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Sérendipité

Par Joseph Vebret
Je souffre d’un mot qui n’est pas dans le dictionnaire, « sérendipité », qui revient à faire une découverte heureuse et inattendue alors que l’on cherchait tout autre chose. Ce terme fut adapté par le romancier britannique Horace Walpole en 1754, d'après le conte persan Les trois princes de Serendip (1557), qui, grâce à leur perspicacité, faisaient des découvertes extraordinaires sans même les chercher. Serendib est le nom mythique de l'île de Ceylan, mentionnée dans le sixième voyage de Sindbab le marin. Beaucoup d’objets de la vie quotidienne sont le fruit de cette sérendipité, comme l’imprimante à jet d’encre, le Post-It ou encore le Nutella.
Bref, ce mot – que j’ai d’ailleurs trouvé en cherchant tout autre chose – aurait tendance à me rassurer : depuis quelque temps déjà j’éprouve la désagréable sensation d’être de plus en plus lent dans mon travail d’écriture. Ce sont les à-côté, en fait, qui mobilisent chez moi plus de temps que l’écriture elle-même : la préparation, les lectures, l’approche presque à tâtons du texte à venir, retranché dans les limbes de la conscience, non encore en gestation, prisonnier de l’inconscient : ces livres que l’on feuillette, ces idées fugaces et furtives qui nous échappent aussi vite qu’elles apparaissent, ce fil conducteur qui souvent ne conduit à rien, mais que l’on tient serré de peur de se perdre dans le labyrinthe que l’on a soi-même construit. Et ces à-côté construisent autant le livre, si ce n’est plus, que l’immersion dans le texte en devenir.
Fil_d_ariane Ce mot me renvoie d’abord à mon rapport au livre, dans le silence d’une bibliothèque, feuilletant ; c’est plus fort que moi, les ouvrages se trouvant avant et après celui recherché ; chez un libraire, lisant les quatrièmes de couverture ou quelques extraits en raison du titre, d’un mot du titre parfois, la photo de couverture, un détail souvent insignifiant qui fait écho ; pire encore, chez moi, me noyant dans une encyclopédie, allant d’un mot un autre dans un dictionnaire ; sans parler d’Internet, royaume s’il en est de la sérendipité. Tel monsieur Jourdain, je vivais en totale sérendipité sans le savoir.
Ce mot me renvoie ensuite à ma façon d’envisager la fiction, inséparable de la lecture, l’une n’allant pas sans l’autre, je ne cesse de le répéter. Je ne fais jamais de plan. J’ai un sujet global, une idée directrice, je ne sais vaguement où je vais ; il m’arrive même parfois de laisser agir les personnages. Je recherche la petite musique qui préfigurera le rythme et donc le style. J’écris les premières notes, les premières phrases. Puis le texte s’élabore enfin, s’installe dans la continuité. Une première digression, une deuxième – c’est là que se niche la littérature me dit souvent Michel Chaillou –, une troisième qui devient comme par magie chemin de traverse et conduit à une clairière dans un paysage qui diffère du projet de départ et confère au livre une autre dimension, une nouvelle orientation qui s’impose comme plus heureuse que la précédente ; moment de pure jubilation pour l’auteur, lorsque le sujet profond se dégage, s’impose presque par hasard, par sérendipité, se dédouble du sujet apparent ; lorsque le livre s’émancipe enfin.
Ce mot me renvoie enfin à un vieux projet, une sorte de dictionnaire autobiographique dont chaque entrée aborderait un des livres qui a changé/bouleversé/orienté ma vie, un livre improbable alors que j’étais venu chercher tout autre chose : raconter autant la façon dont je suis entré en possession de l’ouvrage que le livre en lui-même et le processus qui engendra le changement, et ses conséquences… Ce pourrait d’ailleurs être le titre de ce dictionnaire : Sérendipité. L’idée m’est venue par hasard, lisant un livre de George Steiner acheté par hasard, pour son titre, uniquement, Ceux qui brûlent les livres (L’Herne), et ce passage : « La rencontre avec le livre, comme avec l'homme ou la femme, qui va changer notre vie, souvent dans un instant de reconnaissance qui s'ignore, peut être pur hasard. Le texte qui nous convertira à une foi, nous ralliera à une idéologie, donnera à notre existence une fin et un critère, pouvait nous attendre au rayon des occasions, des livres défraîchis ou des soldes. Il peut se trouver, poussiéreux et oublié, sur un rayon juste à côté du volume que nous cherchons. L'étrange sonorité du mot imprimé sur la couverture usée peut arrêter notre œil : Zarathoustra, West-östlicher Divan, Moby Dick, Horcynus Orca. »
Dans Gustave Flaubert. Une manière spéciale de vivre, qui vient de paraître (Grasset), Pierre-Marc de Biasi soutient l'idée qu'une vie d'écrivain n'est rien d'autre que celle de son écriture. Pourquoi ne serait-elle pas aussi celle de ses lectures ? Être écrivain, ce n'est pas qu’écrire des livres. C’est adopter, accepter une façon de vivre tout entière tournée vers la littérature – donc la lecture –, et vers l’œuvre – donc l’écriture.
(Source de l'illustration)

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