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Pensées avignonnaises – 3

Publié le 05 septembre 2009 par Belette

Sous une chaleur épouvantable (qui contraste bien avec les giboulées glacées de la rentrée parisienne), j’ai attendu qu’une place se libère, que quelqu’un se désiste parmi les bienheureux qui avaient acheté leur billet à l’avance. Hélas, je n’étais pas la seule à avoir eu cette idée, et me voilà entre deux éventails, sous un abri de fortune qui protégeait à peine du soleil, coincée pendant une heure et demi sur la place de la Chapelle des Pénitents blancs, en Avignon.

L’air de rien, les sardines que nous sommes regardent ailleurs, dans l’espoir sournois de griller une place dans la file, profitant de l’inattention momentanée de la personne de devant. Heureusement, personne n’est dupe, et plus le temps passe, plus nous nous serrons les uns aux autres, histoire de ne pas avoir plus frais qu’il ne serait nécessaire. Quand enfin les portes s’ouvrent, seule la moitié des sardines parvient à pénétrer dans le sanctuaire tant désiré, récupérant d’un seul coup une heure et demi d’essouflement moite bien mérité. J’ai la chance de faire partie des sardines qui sont rentrées. Vite vite je me faufile à la place qu’une jeune femme me montre d’un air autoritaire, tout au fond à droite, l’air de dire : “si les acteurs sont mécontents de commencer en retard à cause de vous, je vous choppe à la sortie”. Ça doit être pour ça qu’elle a refusé de me faire un tarif étudiant sous prétexte qu’elle n’avait pas le temps, c’est une sorte de vengeance à l’avance d’un hypothétique foirage de la pièce. Malgré tout, il fait frais dans la Chapelle des Pénitents, et rien que pour ça, nous nous estimons tous heureux.

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Mercredi 15 juillet 2009, à 15 heures et trois coups de soleil, Kaïros, Sisyphes et Zombies commence. Je ne sais pas, le titre m’a donné envie. J’ignore tout du metteur en scène Oskar Gómez Mata et de la compagnie de l’Alakran, hormis que le premier est basque et la seconde suisse. Et que c’est une performance-happening-ou-quelque chose-comme-ça. M’enfin, il suffit que “quelqu’un traverse un espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe [...] pour que l’acte théâtral soit amorcé“, dirait Peter Brook. Alors… Performance, happening, ou théâtre en tout cas, ça commence.
En bas des gradins, entre deux belles colonnes, gros plan sur le nez et les lunettes d’Oskar Gómez Mata, sur un grand écran surplombant la noire scène et le chien petit (si si) : nous sommes tous des zombies. Allons bon, après avoir été sardine, me voilà zombie. Je ne sais pas trop ce que je préfère. Derrière lui s’agitent en tous sens, de manière franchement drôlatique, des amis zombies, tels des reflets de ce que nous sommes, du moins en esprit. Bref, le “message” de la pièce-happening-performance est relativement simple : nous avons perdu le goût de l’instant, nous ne savons plus saisir le moment présent (aptitude qui est la définition même du καιρος en grec), nous ne sommes plus que des êtres arrachés à nous-mêmes, incapables de conscientiser nos actes (des zombies), et nous sommes emplis d’un ailleurs illusoire (des sisyphes), tout ça sur fond de capitalisme tout-puissant. Le sujet est à la mode (l’Eloge de la paresse de Simon Leys en fait notamment un traitement réussi), et l’on pourrait craindre un certain essouflement. Le spectacle dont il s’agit n’évite pas quelques inégalités, mais délivre en contrepartie d’excellents moments qui font remonter la balance.

Au tout début, le héros, ou disons l’acteur principal (qui est donc également metteur en scène) place ses deux héros à lui de part et d’autre de la scène : Charles Dullin en jardin et sa maman en cour, sur un fauteuil de bureau à roulettes, robe en toile cirée, chaussettes blanches et brushing blond parfait. Celui qui a l’air de remplacer la figure paternelle est appuyé contre une drôle de machine qui envoie de l’air à forte pression, ce qui permet de faire voler des balles de ping-pong. C’est à peu près sa seule utilité. Balles et ballons reviennent tout au long du spectacle comme un leitmotiv – peut-être un rappel du temps grec cyclique, l’αιων (l’aïôn), qui était le temps de la tragédie, par opposition au χρονος (kronos), qui est devenu celui du drame… L’αιων est le temps du mythe et des dieux, le temps de l’éternel retour et donc le temps du présent, du rite, du sacré. Ces sphères de toutes les tailles et de toutes les couleurs volent ainsi pendant deux heures et demi, donnant l”impression d’alléger l’air et l’espace, notamment pendant une scène absolument mémorable où les deux hommes de la pièce, vêtus de polos et de baskets uniquement, sautent sans discontinuer tout en échangeant paroles et immenses ballons de baudruche, le sexe à l’air. Ce qui est devenu un lieu commun sert ici essentiellement à faire rire, je pense, et fonctionne très bien : toute la salle est littéralement pliée en deux lorsqu’ils se décident à sortir après avoir débattu longuement sur la position philosophique du καιρος dans notre monde moderne.

L’autre grand moment d’hilarité du spectacle, d’un tout autre style, est génial aussi. La scène se retrouve dans l’ombre pour une transition apparemment anecdotique, et pendant ce court laps de temps, un indien, qui a l’air, lui et ses roses, de s’être retrouvé là complètement par hasard, s’empare en vitesse du billet de vingt euros abandonné à l’avant-scène juste avant, symbole contre la logique du profit. Dix minutes plus tard, une blonde en tailleur et talons le ramène sur la scène par les épaules, tout en lui posant toutes sortes de questions. “Elles sont jolies tes fleurs, elles sont pour ta maman? Ah c’est pour vendre? Et ça rapporte? Tu viens d’où? Sri Lanka? Tu dois avoir plein de tapis persans alors chez toi, non?” L’actrice est excellente de condescandence et d’ignorance. Après lui avoir rappelé le commandement de ne pas voler, provoquant quelques éclats de rire supplémentaires, elle annonce qu’elle et la compagnie vont le remercier pour sa participation au spectacle. Elle se tourne alors vers la salle et appelle la directrice de la compagnie l’Alakran, qui monte sur la scène et remet un chèque à l’indien, que la blonde appelle Lakshmar parce qu’elle est incapable de retenir son nom entier. Celui-ci est tenu de remercier : il se prosterne à genoux. Quelle surprise de voir un tel dispositif se mettre en place! Et ce n’est pas terminé, car la même blonde explique que si la directrice de la compagnie est en mesure de payer Lakshmar, c’est grâce à l’argent que lui donne le festival d’Avignon ; aussitôt elle appelle Vincent Baudriller, co-directeur du festival, auquel la directrice de la compagnie présente ses remerciements : elle se prosterne également à genoux. Mais coment Vincent Baudriller peut-il payer cette compagnie? Grâce à la région! C’est au tour du président du Conseil général de monter sur scène est d’être remercié. Enfin, ce dernier s’agenouille devant nous, spectateurs, car, sans nos impôts, il ne pourrait y avoir de subventions! La boucle est blouclée, et la blonde de conclure : “grâce à vos impôts, le président du Conseil général est en mesure de verser (au hasard) 30 000 euros au festival d’Avignon, lequel donne alors 3 600 euros à la compagnie, qui remet ainsi à Lakhmar un chèque de 40 euros!” La scène se termine ainsi, sous les hurlements de rire des spectateurs ; incroyable cette façon d’aborder le sujet délicat de l’argent dans la culture! Bien sûr, les dirigeants sont de mèche, mais ils auraient bien pu ne pas accepter de se prêter au jeu. En tout cas, cette scène était très bien réussie et portée de bout en bout par la formidable actrice à la perruque blonde.

Dans tout le spectacle, les scènes se suivent, juxtaposées, sans que l’on sache vraiment où elles veulent en venir. C’est peut-être à cause de ça, du fait que l’ensemble paraît manquer de centre dramaturgique, que nous restons perplexes. Cet égarement atteint son paroxysme quand les comédiens (ou les performeurs pour faire plus hipe) nous demandent de sortir en silence et de remplir les “instructions pour le silence” : elles consistent en gros à être attentifs à ce qui se passe autour de nous sur la place de la Chapelle, à l’endroit même où je rôtissais lentement une heure plus tôt. On nous demande de cocher des mots et d’en faire de mini-poèmes sur le modèle des haïkus. Si l’on se prête au jeu, c’est assez rigolo ; je ne résiste donc pas à l’envie de partager ma modeste production. Avec les mots “désir”, “activer”, “sentir”, “instant”, “jouer” et “attendre”, j’ai écrit :

Clé de l’instant

Sent l’escargot

attend(s).

Gravité de l’horloge

n’attends pas

joue.

Yeux retirés

Instant pressenti

Désir demeuré désir.

Les escargots et autre horloges sont empruntés à la liste proposée sur le petit papier bleu distribué à la sortie du théâtre, et, oui, le dernier vers n’est pas de moi. Mais c’était trop tentant. Les gens respectent assez bien la consigne du silence, sauf quelque irréductibles bavards qui ne se laissent à l’amusement perplexe qui nous habite. Au bout de dix minutes on nous fait rentrer à nouveau, et le spectacle se termine bientôt. A mon grand étonnement, on ne nous demande rien sur nos simili-haïkus. L’exercice est terminé, alors que j’aurais préféré qu’ils en exploitent un peu plus la matière. C’est comme si ça laissait un goût d’inachèvement qui gâchait un peu le spectacle entier. (Le personnage de la maman par exemple, reste sur scène toute la durée de la pièce sans que sa présence ne suscite spécialement de problème. Elle n’est ni dans un rôle de témoin-spectatrice qui nous permettrait de nous identifier à elle ni complètement active – elle se contente d’éplucher des haricots. Elle est dans une sorte de no man’s land plutôt stérile à mon avis, même si elle provoque des rires par moments.) Du coup, on sort de là les zigomatiques détendus, mais légèrement insatisfaits. Je ne suis pas sûre que tout le monde ait ressenti en lui l’instant présent cet après-midi-là.

(N.B. : “en” Avignon est grammaticalement incorrect lorsqu’il s’agit de désigner la ville et non le pays avignonnais, mais c’est un provençalisme toléré par le dictionnaire. Je choisis donc d’honorer mes racines.)


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