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Félix Morisseau-Leroy : Les Djons d'Aïti Tonma

Par Tichapo

   En 2006, sous la houlette de Pascal Médan, éminent professeur de littérature et d'histoire au Centre Alcibiade Pommayrac de Jacmel, plusieurs professeurs ou ex-professeurs de lettres de l'établissement ont participé à un ouvrage intitulé Petit catalogue des romanciers jacméliens. Sollicité sur deux œuvres, je retiens ici celle d'un écrivain connu surtout (et encore, beaucoup trop peu) pour ses poèmes en créole ou son adaptation dans la même langue de l'Antigone d'Anhouil: Félix Morisseau-Leroy. On ne peut que regretter, en lisant Les Djons d'Aïti Tonma, qu'il se soit si peu adonné au roman. Celui-ci, un journaliste ou chroniqueur à raccourcis le dirait « inclassable », c'est-à-dire qu'il n'en dirait rien, mais s'extasierait justement de cette terrible originalité. C'est pourtant là tout simplement l'essence du genre, de pouvoir faire fi des cases et canons, mais on continue à s'en étonner. Je reproduis mon méfait ici, précisant qu'un autre extrait du roman figure sur la page 4 de la série « Le chaos et... l'espoir ».


Résumé

Tout commence avec le retour de Jacques Mathurin à Jacmel, après des années passées en France. Il retrouve un pays occupé par l’armée américaine et une population zombifiée, momifiée dans la soumission et dans le conservatisme social. Il s’applique alors, avec le concours de ses amis Jean, Ghislaine et Lise, plus ou moins membres de l’élite qu’ils combattent, à réveiller la ville, notamment en s’engageant lors des élections aux côtés d’un candidat issu des travailleurs du bord de mer, Pierre Colin. Jacques meurt prématurément mais ses amis poursuivent la lutte qui, si elle ne mène pas à la victoire (fraude électorale oblige), mérite de marquer les mémoires par ses péripéties et ses hauts faits.

La zombification prend une autre forme, des années plus tard, celle du macoutisme. Frérot Olivier, le jeune frère de Lise, rempli de désillusion devant, l’échec de sa génération, choisit finalement de s’exiler, mais à ce moment du récit le narrateur opère une déviation spatiale, dimensionnelle même : au lieu de prendre la route de Port-au-Prince, Frérot est entraîné à bifurquer vers la route des Orangers et entrer dans une zone libre et autogérée où l’on résiste ouvertement à la dictature. Frérot participe à la résistance qui mène à la libération de Jacmel (grâce notamment à d’étonnantes « fillettes ») et à l’établissement d’un régime politique local à la fois soucieux de partager les richesses, de promouvoir l’éducation et de tenir compte des réalités existantes. Un rêve, évidemment, que le narrateur avoue tel avant de faire un nouveau saut dans le temps et de nous faire retrouver Frérot, de retour en Haïti et à Jacmel après l’exil et la dictature, reprenant contact avec sa ville grâce, notamment, à un bain dans la chaleur du carnaval.

Commentaire

Qu’est-ce qu’un « djon » ? Pas la moitié de ce fameux champignon qui parfume si agréablement le riz « madan gougous » accompagné de pois « tyous ». Non, mais la question, comme le suggère le titre, peut servir de fil conducteur dans cette œuvre qui passe d’une époque à l’autre, du réalisme au merveilleux, et qui ne semble pas comporter de personnage principal si ce n’est la ville de Jacmel elle-même. La réponse n’est pas évidente, car si de prime abord le djon semble être un homme de caractère, insoumis, un tantinet mythomane ou de mauvaise foi, capable d’actions d’éclat mais aussi des pires atrocités, il voit ensuite sa bravoure et son intelligence orientés vers un but plus moral, un idéal social teinté de collectivisme. A cet égard le djon se met à plusieurs reprises au féminin (faut-il dire une « djone » ?) La figure du djon est donc multiple, elle concentre des caractéristiques diverses, voire contradictoires, d’où son intérêt : elle incarne l’identité haïtienne (le titre ne dit pas : « les djons de Jacmel ») dans ce qui fait son charme et son originalité. On note qu’à deux reprises le peuple haïtien est considéré par un homme revenant de l’étranger et qui regarde par conséquent ses compatriotes à la fois de l’extérieur et de l’intérieur, comme le fait l’auteur lui-même. Félix Morisseau-Leroy exprime donc à travers ces regards l’esprit d’indépendance de son peuple, sa propension au rêve, aux élucubrations, sa tendance à remodeler le réel à sa convenance, à le rendre plus poétique, ce qu’il fait lui-même dans ce roman. Félix-Morisseau Leroy est un djon à sa manière. Une figure de la littérature française correspond bien à cet esprit : Cyrano de Bergerac, personnage réel et dramatique, à la fois écrivain rêveur et bretteur insoumis, qui dans la mort emporte la seule chose qui lui reste et qui pourrait constituer le mot-devise du djon : le panache !

Extrait (p.89-90) : Lise Olivier s’adresse à Frérot alors qu’il n’a que seize ans.

« Car, tu es fou. Je suis folle. Jean, Ghislaine, Colin sont fous. Mon père, ma mère, ma sœur. C’est tragique, comique et beau comme Victor Hugo. Ils sont tous fous, plus fous que Nannanx, que Michelet et que Martinez. Comment peut-on échapper à cette atmosphère de folie ? Et tous ces électeurs des Cayes-Jacmel qui, ce matin, ont accepté de boycotter les élections pour les beaux yeux d’une infirmière, ne penses-tu pas qu’ils sont fous, Frérot ? Et ces voyous du cachot qui voulaient entonner je ne sais pas quoi, moi, une Marseillaise quelconque ou Grenadiers à l’assaut. Les Haïtiens sont fous. Tu vois Sully ? Une crapule. J’ai 23 ans. Pendant 15 ans, j’ai entendu dire que Monsieur Emmanuel M. Sully était l’homme le plus honnête de Jacmel. On va continuer à penser qu’il est l’homme le plus honnête de Jacmel, après tout ce qu’il a fait aujourd’hui, malgré tout ce qu’il a fait aujourd’hui. Et quand on aura besoin d’un président d’Haïti pour remplacer l’ineffable wannenm qui sévit maintenant au Palais National, on n’hésitera pas à choisir Monsieur Sully. Ils sont capables de tout sans se sentir coupables. Et pas question de les guérir de cette folie. A Jacmel, il n’y a que Machenanmwèl et Ti Fils qui soient lucides. C’est vrai, Frérot. C’est une tradition de bêtise, de grandiloquence, de fanfaronnade que Jacques Mathurin rêvait de convertir en djonnerie révolutionnaire, l’alliance légitime du prolétariat et de l’intellectualité d’avant-garde. Un rêve fou. Toi, tu comprends que la poésie est la seule voie. Pas seulement la poésie écrite. La poésie vivante. Je crois beaucoup plus à la poésie vécue qu’aux élections, le chant viril de la fraternité syndicale. »

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