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Ultime question

Par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 91
Ultime question
En ta prime saison as-tu connu l’ivresse
Et l’envol éperdu des pensers généreux ?
L’égoïste et le fourbe, as-tu lutté contre eux ?
Qu’as-tu fait de ta jeunesse ?

Toute chose est naïve et fraîche en son printemps :
Comme le bel espoir et comme l’hirondelle,
Te vit-on dans le bleu tirer un grand coup d’aile ?
Qu’as-tu fait de tes vingt ans ?

Plus tard, aux malheureux, fis-tu souvent largesse ?
As-tu d’un cœur allègre, à donner diligent
Soulagé la misère et vêtu l’indigent ?
Qu’as-tu fait de ta richesse ?

As-tu, faible ou puissant, travaillé sans aigreur ?
N’eus-tu point pour l’effort un mépris désinvolte ?
As-tu produit l’outil, le livre ou la récolte ?
Qu’as-tu fait de ta vigueur ?

As-tu trié le vrai dans la chose insensée
Et tout seul, dédaignant la forme qui fait loi
Prolongé l’hypothèse et soupesé ta foi ?
Qu’as-tu fait de ta pensée ?

As-tu toujours, surtout, pardonné sans rancœur
Même à l’être méchant que l’ignorance endeuille ?
Aimas-tu ce qui passe et l’enfance et la feuille ?
Dis, qu’as-tu fait de ton cœur ?

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Ernest Pérochon (Courlay,1885 –  Niort,1942), Flûtes et Bourdons, Niort 1908 Clouzot éditeur.

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Dans son premier ouvrage, un recueil de poésies au titre bucolique, Ernest Pérochon pose paradoxalement, à 23 ans seulement, cette Ultime question. Aurait-il déjà fait le tour de ce qu’il est possible de faire en un parcours terrestre, lui qui n’était pas encore le romancier consacré par un prix Goncourt (Nêne, en 1920) ? Assurément non et ce poème plein de points d’interrogation, s’il s’inscrit bien dans la tradition protestante de l’examen de conscience, ouvre précisément tout un champ des possibles non enclos de réponses. Que faire ? Comment ne pas gaspiller sa jeunesse, sa force, son intelligence ? Comment œuvrer ? Comment aider son semblable dans la voie du progrès ? Comment discerner la Vérité dans le fouillis des apparences ? Et pour quelle obligation de résultat ? On dirait que c’est le moment du bilan avant l’heure, ce poème…

C’est justement une belle anticipation des comptes à rendre une fois arrivé au bout du terrestre chemin. Il y aura, prévisible, ce moment du retour sur soi, sur son action, sur le rapport aux autres alors qu’on était en situation, quelle qu’elle soit. La situation d’Ernest Pérochon fut d’abord d’être né dans une famille protestante en plein bocage bressuirais, puis d’être devenu instituteur et donc l’un de ces fameux « hussards noirs de la République ». Il sera notamment élève de l’école normale d’instituteurs de Parthenay où il sympathisera avec le futur député socialiste Pierre Brizon. Une rencontre décisive qui permettra à Pérochon de publier son roman Les creux de maison sous forme de feuilleton dans les colonnes de l’Humanité, en 1912.

L’engagement de Pérochon, tout acquis à la cause de la science, du progrès et du socialisme, s’effectuera sous la forme de romans dans la veine naturaliste ouverte par Zola. Je ne peux m’empêcher de penser que ses romans ont bien vieilli, sauf peut-être ses Hommes frénétiques, un roman de science-fiction, mais peut-être ce jugement me vient-il des longues années passées au lycée Ernest-Pérochon de Parthenay, où le nom de Pérochon m’était synonyme d’ennui… Quelle calamité posthume d’ailleurs, pour un auteur, que de se voir attribuer le nom d’un établissement scolaire ! Georges Pérec a eu bien raison de refuser qu’on lui fasse un tel « honneur » et ne supportait pas qu’on pût dire un jour « je vais à Pérec ! ». Moi, je suis allé à Pérochon, ou à Péroche comme on disait, et ce ne fut pas la meilleure réclame pour l’auteur éponyme. J’avais pourtant adoré, à l’école primaire qui était pour moi l’école annexe de l’école normale, ses Contes des Cent-un matins.

Alors ce fut un vrai bonheur que la découverte fortuite de cette Ultime question, qui pose en fait la question des commencements et de la direction d’une vie, des délimitations fondamentales pour donner du sens à toute entreprise humaine. Pérochon n’a pas persisté dans la voie poétique (ses deux premiers livres) mais il a au moins écrit ce poème essentiel, avec le ton allègre d’une ballade pour poser et peser le poids de l’insoutenable légèreté de l’être…

J’ai donc dégoté ce poème dans un article de N° 25,  Cahiers Ernest Pérochon, numéro 4 janvier 2007, un excellent numéro disponible gratuitement à La Librairie de Niort (si ! si !), en préambule à une étude sur l’image de la femme dans l’œuvre romanesque de Pérochon. Il n’y a pas grand rapport dans le poème avec cette problématique, mais manifestement l’auteur était sensible au poème et s’est débrouillé pour le caser en introduction ! Grâce lui en soit rendue, il m’a donné envie de réactiver la Poésie du samedi


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