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Des femmes avocates ?

Par Jlhuss

250px-jean-baptiste_simeon_.1257703403.jpg Voltaire, son rival malheureux à l’Académie, lui reprochait de “peser des riens dans des balances de toile d’araignée”, pointant ainsi chez l’auteur de La Double inconstance un excès de raffinement dans l’analyse des sentiments. Pour nous, Marivaux souvent n’est guère plus que le père du “marivaudage”, grâces légères et capricieuses du “jeu de l’amour et du hasard”. On oublie complètement la part qu’il prit au combat des Lumières en démontant les préjugés sexistes et nobiliaires de son temps, notamment dans deux comédies en un acte : La Colonie et  L’Île des esclaves . Après leur naufrage sur une île déserte, les hommes de La Colonie sont sur le point d’établir une constitution pour leur petite société ; les femmes exigent leur part des décisions. C’est dire comme est ancien chez nous le combat pour l’égalité des sexes. “Et quand même nous ne réussirions pas, dit Arthénice au début de la pièce, nos petites-filles réussiront.” La prophétie s’est-elle réalisée ?

Arthénice.- Messieurs, daignez répondre à notre question ; vous allez faire des règlements pour la république, n’y travaillerons-nous pas de concert ? A quoi nous destinez-vous là-dessus ?
Hermocrate. - A  rien, comme à l’ordinaire.
Un autre homme.  - C’est-à-dire à vous marier quand vous serez filles, à obéir à vos maris quand vous serez femmes, et à veiller sur votre maison : on ne saurait vous ôter cela, c’est votre lot.
Madame Sorbin. - Est-ce là votre dernier mot ? Battez tambour ; (et à Lina )  et vous, allez afficher l’ordonnance à cet arbre.  (On bat le tambour et Lina affiche. )
Hermocrate. - Mais, qu’est-ce que c’est que cette mauvaise plaisanterie-là ? Parlez-leur donc, seigneur Timagène, sachez de quoi il est question.
Timagène. - Voulez-vous bien vous expliquer, Madame ?
Madame Sorbin. - Lisez l’affiche, l’explication y est.
Arthénice. - Elle vous apprendra que nous voulons nous mêler de tout, être associées à tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de finance, de judicature et d’épée.
Hermocrate. - D’épée, Madame ?
Arthénice. - Oui d’épée, Monsieur ; sachez que jusqu’ici nous n’avons été poltrones que par éducation.
Madame Sorbin. - Mort de ma vie ! qu’on nous donne des armes, nous serons plus méchantes que vous ; je veux que dans un mois nous maniions   le pistolet comme un éventail : je tirai ces jours passés sur un perroquet, moi qui vous parle.
Arthénice. - Il n’y a que de l’habitude à tout.
Madame Sorbin. - De même qu’au Palais à tenir l’audience, à être Présidente, Conseillère, Intendante, Capitaine ou Avocate.
Un homme . - Des femmes avocates ?
Madame Sorbin. - Tenez donc, c’est que nous n’avons pas la langue assez bien pendue, n’est-ce pas ?
Arthénice. - Je pense qu’on ne nous disputera pas le don de la parole.
Hermocrate. - Vous n’y songez pas, la gravité de la magistrature et la décence du barreau ne s’accorderaient jamais avec un bonnet carré sur une cornette.
Arthénice. - Et qu’est-ce que c’est qu’un bonnet carré, Messieurs ? Qu’a-t-il de plus important qu’une autre coiffure ? D’ailleurs, il n’est pas de notre bail non plus que votre Code ; jusqu’ici c’est votre justice et non pas la nôtre ; justice qui va comme il plaît à nos beaux yeux, quand ils veulent s’en donner la peine, et si nous avons part à l’institution des lois, nous verrons ce que nous ferons de cette justice-là, aussi bien que du bonnet carré, qui pourrait bien devenir octogone si on nous fâche ; la veuve ni l’orphelin n’y perdront rien.
Un homme. - Et ce ne sera pas la seule coiffure que nous tiendrons de vous.
Madame Sorbin. - Ah ! la belle pointe d’esprit ; mais finalement, il n’y a rien à rabattre, sinon lisez notre édit, votre congé est au bas de la page.
Hermocrate. - Seigneur Timagène, donnez vos ordres, et délivrez-nous de ces criailleries.
Timagène. - Madame…
Arthénice. - Monsieur, je n’ai plus qu’un mot à vous dire, profitez-en ; il n’y a point de nation qui ne se plaigne des défauts de son gouvernement ; d’où viennent-ils, ces défauts ? C’est que notre esprit manque à la terre dans l’institution de ses lois, c’est que vous ne faites rien de la moitié de l’esprit humain que nous avons, et que vous n’employez jamais que la vôtre, qui est la plus faible.
Madame Sorbin. - Voilà ce que c’est, faute d’étoffe l’habit est trop court.
Arthénice. - C’est que le mariage qui se fait entre les hommes et nous devrait aussi se faire entre leurs pensées et les nôtres ; c’était l’intention des dieux, elle n’est pas remplie, et voilà la source de l’imperfection des lois ; l’univers en est la victime et nous le servons en vous résistant. J’ai dit ; il serait inutile de me répondre, prenez votre parti, nous vous donnons encore une heure, après quoi la séparation est sans retour, si vous ne vous rendez pas ; suivez-moi, Madame Sorbin, sortons.
Madame Sorbin. - Notre part d’esprit salue la vôtre.

Marivaux , La Colonie (1729) 

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Arion


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