évidence, aussi métaphorique et déraisonnable. …

« Les dieux, les forces surnaturelles, les chefs disparus à qui durent être dédiées ces stèles nues qui dédaignaient d'en perpétuer les noms ou les simulacres, sont en effet effacés du souvenir même, comme sont aujourd'hui presque inconcevables les croyances qui conseillèrent d'édifier des monuments aussi taciturnes. L'intermédiaire théologique rendu à son néant, les voici, de leur côté, restitués à leur véritable essence d'hommage au zèle dérisoire et à l'exploit inutile.

Les signes abondent au contraire sous les allées couvertes et les tables géantes, à l'intérieur des massives sépultures de même âge et de même style. Ils y sont peu clairs et cachés. Il faut beaucoup de lumière pour les interpréter. La plupart du temps, leur sens échappe ou demeure incertain, telles les courbes concentriques, les méandres parallèles qui, à Gavrinis, paraissent dans leur puissant relief la formidable empreinte laissée à l'aurore des temps, sur la roche en train de refroidir, par le pouce d'un démiurge distrait.

« Sur les pierres debout, nul symbole, même rudimentaire, n'est en général gravé, comme si elles étaient non seulement d'avant l'écriture, mais d'avant le dessin, ou comme si les ouvriers qui les ont érigées avaient choisi de n'y rien figurer. Signes eux-mêmes, ces blocs semblent exempts d'en porter. Je songe qu'ils n'avaient peut-être misai que de rappeler et d'illustrer le paradoxe d'un quadrupède vertical! Exaltent l'idée et le vouloir d'une espèce encore ivre de s'être dressé! d'avoir à ce prix - moins d'équilibre dans la station, moins de rapidité dans la course - libéré pour des tâches encore insoupçonnables ce qui déjà était devenu des bras et des mains. La première entrepris] alors de mettre debout elles aussi, en gloire et pour mémoire, d'éternelles bornes silencieuses, sans symboles ni devises, niais qui ne prenaient pas moins possession de la planète,…

Les siècles ont passé. Les descendants lointains des constructeurs démunis disposent d'un pouvoir quasi illimité. Ils peuvent lire dans les pierres, rien que pierres mises à l'aplomb du sol et que leur science déconcertée désigne d'un terme grec, le premier témoignage d'une ambition obscure, la leur, aussi démesurée, aussi mal dégrossie et aussi solitaire qu'elles. Et ils admirent que des stèles difformes inaugurent l'histoire entière de leur espèce…. » pierres. r.caillois. œuvres. quarto

 

  


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