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Restons modeste, pour une fois...

Publié le 01 novembre 2009 par Perce-Neige
Restons modeste, pour une fois...
Vous aurez beau faire, je vous assure, vous ne pourrez jamais tout à fait vous prémunir de vous même ! On ne rigole pas… Car, en vérité, vous aurez beau connaître absolument par cœur le baratin que vous êtes censés leur servir, avoir longuement ruminé tous les arguments que vous vous apprêtez à leur balancer dans les gencives, vous être, dans les moindres détails, minutieusement préparés à toutes les objections possibles et imaginables, avoir envisagé, en petit comité, les pires cataclysmes auxquels vous pourriez être confrontés… Il n’empêche, il restera toujours une part d’impondérable ! Charles Mauduit, bordel, en aurait chialé. Vu qu’il lui en coûtait - c’est peu de le dire - de devoir s’éloigner de plus de vingt centimètres, à peine, de la cuvette des WC. Or c’était sans doute, pour lui, le moment le plus délicat de toute la semaine. Il suffisait d’un rien pour que ce qu’il avait patiemment construit les jours précédents, bascule, soudain, dans le sordide le plus effrayant et se détricote à toute vitesse. Car, à de notables exceptions près, tout de même, d’ailleurs hautement suspectes de dérangement psychologique, si vous voyez ce que je veux dire, généralement aucun des stagiaires assis par terre, en cercle, sur le tapis passablement défraichi de la grande salle, n’acceptait vraiment de gaieté de cœur ce que Charles Mauduit, d’ordinaire, envisageait, alors, très sérieusement de leur proposer à ce moment-là, à savoir le mercredi matin sur le coup de dix heures et des poussières. En deux mots, chacun d’entre eux, sans avoir pu auparavant s’y préparer, devait ni plus ni moins, se débarrasser totalement de son identité pour revêtir brutalement celle que les autres, après un trop bref conciliabule de rien du tout, avaient approximativement choisi pour lui. Ou pour elle… Oui, pour lui, ou pour elle car, mine de rien, les femmes étaient, désormais, de plus en plus nombreuses à se retrouver là, à quelques mètres d’une cheminée imposante (quatre ou cinq mètres d’envergure, au moins) et d’un feu qui crépitait joyeusement, quelques mois après que leur entreprise, bonne fille, ait versé pour elles, sur le compte en banque de CommUnLundi, sans trop rechigner à la dépense, une somme passablement rondelette, tout cela pour qu’elles puissent, elles aussi, après d’autres, voir le monde autrement, pour reprendre la jolie formule qui barrait en première page la plaquette assez sobrement illustrée de divers croquis pour le moins ésotériques dont il eut été malvenu, vis à vis son rédacteur, d’en contester l’intérêt. On y vantait les mérites d’une semaine, riche d’émotions, dans le Loiret, en immersion totale dans l’univers symbolique des peuples améridiens. Rien que ça… Enfin, il ne fallait pas exagérer, non plus ! C’était une façon de parler car il n’était nullement question, tout de même, comme le précisait Charles Mauduit d’entrée de jeu, dès le lundi matin, autour d’un café, et tandis qu’ils arrivaient tous, en ordre dispersé, avec leurs valises et leurs sacs, nullement question, donc, de s’approprier l’ensemble de la tradition des indiens d’Amérique mais plutôt de comprendre en quoi leur manière d’appréhender le monde qui nous entoure - et qui leur est si particulière, vous verrez - pouvait prétendre à renouveler de fond en comble les techniques modernes du management des entreprises. Il s’agissait donc, pour la petite dizaine d’élus, triés sur le volet par leurs hiérarchies respectives, d’apprendre à sauter le pas, ce qui impliquait de se débarrasser, vite fait, du fardeau des conventions, puis de se libérer, aussi sec, de notre moi le plus profond, lequel, comme chacun le sait, nous pousse à être épouvantablement égocentriques, oui, tout cela histoire, ni plus ni moins, de renaître au monde, puis de vivre différemment, ce qui supposait, à un moment ou à un autre, symboliquement, d’accueillir dans la joie le nouveau nom sous lequel l’ensemble du groupe entendait désormais vous désigner. On en était là. Précisément là… Et Charles Mauduit qui, depuis sept heures du matin, montre en main, se payait un dérangement intestinal du tonnerre de Dieu, commençait à penser que cette épreuve terriblement difficile à surmonter, lui permettrait, plus tard, de se souvenir que personne, même lui, n’était vraiment à l’abri d’une faiblesse. Il fallait y voir une chance, au fond, un clin d’œil du destin, n’est-ce pas ? Il entreprit de respirer le plus calmement possible, à trois ou quatre reprises, au moins, oui lentement, très lentement, en prenant soin d’écouter le moindre battement de son cœur, et en cherchant, dans le même temps, à relâcher au maximum cette saloperie de tension qu’il devinait encore à moitié coincée entre les omoplates. Peu à peu, il se sentit redevenir lui-même, retrouvant la force intérieure qui le caractérisait, prompt, déjà, à se moquer de la crise qui avait bien failli le terrasser. Il n’était plus très loin désormais de sourire, se redressa tranquillement, jeta en coin un regard à son visage trop pâle, dans la glace au dessus du lavabo, puis il sut qu’il avait, une nouvelle fois, triomphé de lui même. Dans la pièce du fond, ils étaient tous à l’attendre, échangeant entre eux des propos assez insignifiants sans doute, qu’il n’entendait pas ni commenter ni même relever. Seule, Violaine, la grande brune assez sexy qu’il avait immédiatement repérée quand elle s’était présentée à lui le premier jour, seule Violaine, donc, s’était éloignée du cercle et restait, les yeux dans le vague à scruter les crépitements des braises qui s’en donnaient à cœur joie. C’était elle qui, la veille, dans l’après midi, après un colin-maillard proprement interminable dans les allées du manoir, avait du s’exécuter et leur raconter à tous le plus précisément possible ce qu’elle ressentait réellement quand il s’agissait, pour elle, de défendre devant ses collaborateurs la stratégie commerciale de Moulinex qu’elle jugeait, par ailleurs, complètement stupide, pour ne pas dire plus. Sa longue confession, autour d’un chocolat chaud que Charles leur avait préparé tandis qu’ils se réchauffaient tous au coin du feu, avait été, au fond, assez difficile à supporter et, quand elle avait eu fini de leur expliquer, ce qu’elle estimait nécessaire de leur dire, tous, chacun leur tour, avaient entrepris de lui chanter une berceuse de leur enfance. C’était tout à fait spontané et assez beau, vraiment. Charles Mauduit, quant à lui, s’était approché d’elle, et lui avait murmuré, à l’oreille, la prière que se répétaient les vieux indiens d’Amérique quand ils craignaient que le soleil se débine pour de bon et disparaisse pour toujours de l’autre côté du monde. Violaine, alors, s’était brusquement effondrée sur elle même, violemment secouée de soubresauts, et de pleurs, et de larmes, qui pouvaient faire croire que son corps tout entier était directement branché sur une prise électrique qui lui administrait à intervalles réguliers, toute une série de décharges particulièrement douloureuses. Il ne fallait évidemment pas chercher plus loin, l’origine du nom que le groupe lui avait choisi quand son tour était venu. Sanglots-Electriques, ça lui allait plutôt bien, c’est ce qu’ils avaient tous pensé, plus ou moins, en riant, à ce moment-là. Charles Mauduit s’éclaircit la voix, se passa la main dans les cheveux, réclama le silence d’un mouvement des lèvres, à peine esquissé, puis entreprit de leur annoncer que le grand jour était arrivé. « A partir de maintenant, mes amis » dit-il, « …c’est fini : il n’y avait plus ici, ni de Violaine, ni de Paul, ni de Charles, ni de Muriel, ni d’aucun de ces noms qui appartiennent à notre ancienne peau. Je veux juste que nous nous appelions, entre nous, de la manière dont nous avons choisi de nous appeler... » Puis Charles Mauduit ferma délibérément les yeux. Il ne voulait surtout pas voir leur réaction. Juste entendre le murmure qui allait, nécessairement, accompagner cette prescription. Et le silence se mit à durer beaucoup plus longtemps que ce n’était le cas habituellement. Jusqu’à ce que la voix de Sac-de-Nœuds, un type assez coincé, chargé de clientèle au Crédit Agricole, avait-il expliqué l’avant-veille, les ramène tous à la réalité. « C’est un peu n’importe quoi, Œil-de-Taureau, quand même, ce truc, non ? ». Sauf qu’à ce moment-là, à ce moment précis, Œil-de-Taureau, alias Charles Mauduit, comprit qu’il n’était plus du tout en mesure de répondre à la moindre objection. Pire, ses intestins, en une soudaine cabriole, semblaient même avoir entrepris de répondre à sa place. Ce n’était pas juste. Voilà ce qu’il avait envie de dire, du fond du cœur, tandis que Sanglots-Electriques se portait immédiatement à son secours, et le rattrapait in extremis, et l’aidait à s’asseoir, et lui caressait le visage qu’il avait en sueurs, et le consolait comme elle pouvait. Pas juste, murmurait-il en sanglotant comme un enfant tandis qu’un terrible gargouillis, surgi des profondeurs de ses entrailles, lui ôta, définitivement, tout espoir de sauver la face.

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