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Regrets

Publié le 29 septembre 2009 par Feuilly

L’homme, qui se croit intelligent (et qui l’est peut-être, par ailleurs, je ne dis pas le contraire), oublie trop souvent qu’il n’est finalement qu’un animal. Ainsi, bien des émotions de notre vie sont à relier non pas à notre aptitude à résoudre des problèmes, mais tout simplement à nos cinq sens. Tout ce que nous percevons de la réalité extérieure, nous nous imaginons que c’est grâce aux capacités de notre cerveau, mais celui-ci, en fait, ne fait que centraliser toutes les impressions qu’il a reçues. Or, les indications que nous donnent les sens s’imprègnent en nous de manière beaucoup plus profondes que les raisonnements intellectuels. Si on y regarde d’un peu plus près, on s’apercevra que la mémoire vivace que nous avons de certains événements précis est en fait reliée directement à notre perception physique des événements. Marcel Proust le savait bien quand il a raconté la saveur de sa petite madeleine et comment cette saveur lui permettait de retourner dans son passé et de revivre un moment privilégié enfoui au plus profond de sa mémoire.

Je crois qu’on peut affirmer sans trop se tromper qu’une bonne part de ce qui nous constitue est fait ainsi d’impressions passées qui nous ont bouleversés à un moment donné de notre vie. La chaleur d’un rayon de soleil sur notre peau, la saveur de tel plat, l’harmonie enivrante et transcendante d’un morceau de musique, le bruit de la mer sur les galets, un jour, quelque part en Bretagne, l’odeur des pins dans la forêt des Landes, le chant des cigales dans la plaine languedocienne, les exemples ne manquent pas. Chacun a ainsi en lui une réserve d’émotions qui peuvent resurgir à n’importe quel moment. Il suffit d’un élément déclencheur pour que des souvenirs très précis, qui évoquent tout un pan de notre vie, refassent surface.

Evidemment, la période la plus propice pour engranger toutes ces émotions, c’est l’enfance puisqu’à cet âge le petit homme se comporte comme l’animal qu’il est vraiment et qu’il n’a pas encore subi le dressage ultérieur qui lui imposera de tenir un rôle dans la société et de ne rien exprimer de ce qu’il ressent. Petit à petit, il se fermera comme malgré lui aux impressions directes du monde extérieur, qu’il captait pourtant si bien et qui le rendaient si heureux, pour rationaliser tout et refuser d’écouter le langage si direct de ses sens. Du coup, tout ce qui est plaisir immédiat lié à ce contact du corps avec le monde sera définitivement banni.

Heureusement, les impressions premières sont restées bien gravées en nous et, comme je l’ai dit, il n’est pas rare qu’un rayon de soleil, une odeur, la subtilité d’un parfum ou une note de musique éveillent en nous des sensations oubliées et avec elles c’est toute l’époque où nous les avons connues qui refait surface, nous bouleversant d’autant plus.

Et quand on parle des sens, on pense immédiatement à la vue et à l’ouïe, mais l’odorat peut lui aussi jouer un rôle essentiel. Ainsi, quand je suis rentré en première primaire pour apprendre à lire, nous occupions des bâtiments en bois qui venaient d’être construits à la sortie de la ville et qui étaient situés au milieu des champs. Ces bâtiments avaient été traités à la lasure (ou au carbonil, je ne sais pas trop) et les jours de forte chaleur l’odeur acre qui s’en dégageait m’enivrait complètement au point que j’ai fini par associer cette école avec cette odeur. Plus tard, je suis parti, j’ai quitté ma campagne pour la grande ville et j’ai connu pas mal de lieux d’enseignement, si bien que petit à petit le souvenir de cette première école s’est estompé. Pourtant, il suffit qu’au hasard d’une promenade je repasse devant un bâtiment fraîchement repeint ou dont les volets, tout simplement, ont été repassés à la lasure, pour qu’immédiatement cette première école refasse surface et avec elle toutes les impressions que j’ai connues ces années-là, comme le plaisir de la lecture, l’odeur de l’encre dans les encriers, le touché doux des feuilles de buvard, la beauté mystérieuse des grandes cartes géographiques qui ornaient le mur ou la chaleur de juin, quand nous attendions en rang dans la cour pour rentrer en classe.

Le jour où j’ai quitté cette école, deux ans plus tard, je l’ai englobée d’uns seul regard, sachant que je la quittais pour toujours et qu’un pan entier de ma vie s’arrêtait là. En juillet de cette année, je suis repassé dans cette région pour la première fois depuis toutes ces années. J’ai voulu aller revoir l’école au milieu des champs et la montrer aux personnes qui m’accompagnaient. J’ai retrouvé le chemin, j’ai reconnu les maisons qui bordaient la route, la grande prairie qui servait d’espace de jeux lors des beaux jours était toujours là, mais l’école avait disparu ! Rasée, anéantie, volatilisée, il n’en restait plus rien, comme si elle n’avait jamais existé. Elle demeurera donc à jamais dans mes souvenirs, il n’y a plus que là qu’elle subsiste ou dans la mémoire de quelque condisciple de l’époque, mais que sont-ils tous devenus ? Et les années passeront et chaque fois que me pénétrera l’odeur de lasure, la petite école en bois survivra encore un peu, du moins pour moi. Jusqu’au jour où, évidemment, elle disparaîtra vraiment à jamais.

Je voudrais citer un autre exemple de l’importance de l’odorat dans la structuration de nos impressions et de nos souvenirs. Il m’est déjà arrivé de croiser une inconnue qui portait un parfum que je suis capable de reconnaître entre tous et qui me renvoie aussitôt à une histoire d’amour vécue lorsque j’avais vingt ans. Alors, tous ces souvenirs que je croyais oubliés et auxquels je ne pensais plus se mettent à resurgir en vagues successives et avec une précision dans les détails que je n’aurais pas crue possible. Des scènes de ma vie d’alors refont surface et je me revois en train d’attendre une certaine jeune fille sur la place de la cathédrale ou bien en train de discuter avec elle dans un café, à quatre heures du matin ; je revois sa main posée sur la mienne ou les larmes qui un soir coulaient sur son visage… Je revois même l’impasse où elle habitait, étudiante ou, plus tard, cette rue en pente, à flanc de colline, que je gravissais, alerte, heureux parce que j’allais la retrouver. Et tout cela parce que j’ai croisé une inconnue que je n’ai même pas regardée et qui avait le même parfum que le sien. Alors, quand j’arrive à mon bureau, je suis tout étonné de me retrouver là car il me semble être encore des années en arrière. Il faut pourtant se mettre à travailler, malgré les regrets qui commencent à m’envahir et malgré la nostalgie que je peux avoir de ces temps irrémédiablement perdus.

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