Magazine Insolite

Plus paradoxal que ça, tu meurs !

Publié le 19 septembre 2009 par [email protected]

(Parution Journal du Jeune Praticien, n° 46 du 30 octobre 1985)

Nous vous proposons ici le dernier volet de notre triptyque sur les paradoxes (cf. Ce qui suit est faux, ce qui précède est vrai ! & Cet article n’a pas de titre). Au terme des précédents articles, vous aviez peut-être quelques céphalalgies, mais vous n’aviez encore rien vu !…

entérobactérie
Entérobactérie (source illustration : couverture de l’ouvrage Entérobactéries de Bernard Joly et Alain Reynaud, Éditions Médicales Internationales)

Scier la branche…
Avez-vous déjà réfléchi sur l’incidence profonde, à long terme, de la prévention sur la « rentabilité » de nos professions médicales ? Qu’il s’agisse par exemple d’éradiquer certaines maladies infectieuses grâce aux vaccinations, de réduire la fréquence des caries dentaires en conseillant un brossage assidu ou de raréfier les IVG par l’éducation sexuelle et la contraception, il existe toujours une dimension plus ou moins méconnue de la médecine préventive : c’est de réduire à terme la consommation médicale, en limitant les besoins de en médecine curative (moins d’infections, moins de caries, moins d’avortements, etc.). Certes, notre déontologie nous interdit pudiquement d’évoquer ces sordides conséquences matérielles de notre art hippocratique sur… l’exercice de cet art lui-même. Il n’en demeure pas moins (et nombre de jeunes médecins commencent à en faire l’expérience douloureuse) que le volume des actes curatifs va toujours en s’amenuisant davantage à mesure que le dispositif préventif s’étoffe (dispensaires, médecine du travail, consultations de planning familial, etc.) : tant mieux pour les patients, tant pis pour les médecins ! Bref, pour le corps médical pris dans son ensemble, la médecine détermine largement, via son versant préventif, une rétroaction (feedback) négative sur les conditions d’existence de l’exercice médial lui-même : quand la variole est éradiquée grâce au vaccin, ce vaccin lui-même devient inutile (raisons militaires et recherches exceptées). La perfection de l’Art tend à éteindre les lumières de l’Art. En d’autres termes, plus on a de médecins compétents et de remèdes efficaces (préventifs), et moins on risque d’avoir besoin, à terme, de ces excellents médecins (pléonasme !) et de leurs recours thérapeutiques (curatifs, voire même préventifs pour le cas d’une maladie infectieuse éradiquée). Du fait de cette incidence réflexive de la médecine sur elle-même, plus ça va et moins ça va pour les enfants d’Esculape.

Scier la branche où l'on est assis
 

Scier la branche où l’on est assis (cliquer pour activer le lien You Tube)

Puisque nous évoquons la prévention, rappelons-nous que les publicités pour les tabacs, aux USA, doivent obligatoirement préciser que l’abus dudit tabac est dangereux pour la santé. On trouve les mêmes mentions légales, en France, sur les paquets de cigarettes eux-mêmes. De manière identique, les affiches publicitaires faisant la promotion des vins et spiritueux s’accompagnent d’une phrase quasiment anti-publicitaire, car elle incite à une consommation « raisonnée » et non « débridée » ! Conseil du style : « sachez apprécier et consommer avec modération ». Quant à vous offrir une bonne chope de bière, avez-vous déjà remarqué qu’on ne peut régler l’addition que si l’on n’a pas déjà donné, contrairement au slogan, « sa chemise pour une bière » [1]… Haro sur le tabac donc, dans une publicité pour l’herbe à Nicot ! Haro sur l’alcool au sein même des louanges pour ces breuvages « virils » de Bacchus ! N’est-ce pas là, finalement, comme notre médecine préventive, limiter automatiquement sa clientèle potentielle ? C’est-à-dire, en définitive, scier la branche où l’on est assis ? Et dire que l’on s’inquiète tellement pour la santé publique…

boire avec modération
 Par son association systématique aux mentions légales, la publicité pour l’alcool incite simultanément à boire et ne pas boire ! [source illustration : site du syndicat des vignerons indépendants du Tarn : http://www.vinsdugaillacois.fr/

Les publicitaires, ces « fils de pub », s’y entendent d’ailleurs comme personne pour scier les branches où ils assoient leur existence. Le principe de la publicité, en effet, c’est d’inciter à la consommation. Plus. Toujours plus. Mais, pour certaines marques, il existe un paradoxe, dangereux à long terme, entre ce désir bien compréhensible de l’annonceur et le vecteur publicitaire utilisé à cette fin : une image montrant une famille « idéale » ne comportant que deux enfants. Cette promotion d’une famille réduite, si elle facilite à court terme la consommation en limitant les frais engagés par ailleurs pour l’éducation de nombreux enfants, ne peut à l’opposé, à long terme, que nuire paradoxalement à la consommation, contrairement aux objectifs des annonceurs. Car ces clichés de famille « idéale » par leur nombre d’enfants modeste contribuent à freiner la natalité donc, à terme, à tarir la source des futurs consommateurs. À chaque rentrée des classes, par exemple, on montre un ou deux gamins heureux ( ?) de rentrer, habillés de pied en cap chez Machin, mais cette image de la fratrie heureuse à deux ou trois enfants au maximum est un illogisme publicitaire effarant car, pendant ce temps, des classes ferment, faute d’effectifs… Pour vendre à des consommateurs enfants, il faudrait commencer plutôt par réhabiliter leur image de marque dans la famille « idéale », et inciter à faire des enfants en montrant déjà davantage d’enfants sur les clichés publicitaires. La relance durable de la consommation, comme le souhaitent les annonceurs, ne peut exister qu’à ce prix et non, comme on le voit trop souvent, en incitant (peut-être inconsciemment) à réduire insidieusement le nombre des consommateurs ! Les annonceurs n’ont guère à gagner, à long terme, aux stratégies publicitaires classiques basées sur cette notion de famille « idéale » à deux enfants. Mais ils paient pourtant très cher, paradoxalement, pour promouvoir cette notion. Puisqu’on évoque l’idée du gain, c’est le moment de citer cette formule qui résume bien la tragédie de l’existence humaine où l’on ne fait, chaque jour, que scier davantage la branche, en rognant constamment notre jeunesse, notre capital-santé, en nous agitant au travail ou à la ville comme dans une fourmilière : mais, heureusement, on feint d’ignorer qu’ « on perd sa vie à vouloir la gagner ».
Pour en terminer avec ces « branches sciées », c’est-à-dire ces situations qui finissent par se dégrader d’autant plus qu’on s’acharne à redresser la barre en déployant efforts et courage, rappelons ce paradoxe classique de la communication téléphonique spéculaire qui s’avère impossible à établir précisément parce qu’elle est ardemment désirée de part et d’autre. C’est ce qui advient quand deux correspondants essayent, réciproquement, de se téléphoner au même instant : en vain alors, car chacun a justement sa ligne occupée par l’appel infructueux de l’autre (qu’il croira en conversation avec un tiers). L’École de Palo Alto n’a pas manqué de comparer cette situation aux pathologies de la communication familiale où les choses finissent par ne plus jamais se dire parce que chacun attend que les autres parlent d’abord. Si le « colloque singulier » entre le thérapeute et son patient procède bien de la tradition européenne (confession, cure analytique…), les travaux américains du Mental Research Institute [cf. encadré] ont souligné l’importance méconnue des approches familiales et la fréquence des communications paradoxales en psychiatrie. Où il est souvent illusoire de vouloir soigner un sujet quand la pathologie concerne en fait tout un groupe, empêtré dans un réseau de communications viciées. Et où les efforts du médecin ou du psychologue, lorsqu’ils portent sur ce seul sujet (présumé « le vrai patient ») sont parfois, là encore, analogues au fait de scier la branche, le sujet ayant pu ainsi développer des bénéfices secondaires de sa maladie ou des mécanismes de défense (attitudes rituelles par exemple) qu’il serait éventuellement plus dangereux de modifier que de respecter…  

Moins paradoxales, elles meurent !
Bien entendu, les antibiotiques ont révolutionné la médecine. Hélas, les vilains microbes ont contre-attaqué en développant des résistances, de sorte que ça ne leur fait parfois ni chaud ni froid que les bons docteurs administrent des antibiotiques à leurs victimes (victimes des germes, cela va sans dire). Mais il existe des souches bactériennes (il s’agit en l’occurrence d’entérobactéries) auxquelles nous décernerons le prix du paradoxe médical, car elles ont poussé ce phénomène de tolérance aux antibiotiques au point de devenir quasi… toxicomanes pour ce médicament ! Elles ne peuvent désormais « croître et se multiplier », ces mutantes, qu’en présence de cette redoutable streptomycine qui servit jadis (il n’y a pas si longtemps pour nous, mais ça doit faire des millénaires en terme de générations bactériennes) à les décimer promptement. Non seulement ces diables de micro-organismes se sont accommodés de leur ennemi médicamenteux, primitivement nuisible pour eux, mais ils ont pactisé jusqu’à l’assimilation totale de cet adversaire pharmacologique, au point de s’en faire un allié indispensable. Sans la présence de cette streptomycine « autrefois » honnie et redoutée, ces bactéries originales ne peuvent plus survivre, au point que pour éteindre une infection causée par ces germes « antibio-dépendants », il suffirait théoriquement… de cesser tout traitement antibiotique ! En pratique, d’autres souches prendraient peut-être la relève de ces germes paradoxaux et un autre traitement antibiotique s’avèrerait alors nécessaire. Moins paradoxales, ces bactéries mourraient, sans doute, sous les coups de notre arsenal antibiotique…

[À suivre]

Alain Cohen

Note [2009]

[1] Vers 1985, dans la lignée de Richard III proposant de troquer son royaume pour un cheval, une mémorable campagne de Kronenbourg (« Ma chemise pour une bière »)  montrait une jeune femme dégrafant sa chemise…


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