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Louis Bouyer, Le Sacerdoce du Christ 6

Publié le 13 novembre 2009 par Walterman

C'est quand on a médité ces choses qu'on peut comprendre que les affirmations paradoxales sur lesquelles les anciens Pères sont unanimes : « Nous n'avons pas d'autel, disent-ils, pas de sacrifices... » Par là ils veulent évidemment s'opposer à la conception païenne du sacré, au ritualisme dévié de l'humanité déchue. Autrement dit, ce n'est pas un rituel ayant en lui-même la source de sa propre vertu qui, pour eux, fait la religion, comme il en était en particulier dans l'ancienne religion romaine. Par eux-mêmes, en eux-mêmes, les rites, quels qu'ils soient, sont sans vertu pour obtenir la faveur divine ou pour sanctifier l'humanité. « C'est la miséricorde (la « hésèd », à la fois piété envers Dieu, piété envers le prochain) que je veux et non pas le sacrifice », disait déjà poser dans une parole que le Christ a reprise est faite toute sienne. Ou encore, dira-t-on, le sacrifice qui plaît à Dieu, c'est celui des lèvres qui confessent son nom (cf. Os., 14, 2).

Cela veut-il dire, comme les protestants ont eu tendance à le comprendre, que le culte chrétien devrait se réduire à un culte purement spirituel, entendu dans un sens nettement intellectualiste : une Parole qui ne fait qu'éveiller en nous de pieuses pensées, mais point d'action sainte qui se renouvelle parmi nous et dans laquelle nous soyons entraînés ?

Pas de contresens qui puisse être plus pernicieux que celui-ci. En fait, ce n'est pas seulement le sacrifice chrétien qu'il vide de son contenu, c’est jusqu'à la Parole, qu'il prétend exalter mais qu'en fait il défigure, faisant de la Parole qui est « Esprit et Vie » une parole simplement notionnelle, quand ce ne sont pas rien que des mots.

Le culte chrétien, au contraire, est plus rempli de réalité, l'action créatrice, qu’aucun autre culte. Mais ce n'est pas le rituel lui-même qui y constitue cette action. Elle le déborde doublement. Car ce rituel, au contraire de tous les autres, n'y est pas sacré parce qu'il serait à part de la vie concrète, dans toute sa réalité quotidienne comme dans les profondeurs de l'être conscient, personnel. Le rituel chrétien ne fait que présenter à notre foi perpétuellement l'action pleinement humaine, et divine tout ensemble, qui est elle-même le grand mystère annoncé par la Parole : le Christ glorifiant le Père, non seulement dans les pensées intimes de son cœur, dans les mots inspirés que sa bouche prononcerait, mais dans sa chair elle-même, dans l'obéissance de la Croix. Et par là ce même rituel nous engage nous-mêmes, en toute réalité, avec tout ce que nous sommes, l’âme croyante d'abord, mais aussi, inséparablement, la chair où elle agit et souffre, dans ce ministère de l'obéissance, de la glorification du Père dans les cœurs contrits et brisés. Le rituel, dans le christianisme, ne perd donc nullement sa valeur, mais cette valeur ne lui est plus propre. Ou, si l'on aime mieux, elle n'est que la valeur d'un entre-deux : entre la réalité souveraine du Christ et de sa Croix, du Christ fait pour nous « Esprit vivifiant » par sa Croix, - et l'humble réalité de toute notre vie, que le Christ veut faire sienne, veut plonger en lui, enter sur lui, remplir de sa propre vie...

Le rituel chrétien va donc de valeur que par ce qu'il apporte ainsi à chacun de nous et à nous tous dans l'Eglise la réalité du mystère, « le Christ en nous, espérance de la gloire ». Mais c'est à notre foi qu'il l’apporte, c'est elle seule, si la Parole l’a vraiment éveillée en notre cœur, qui peut se saisir sous les signes sensibles, visibles, de ces réalités cachées qui sont le domaine de l'Esprit. Et c'est l'Esprit du Christ, vivifiant notre propre esprit qui s’ouvre à  lui dans la foi, qui fera qu’en nous comme en lui le mystère s'accomplira : non seulement que nous glorifierons le Père avec des lèvres et un cœur purs, mais que notre vie entière, dans les plus humbles détails de l'existence quotidienne, deviendra eucharistique : saturée à ce point de la grâce du Christ qu'elle ne soit plus qu'action de grâces, la propre action de grâces du Fils se livrant à la Croix, et, par cette Croix, rendant tout en nous vraiment filial.

C'est dans ce sens que nous n'avons point de sacrifices, ni d'autels, ni de temples, au sens où les païens, voire les juifs eux-mêmes en avaient. Car notre sacrifice, c'est le Christ lui-même ; l'autel, c'est sa Croix. Et le temple ? Ce ne peut être que nous-mêmes, recevant en nous le Christ, perpétuant en nous sa Croix, non pas comme si nous pouvions y ajouter quelque chose de notre propre cru, mais parce que c'est lui qui veut « achever en notre propre chair ce qui reste à souffrir de ses souffrances pour son corps qui l'Eglise » (Col., 1, 24).

En fait, cela ne veut pas dire que nous n'avons point de rituel, mais que la réalité sainte de notre rituel, c'est la réalité d'un signe efficace, donné par la toute-puissante parole divine dans le Christ, donné par le Christ à notre foi dont lui-même est l'auteur, pour que cette foi s’y saisisse du mystère inaccessible aux sens. Les yeux de chair qui suivent l'action rituelle chrétienne n'y voient qu'un pain comme les autres, une table comme les autres. Mais c'est la foi qui reconnaît ici et l’autel et la victime et le prêtre, qui tous sont le Christ, et c'est la foi qui édifie le temple, qui est ce corps du Christ dont nos corps deviennent les membres.

Louis Bouyer, Le Sens de la Vie Sacerdotale, Cerf 2008, p. 99-114



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