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La pluie n'était qu'un mirage

Publié le 31 octobre 2009 par Menear
Fin du premier tome.
Il commence à pleuvoir. Les premières gouttes, brutales, espacées, rapides, passent à travers les feuilles et frappent la terre avec un long soupir, comme soulagées d'une attente intolérable. Elles sont grosses comme de la grenaille, chaudes comme si elles sortaient d'un fusil. Elles cinglent la lanterne avec un sifflement mauvais. Notre père lève la tête, la mâchoire pendante, sa chique humide et noire collée au bas des gencives. Derrière son visage ahuri de surprise, comme hors du temps, il songe à cet ultime outrage. Cash regarde le ciel, puis la lanterne. La scie ne s'est pas arrêtée ; le rayon mouvant que lancent les dents au rythme de piston ne s'est pas brisé. Il dit : « Allez chercher quelque chose pour couvrir la lanterne. »
Notre père se dirige vers la maison. La pluie soudain s'abat, sans tonnerre, sans avertissement d'aucune sorte. Elle le balaye d'un seul coup jusqu'à la véranda et, en un instant, Cash est trempé jusqu'aux os. Et cependant, la scie n'a pas ralenti son mouvement comme si, pour elle et pour le bras qui l'actionne imperturbablement, la pluie n'était qu'un mirage. Ensuite, il pose la scie et va se pencher au-dessus de la lanterne, l'abritant de tout son corps. LA chemise est plaquée sur son dos mince et osseux. On dirait qu'il s'est retrouvé brusquement retourné à l'envers, chemise et le reste.
Notre père revient. Il a endossé l'imperméable de Jewel et il porte celui de Dewey Dell. Accroupi au-dessus de la lanterne, Cash allonge le bras, ramasse quatre bâtons, de façon à former une tente au-dessus de la lanterne. Mon père l'observe : « Et toi, j'me demande ce que tu vas faire, dit-il, Darl a emporté son manteau.
- Je m'ferai mouiller », dit Cash. Il reprend la scie qui recommence son va-et-vient, circulant dans cette calme impénétrabilité comme un piston dans l'huile ; trempé, osseux, infatigable, le corps svelte et fin comme celui d'un enfant ou celui d'un vieillard. Notre père l'observe, il regarde le ciel avec cette expression stupide et rêveuse de personne outragée et pourtant triomphante, comme s'il ne s'était pas attendu à moins. Parfois, il remue, il change de place ; décharné et ruisselant, il ramasse une planche ou un outil qu'il repose ensuite par terre. Vernon Tull vient d'arriver et Cash a enfilé l'imperméable de Mrs Tull. Vernon et lui cherchent la scie. Au bout d'un moment, ils la trouvent dans les mains de notre père.
« Pourquoi que vous n'rentrez pas à la maison, au lieu de rester comme ça sous la pluie ? » dit Cash. Notre père le regarde ; l'eau ruisselle lentement sur sa figure. On dirait une parodie burlesque de tous les dénuements coulants sur un visage sculpté par un caricaturiste impitoyable. « Rentrez donc, dit Cash, Vernon et moi on peut le finir. »
(…)
Vers le point du jour, la pluie cesse, mais il ne fait pas encore clair quand Cash, ayant enfoncé le dernier clou, se redresse avec raideur et regarde le cercueil terminé. Tous les yeux sont tournés vers lui. A la lueur de la lanterne, son visage est calme, pensif ; lentement il frotte ses mains sur l'imperméable, le long de ses cuisses, d'un geste final, décidé, recueilli. Alors, tous les quatre, Cash, notre père, Vernon et Peabody, soulèvent le cercueil sur leurs épaules et se dirigent vers la maison. Bien qu'il soit léger, ils marchent lentement ; bien qu'il soit vide, ils le portent avec précaution ; et bien qu'il soit inanimé, ils n'en marchent pas moins en étouffant leurs paroles, parlant de lui comme si, terminé, il sommeillait à demi vivant, dans l'attente du réveil. Sur le plancher sombre, leurs pieds frappent gauchement comme s'ils n'avaient depuis longtemps marché sur des planchers.
Ils le déposent près du lit. Peabody dit tranquillement : « Si on mangeait un morceau ? Il fait presque jour. Où est Cash ? »
Il est retourné sur les tréteaux. A nouveau penché dans la lueur blafarde de la lanterne, il ramasse ses outils, les essuie soigneusement avec un chiffon et les remet dans la boîte à courroie de cuir pour passer sur l'épaule. Après quoi, il prend la boite, la lanterne et l'imperméable, et retourne à la maison. Tandis qu'il monte les marches, sa silhouette indistincte se détache sur l'orient pâle.
William Faulkner, Tandis que j'agonise, La bibliothèque de la Pléiade, trad : M. - E. Coindreau, P.947-950.

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