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Kosovars ou Kosoviens ? Nommer les lieux, nommer les peuples

Publié le 22 septembre 2009 par Geo-Ville-En-Guerre @VilleEnGuerre

Dans son blog Etudes géopolitiques européennes et atlantiques, Olivier Kempf a publié un article très intéressant faisant un état des lieux de la région balkaniques ("Nouvelles euro-balkaniques", 15 septembre 2009) et pose la question du nom des lieux : "Le titre de ce billet fera sursauter les plus sourcilleux : les Balkans sont en Europe !". Plusieurs précisions sur le nom des lieux : nommer c'est d'abord donner une identité, et signaler une appropriation et/ou une appartenance du territoire ainsi nommé. C'est donc un fort symbole à la fois identitaire et politique. Le nom d'un lieu est un marqueur important de l'identité, qui permet à la fois de s'approprier l'espace et de construire une identité spatiale. A ce propos, Paul Claval écrit dans le sous-chapitre "Nommer les lieux, qualifier les espaces" de son ouvrage Géographie culturelle. Une nouvelle approche des sociétés et des milieux qu' "il ne suffit pas reconnaître et de s'orienter. L'explorateur veut conserver la mémoire des terres qu'ils a découvertes et les faire connaître à tous ; pour parler des lieux et des milieux, il n'est d'autre moyen que de procéder au baptême du terrain et à l'élaboration d'un vocabulaire propre à qualifier les diverses facettes de l'espace" (Armand Colin, collection U, Paris, 2003, p. 121).
Le terme "Balkans" n'est plus aujourd'hui utilisé dans le vocabulaire de la communauté internationale qui lui préfère "l'Europe du Sud-Est". Il ne s'agit pas seulement d'une anecdote, mais bien d'un symbole important (et politiquement correct !) : dans l'imaginaire collectif, le terme de "Balkans" est associé à la guerre et à la violence, aux massacres de masse et aux nettoyages ethniques. Le changement de nom pour désigner une même aire géographique permet ainsi de souligner une nouvelle ère (aire ?), et d'imposer à l'imaginaire collectif une "réalité", ou tout du moins une apparence de stabilité. L'interrogation d'Olivier Kempf sur une région euro-balkanique prend toute son importance dans ce contexte de re-nomination des lieux, puisque le mot "euro-balkanique" ne fait pas allusion à la dénomination géographique (les géographes ne s'accordant d'ailleurs pas sur les délimitations des Balkans), mais bien à un discours politique, au vu d'une région balkanique non intégrée dans l'Union européenne, pourtant bordée par celle-ci, et amenée à court terme à intégrer l'Union européenne. La région constitue d'ailleurs une étrange "zone grise" dans les mouvements d'élargissement de l'Union européenne, soulignant par là que changer le nom dans les textes officiels de la communauté internationale n'est pas suffisant pour changer l'image d'un territoire.

Kosovars ou Kosoviens ? Nommer les lieux, nommer les peuples


On pourrait faire le même constat à travers une carte du tourisme en Europe : les flux contournent les Balkans, et à l'exception de la Croatie, et plus modestement de la Slovénie, les pays de l'ex-Yougoslavie n'attirent pour l'heure qu'une poignée marginale des touristes en Europe. Pourtant, le tourisme est fortement lié à l'image d'un territoire, au fantasme territorial qu'il crée dans l'imaginaire du touriste. Analysant le lien entre tourisme et terrorisme, Philippe Kerourio, auteur du site Géotourisme, montre que "l'image devient un facteur crucial dans le choix d'une destination. En 1985, 28 millions d'Américains ont voyagé à travers le Monde. 162 ont été tué ou blessés par une activité terroriste, soit une probabilité de 0,00057 % de devenir victime du terrorisme. En dépit de cette faible probabilité, 18 millions d'Américains ont changé leur plan de voyages en regard des événements terroristes de l'année précédente, soit 6,43 % du volume de voyages à l'étranger de l'année précédente" ("Le Terrorisme et le Tourisme", Géotourisme). Bien sûr il existe un "tourisme de guerre" (voir le reportage de l'émission Envoyé spécial datant du 8 janvier 2009 sur "Irak, tourisme au front"), mais cela reste marginal. Dans les Balkans, il s'agit plutôt d'un "tourisme d'après-guerre", tel celui qui anime les cimetières militaires, les anciennes lignes de démarcation, les holocaustes... (voir "Balkans : le "tourisme de guerre" booste l'attrait pour la région", B92, 26 août 2008, traduit par Persa Aligrudic, pour Le Courrier des Balkans, le 14 septembre 2008). Pour le reste du tourisme, le "tourisme de masse", les pays de l'ex-Yougoslavie restent en majorité à l'écart des flux les plus importants.

Kosovars ou Kosoviens ? Nommer les lieux, nommer les peuples


Les pays de l'ex-Yougoslavie restent en grande partie méconnus, au-delà du contexte des guerres des années 1990. Dans ce contexte, les (con)quêtes identitaires prennent non seulement une importance à l'intérieur du territoire, mais se tournent également vers l'extérieur. Et imposer une toponymie fortement chargée en symboliques comme la toponymie reconnue internationalement est une forme de reconnaissance et de victoire sur "l'Autre". Dans ce contexte, le cas du Kosovo est particulièrement explicite. Si la presse française parle unanimement des "Kosovars" pour désigner les habitants du Kosovo, cette appelation n'est pas évidente pour les habitants eux-mêmes. Tout d'abord, le "peuple kosovar" peut-il se définir par un territoire dont le statut est aujourd'hui encore l'objet de nombreuses rivalités (l'indépendance étant l'objet de nombreuses contestations, et sa reconnaissance étant loin d'être acquise en termes de droit international) ? Mais, plus encore, la question de l'émergence d'un "peuple kosovar", qui semble être un acquis vu de l'extérieur si l'on s'en tient au fait même d'employer ce mot et à la récurrence de l'utilisation d'un tel vocabulaire dès qu'il s'agit du Kosovo, se pose au regard des constructions identitaires à l'oeuvre. S'affirmer "Kosovar" est une revendication très récente : longtemps, les habitants du Kosovo s'identifiaient eux-mêmes comme Albanais du Kosovo, Serbes du Kosovo, Ashkalis du Kosovo... Pas de littérature, de langue, d'arts dits "kosovars" (et pourtant, ce sont de forts indicateurs de l'émergence d'un peuple qui se reconnaît comme tel), mais une littérature, un cinéma, des arts serbes d'un côté, albanais de l'autre, et en marge les petites minorités possèdent elles aussi les Arts propres. Le "peuple kosovar" est une construction sociale, politique et identitaire en cours, qui symbolise avant tout le rejet de "l'Autre", et la "victoire" sur ce dernier (puisqu'il ne peut accéder au statut de peuple possédant et s'étant approprié le Kosovo).
A l'image de la Bosnie-Herzégovine, où l'on identifie distinctement les Bosniaques (peuple) et les Bosniens (tous les habitants de Bosnie-Herzégovine quelque soit leur identité), on apprécie tout particulièrement le choix d'Olivier Kempf de parler des "Kosoviens" (ou Kossoviens, pour ceux qui poussent la logique de neutralité en parlant du Kossovo) pour désigner l'ensemble des habitants du Kosovo. Tous les Kosoviens ne sont donc pas les Kosovars. Et tous les Kosovars ne résidant plus sur ce territoire (notamment les réfugiés qui ont fui la guerre et ne sont pas retournés chez eux après celle-ci) ne sont donc pas Kosoviens. Il n'existe pas une symétrie entre les deux termes dans ce territoire à l'identité en construction.


A lire :

  • Nommer les lieux au Kosovo (étude de cas sur les noms pour le Kosovo et pour la ville de Mitrovica) sur le site Géographie de la ville en guerre.
  • Le numéro de la revue L'Espace politique sur les "Néotoponymie", qui (principalement à travers des études de cas) montre combien les appelations influencent l'identité d'un territoire (n°5, 2008/2). L'édito de Frédéric Giraut et de Myriam Houssay-Holzschuch, "Néotoponymie : formes et enjeux de la dénomination des territoires émergents", montre bien que "la toponymie est ici considérée dans ses rapports avec le nouveau régionalisme qui fait émerger de nouveaux territoires avec notamment la création de nouvelles municipalités, de nouvelles régions et de territoires de projet issus de la coopération entre territoires existants".
  • Le numéro de la revue Mots. Les langages du politique consacré aux "Toponymes. Instruments et enjeux" (n°86, mars 2008, en accès libre en mars 2010) qui permet de confronter différentes utilisations politiques des toponymes dans la construction de l'identité, de la mémoire, de l'imaginaire collectif...
  • Le dossier sur la "Toponymie" dans la revue L'Espace géographique (tome 37, 2008/2) qui analyse des pratiques-types des recompositions territoriales et toponymiques, et propose des études de cas sur le lien entre territoire/toponyme/identité à différentes échelles.

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