Magazine Internet

Notre génération

Publié le 18 octobre 2007 par Pierre Mounier

L'autre jour, reportage de France Inter sur le département de Landes, où tous les collégiens sont équipés, via leur établissement d'un ordinateur portable. Ce qui frappe, c'est d'une part le naturel avec lequel les adolescents ont adopté le diptique de la communication moderne : Internet et téléphone portable, et d'autre part le caractère particulièrement intensif de leurs pratiques. Ce n'est pas seulement vrai de cette génération là, mais aussi de celle qui lui précède immédiatement : la génération Y qui est, à ma connaissance, la première à recourir autant à des technologies de la communication pour entretenir les liens communautaires qui la caractérise.

Quand je vivais l'expérience enrichissante de la colocation, je me retrouvais périodiquement dans des cercles de discussion à cinq ou six interlocuteurs s'étageant entre la vingtaine et la quarantaine, plus la télévision très souvent allumée. J'étais fasciné par la capacité que pouvaient avoir les plus jeunes à, dans le même temps, suivre la conversation, écouter la télé, envoyer et recevoir des SMS, passer des coups de fil, quitte à faire circuler l'information d'un support à un autre. Moi qui suis bien incapable de suivre une conversation téléphonique en faisant autre chose, de discuter avec plus d'une personne à la fois sans basculer en mode stress intense, je me suis dit, avec tristesse, que j'étais sans doute le dernier représentant d'une espèce en voie de disparition, au milieu de mutants ayant intégré au niveau neuronal les concepts de time-sharing et de multitâche qui définissent l'informatique moderne.

Plus récemment, l'étude du Pew Internet & American life institute d'un côté et le chapitre intitulé « Les jeunes internautes avertis ou l'ordinaire des pratiques » que Josiane Jouet a publié dans l'excellent ouvrage collectif, Internet, une utopie limitée,

renforcent cette idée d'un basculement du rapport que les individus ont avec les technologies de communication numérique à partir de la génération Y. Avec des approches très différentes, les deux publications montrent en effet qu'à partir de cette génération, non seulement on constate un usage massif d'Internet, du chat, du sms, d'Internet et du mail, ce qui n'est pas étonnant, mais surtout, que cet usage ne déclenche chez les individus concernés aucun problème, aucune interrogation, aucune difficulté particulière ; et donc, c'est là que je veux en venir, aucune réflexion particulière. Le fait nouveau est que pour les plus jeunes, les TIC constituent d'abord un cadre naturel dans lequel ils s'insèrent, sans avoir à y penser particulièrement. Manifestement, elles sont profondément intégrées à leur vie quotidienne.

La situation est très différente d'avec leur aînés. Non pas que ceux-ci ne savent ou veulent pas utiliser pas l'ordinateur, Internet, le téléphone portable, voire même les SMS, mais, dans un grand nombre de cas, ces usages sont peu intégrés à leur vie courante et ne sont pas développés systématiquement dans tous les domaines d'activité. Et c'est compréhensible : la plus grande partie de leur vie s'est structurée sans ces outils, les routines se sont installées qui n'intègrent pas leur utilisation. Du coup, Internet par exemple vient en plus, comme en annexe de pratiques qui lui préexistent largement. Le phénomène des cyber-papy et cyber-mamy qu'on évoque souvent ne doit donc pas faire illusion. Dotés de ressources financières plutôt supérieures à leurs successeurs, et en tout cas de bien plus de temps, ces générations utilisent intensément Internet ; mais, pour des usages particuliers et non de manière intégrée à leur vie.

Et moi ? (et moi et moi). Digne représentant de l'inénarrable génération X, celle dont un sociologue a dit que ce qui la fondait était le sida et Casimir, je me sens coincé entre les deux [1] (sur ce point comme tant d'autres). Une partie non négligeable de mes congénères a basculé dans une vie numérique, utilisant les réseaux fréquemment et intensivement, dans tous les domaines de la vie sociale ; et pas seulement dans un contexte professionnel ; comme ceux qui nous suivent. Ceux-là ont plongé dans la vie numérique avec délectation ; ils ont éprouvé le sentiment d'une libération par rapport au petit monde étriqué, barricadé, bardé de gatekeepers qu'ils ont pu connaître auparavant. Pour eux - et j'en fais partie -, le développement de l'informatique personnelle et de l'Internet a provoqué la même sensation que lorsqu'on ouvre un jour de bourrasque toutes les fenêtres à la fois d'une veille maison inhabitée depuis cinquante ans : le vent des idées s'est mis à souffler et la vieille poussière rance s'est envolée.

Une autre partie de ma génération est restée absolument rétive à ce changement radical. De ceux-là, on ne peut dire qu'ils n'utilisent jamais d'ordinateurs. Bien sûr qu'ils ont un, voire plusieurs, qu'ils utilisent même quotidiennement ; mais par pure nécessité. Il suffit d'ailleurs de les voir face à leur machine pour comprendre immédiatement leur position. Angoissés et hésitants face à cette bête étrangère qu'ils ne dominent pas, ils l'utilisent en l'état, telle qu'elle leur a été livrée par des services informatiques bornés. Les voilà donc, suant et ahanant pendant des heures entières face à un vieil écran, ridiculement étroit, bloqué sur une résolution de 640 par 480, utilisant IE5 et Lotus Notes, deux sommets en matière de bug et d'anti-ergonomie (respectivement). Ceux-là développent très rapidement une haine féroce des nouvelles technologies, qu'ils peuvent théoriser ensuite sous les espèces de la communication instantanée, du nivellement par le bas, du Grand Dépotoir, etc.

Il y a d'autres situations, plus subtiles, comme celle qu'occupent les hobbyistes convaincus. Bidouilleurs de génie, connaisseurs de premier ordre des millésimes informatiques et gadgetophiles passionnés, ils ont un rapport purement ludique à l'informatique. Non pas seulement que l'essentiel de leur activité sur un ordinateur soit consacrée au jeu, mais surtout, ils ne tirent aucune conséquence de la présence massive et pervasive de l'informatique dans tous les domaines. A leurs yeux, on continue à faire exactement la même chose que ce qu'on faisait depuis des siècles, mais plus efficacement, plus rapidement, de manière plus ludique.

Cet éclatement des positions au niveau d'une génération montre bien à quel point celle-ci particulièrement est placée malgré elle dans une position charnière entre deux mondes. Le sentiment de bascule d'un monde à l'autre peut être très profond et l'explosion numérique n'en est qu'un des aspects, mais un aspect essentiel : car c'est tout le système socio-culturel qui semble basculer d'un coup. Pour ma part, j'ai eu une formation intellectuelle pas très progressiste certes, mais basée sur le sentiment d'une structuration culturelle partagée au sein de la société : la lecture des grandes oeuvres, des grands auteurs, la référence à des savoirs reconnus et établis, basés sur une autorité incarnée par l'institution scolaire et tout un système prescriptif (contre lequel on pouvait se battre d'ailleurs). Je vois aujourd'hui avec ahurissement s'effondrer tout ce système à une vitesse effroyable, emporté par la bourrasque de tout à l'heure, devenue ouragan, et qui s'abat désormais sur le coeur même du pouvoir culturel.

D'un côté j'en suis ravi, pour tout ce que Pierre Bourdieu a pu dénoncer de cette fabrique de la domination, de l'autre, j'éprouve un profond malaise à vivre dans une société où, par exemple, plus personne, sinon quelques pervers, n'aura plus jamais lu une ligne de Montaigne ou de Chateaubriand. Chateaubriand justement, contemporain de la Révolution, dernier témoin dit-il, de moeurs féodales au château de Combourg, balayées, en même temps que tout son héritage aristocratique, par la naissance en quelques décennies de la modernité, écrit en conclusion des Mémoires d'outre-tombe :

« je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves : j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. »

Il me semble que se trouve là exprimée une situation historique qui n'est pas tout à fait étrangère à notre génération. De cette situation, d'où nait finalement un sentiment d'étrangeté permanent - l'ancien monde disparaît et je suis étranger au nouveau -, il faut faire quelque chose. Contre ceux qui ont choisi de s'évanouir avec l'ancien, contre aussi ceux qui nagent aussi vite qu'ils le peuvent sans se retourner, peut-être faut-il affirmer que le rôle historique de notre génération est d'être le témoin de ce passage. Nous seuls d'une certaine manière, sommes en position de voir un certain nombre de changements, et donc de poser des questions. Une part importante de notre éducation intellectuelle est antérieure aux évolutions actuelles, et nous entrons dans l'ère numérique avec ce passé, cette structuration différente que n'ont pas les plus jeunes générations. Mais en même temps, nous sommes encore bien vivants, actifs et dans une certaine mesure, influents. Notre tâche serait alors peut-être de transmettre le meilleur de ce qui nous a formé (transmettre Chateaubriand sans Lagarde et Michard) et d'interroger le nouveau monde au regard de l'ancien. Interroger, pas condamner.

Oserais-je ? Oui, j'ose ! Que ceux qui détestent la grandiloquence (et ont eu malgré tout le courage d'arriver jusqu'ici) s'arrêtent. Les autres peuvent savourer avec moi les dernières lignes des Mémoires :

« En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions Etrangères, est ouverte : il est six heures du matin ; j'aperçois la lune pâle et élargie ; elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse : après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité. »

Vous en pensez quoi ? (répondez à François-René en commentaire) ;-)


[1] les deux générations bien sûr ! il faut suivre un peu


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Pierre Mounier 31 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine