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"Abattez les grands arbres!", 2ème partie

Par Sandy458

Quelques minutes plus tard, notre mère ouvre avec précaution la porte d’entrée tandis que nous retenons notre souffle.

La rue est étrangement silencieuse et une détestable chair de poule parcourt mon corps. Par l’entrebâillement de la porte, j’ai le temps d’apercevoir un tissu bariolé et rougi par le liquide épais qui recouvre une masse affalée sur notre pelouse.

Je baisse les yeux, je ne veux pas savoir ce que c’est ou plutôt de qui il s’agit.

J’ai trop peur de pouvoir mettre un nom sur un tas de chair humaine.

Maman nous intime le silence, un doigt impérieux posé sur ses lèvres, le sourcil froncé et je lis tant de maîtrise de soi que je parviens momentanément à adoucir le souvenir de son acte dans mon esprit.

Après tout, elle nous a protégés et certainement sauvés comme toute mère aurait agi…

Elle nous fait signe de la suivre et nous glissons comme des anguilles sur le perron de notre maison. Des  bruits de craquements et de cris nous proviennent d’une rue adjacente et nous rappellent que la mort incompréhensible continue de roder à la recherche de son quotas de victimes.

Son appétit est féroce et les chairs sont trop tendres pour lui résister.

Nous savons qu’il nous faut gagner la protection de la forêt voisine et fondre nos corps avec les fûts des hauts arbres pour espérer avoir une chance d’échapper à la meute meurtrière de la milice.

Nous courrons dans l’allée, la peur et la proximité de notre objectif nous dotent d’ailes.

Pourtant, Paul s’immobilise soudainement, rejoint par maman qui le prend par le bras pour le forcer à reprendre sa course.

« Maman, c’était Henri, là, par terre… » hoquète-il.

Mes yeux se posent avec horreur sur un corps mutilé dont les bras ne sont plus que des moignons sanglants.

La position de l’être qui git-là témoigne de son dernier geste dérisoire : tenter de se protéger avec ses mains comme seul rempart fragile devant la mâchoire acérée d’une machette qui s’abat avec violence.

Mais déjà, il nous faut repartir, fuir pour sauver nos vies. Il n’y a pas de temps pour s’appesantir sur les morts tant que les vivants ne sont pas tirés d’affaire. Nous pleurerons plus tard, demain, dans un mois, mais nous pleurerons sincèrement. Parce qu’il ne restera plus que cela à faire.

Dès la lisière de la forêt, je me sens rassurée, presque en sécurité. Les arbres sont enracinés ici depuis longtemps, pour certains fiers et droits ou pour d’autres tordus et torturés, mais toujours présents et vénérés. Dans ma culture, nous accordons beaucoup de puissance aux éléments de la nature. Les animaux ont une âme tout comme les arbres, nous les respectons comme nous respectons les anciens de nos familles.

J’enlace le tronc d’un arbre, son contact rugueux est une bénédiction. Je le sens vivre, je vis aussi, nous unissons nos souffles dans le même élan vital, ici, sur ce petit coin de forêt rwandaise.

Je suis Tutsi. Je suis vivante.

Maman continue de s’enfoncer dans la forêt, elle veut nous emmener le plus loin  possible vers le cœur des arbres, là où l’ombre n’est plus menaçante mais protectrice, là où elle confiera notre survie aux bons esprits qui peuplent l’épaisse toiture de feuilles.

Nous marchons un temps infini jusqu’à ce que mes jambes me fassent mal. Eugénie, la tête posée sur l’épaule de maman, s’est endormie, bercée par l’ondulation du corps maternel.

Paul me tient par la main, il a l’air aussi fatigué que moi mais le contact de nos deux peaux chaudes et la détermination de maman nous donnent un regain de force.

Ce soir-là, nous piochons dans les victuailles que notre mère a eu la bonne idée de nous demander d’emporter. La nuit nous semble moins ténébreuse et le monde moins hostile même si je songe à papa, qui doit nous chercher là-bas, dans notre maison saccagée où le corps du militaire git dans une mare de sang.

Paul, plus taciturne que jamais, dévisage maman, évite mon regard et détourne les yeux d’Eugénie. Il est mal à l’aise, des pensées brûlent son esprit et ils serrent les lèvres pour ne pas exprimer ce qui le torture tant.

Parfois, il engouffre la nourriture comme on bouche une cavité nauséabonde : hermétiquement et avec dégoût.

A la différence de mon grand frère, je ne sais pas réfréner mes questions, inclinaison qui indispose souvent les adultes qui répugnent à m’expliquer les vicissitudes du monde puisque je ne suis encore qu’une enfant.

« Maman, où est papa ? »

Maman repose la bouchée de pain qu’elle s’apprêtait à mâcher, époussette soigneusement ses habits pour se donner une contenance puis, elle me sourit.

-   Il est dans les locaux de «  Mille collines consortium » à Kigali Nord. Il est en sécurité chez ses employeurs belges, ne t’inquiète pas.

-   Il va venir nous chercher ?

Elle baisse les yeux, mal à l’aise.

-   Dès qu’il le pourra, il le fera, sois-en sûre. Pour le moment, il nous faut gagner un petit village près de la rivière Nyabarongo. Là-bas, un grand nombre des nôtres vivent en paix avec les Hutus et les Twa. Nous y serons en sûreté le temps que… que les événements cessent. »

Maman prend Eugénie dans ses bras et lui présente un peu de pain.

Les petites lèvres d’ébène se referment goulument sur la croute friable tandis que le bébé saisit la tranche entre ses deux menottes dodues.

La petite dernière de la famille est un vrai clown. Nous lui pardonnons tout et elle le sait, usant déjà de ses prérogatives de poupée délicieuse.

Mais une question demeure là, dans ma gorge, elle enfle, elle pique mes muqueuses, elle pousse mes mâchoires avec une force inouïe et fourrage ma langue de sa puissance incendiaire. Elle va m’étouffer, il faut que je la crache, que je mette mon interrogation à nue, qu’elle roule dans la terre pour éteindre le feu qui me dévore.

«  Maman, qu’est ce qu’il se passe au Rwanda ? »

Ses yeux las se posent sur moi. Elle renonce à me mentir. J’en ai trop vu, trop vécu en ce jour où une partie de mon enfance vient de s’écrouler dans un fracas irréparable. Je ne suis plus une enfant, trop jeune pour être une adulte, je ne suis rien de tout cela car on vient de me voler mon âge.

Alors, elle nous raconte… le fléau qui pourrit la terre rwandaise : la rivalité entre Hutus et Tutsis, attisée par les puissances occidentales qui ont tout intérêt à nous maintenir divisés.

Elle nous raconte… les principes de l’ethnisme des européens qui arguaient que les Tutsis, les « nègres blancs », étaient supérieurs aux Hutus, trop négroïdes dans leurs faciès pour correspondre aux canons des races dominantes.

Elle nous raconte ensuite … les tueries, massacres, pogroms qui secouent notre pays depuis trop longtemps, saignant mortellement un peuple qui ne trouve plus le moyen de fraterniser, encore moins de cohabiter paisiblement.

Elle nous raconte enfin… ce que notre père lui a appris par téléphone, tard dans la nuit alors qu’il s’apprêtait à regagner notre domicile.

Ce 6 avril, le président rwandais, Juvénal Habyarimana, a été victime d’un attentat.

Son avion a été la cible d’un tir de roquette et il s’est écrasé juste avant d’atterrir à Kigali.

Pressentant le pire, Papa s’est branché sur les ondes de la Radio Mille Collines, la radio de propagande de l’Akazu et de tous ceux qui se retrouvent dans les thèses de la Hutu Power.

« Abattez les grands arbres ! Abattez les grands arbres ! »

Cette phrase, hurlée en boucle par les animateurs, n’était rien d’autre que le signal du génocide.

Elle signifiait les machettes qu’on affute.

Les voisins et les amis qui ne vous connaissent plus.

Elle signifiait l’extermination systématique de tout Tutsi.

Homme, femme, vieillard, enfant.

Tue, égorge, éventre, danse sur le cadavre encore chaud, Dieu te récompensera !

Extermine le cafard, écrase la vermine.

 

Coupe encore, coupe toujours, sans fin et profondément.

Que la vie quitte les corps, que le sang ruisselle et nourrisse la terre revenue aux Hutus.

Tues-les tous jusqu’au dernier.

Ne laisse pas  un vieillard en vie, mémoire encore vaillante de son ethnie.

N’épargne pas un enfant, futur bras vengeur contre ton travail de purification du Rwanda.

Les paroles de maman m’emportent dans un tourbillon vertigineux et je vois, devant mes yeux, se mêler l’éclat mortel du métal des machettes, le blanc des yeux qui s’écarquillent devant l’horreur, la teinte rougeâtre des chairs coupées à vif et les grands arbres, les grands arbres qui s’abattent bruyamment sur le sol.

« Maman, pourquoi tu ne nous a pas fait naître Hutus ? »

Terriblement, Paul vient de sortir de son mutisme en posant la question fatale, celle qui brule atrocement toutes les entrailles des mères Tutsis en ces jours où Dieu à détourner les yeux du Rwanda.

Nous restons tous les trois, serrés les uns contre les autres, immobiles avec cette phrase qui taraude nos esprits :

« Pourquoi tu ne nous a pas fait naître Hutus ?  Pourquoi ? »

Je ne tarde pas à sombrer dans un sommeil sans rêve en continuant encore à me demander pourquoi...pourquoi ?



3ème partie

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