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Le Peuple de la Forêt ; nomadisme ouvrier et identités dans la France du Centre-Ouest aux Temps modernes

Par Jean-Michel Mathonière

Sébastien JAHAN avec Emmanuel DION : Le Peuple de la Forêt ; nomadisme ouvrier et identités dans la France du Centre-Ouest aux Temps modernes ; Presses Universitaires de Rennes, 2003, 276 p., ISBN : 2-86847-728-3. 20 €

Les études sur les Bons Compagnons Fendeurs et les Bons Cousins Charbonniers négligent souvent les aspects techniques de ces métiers et la sociologie des ouvriers forestiers, pour se concentrer sur leurs rites et leurs symboles. Le livre de S. Jahan vient rappeler combien il est utile de disposer de données variées, fruits de la recherche universitaire, pour mieux comprendre les raisons d’être et l’environnement de ces associations initiatiques.
A partir, principalement, du dépouillement méthodique des registres paroissiaux de plus de 500 communes (« un véritable travail d’orpailleur » soupire l’auteur), mais aussi de sources notariales, les auteurs ont essayé de comprendre quel était le mode de vie des charbonniers, fendeurs, bûcheurs, scieurs de long et autres ouvriers forestiers entre le milieu du XVIIe et la fin du XVIIIe siècle. La zone géographique étudiée est vaste, puisqu’elle couvre plus ou moins le Poitou, l’Angoumois, le Berry, le Maine, la Basse-Normandie, avec quelques incursions dans les provinces voisines. Ils en dégagent des conclusions particulièrement intéressantes, qui mettent à mal les clichés habituels sur le caractère sauvage et asocial de ces « hommes des bois ».

Le Peuple de la Forêt ; nomadisme ouvrier et identités dans la France du Centre-Ouest aux Temps modernes

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Retenons en quelques unes. En premier lieu, ces hommes sont des itinérants, qui se déplacent de coupes en coupes, au gré des besoins des maîtres de forges et des autres consommateurs de bois. Ils voyagent presque toute leur vie, demeurant quelques mois ou quelques années dans une forêt avant de partir vers d’autres chantiers. Les déplacements s’étendent souvent sur plusieurs centaines de kilomètres, bien au-delà d’un massif forestier provincial. Ce nomadisme rapproche les fendeurs et les charbonniers des compagnons urbains et justifie la pratique de moyens de reconnaissance entre membres d’une même fraternité. On comprend la nécessité vitale de l’entraide et la finalité de l’initiation : sélectionner et agréger non seulement ceux qui sont professionnellement qualifiés mais aussi ceux sur qui l’on pourra compter en cas de difficulté.

En second lieu, l’auteur fait état des « noms cachés ». A travers les actes de baptême, mariage et inhumation, se révèlent les surnoms (le patronyme est suivi de « dit ») voire les noms substitués de ces ouvriers forestiers : La Verdure, Bagatelle, la Rose, l’Espérance, la Bonté, la Forêt, la pointe, le Noble, Bois d’Argent, la Garenne, la Pensée, etc. Comme le remarque S. Jahan, ces surnoms ne sont aucunement l’indice d’une dissimulation, leur fonction n’est point de cacher le « vrai » nom mais « au même titre que ce qui existe dans d’autres populations voyageuses comme les marins ou les soldats, la pratique du surnom illustre la volonté de disposer d’une identité à "usage interne", traduction de rituels de camaraderie, de liens privilégiés noués au sein d’une communauté distincte de la société environnante. ». C’est ce que l’on constate en effet non seulement chez les Compagnons du tour de France mais aussi chez les Bons Compagnons Fendeurs du Devoir. Mais l’auteur ne perçoit pas bien que ce surnom est attaché à un rite d’initiation et que, du même coup, cette pratique que l’on pensait localisée chez les forestiers du nord-est de la France et de la Basse-Normandie était vraisemblablement présente chez ceux du centre-ouest.

L’auteur nous renseigne également sur le degré de « civilisation » de ces populations forestières. Contrairement aux légendes, ces hommes n’étaient pas des marginaux isolés du reste des autres habitants. Si l’étude des actes de mariage montre une forte endogamie, les contacts avec d’autres habitants sont permanents (forgerons, cafetiers, voituriers, etc.). Mais surtout, ces forestiers sont de « bons chrétiens » qui assistent régulièrement aux offices, font baptiser leurs enfants et meurent munis des sacrements de l’Église : voilà qui rompt avec le cliché de charbonniers détenteurs des derniers mystères du paganisme sylvestre ! Au reste, tout ce que l’on connaît des traditions des Bons Cousins atteste qu’ils étaient profondément catholiques.

D’autres informations sont précieuses car elles nous permettent de conforter des hypothèses. Ainsi, l’auteur signale l’emploi du mot « cayenne » pour désigner les huttes des charbonniers, fendeurs et autres bûcherons, par ailleurs appelées « loges ». Or le mot « cayenne », dérivé du bas latin caya signifiant « demeure », fait aussitôt songer au lieu de réunion des compagnons charpentiers, couvreurs, tonneliers-doleurs et autres Devoirants. La similitude des rites existant chez les fendeurs et certains compagnonnages urbains (surtout les charpentiers) avait déjà été signalée mais la rencontre de ce vocable atteste un peu plus une communauté d’origine et est peut-être l’indice que les fendeurs sont à l’origine des compagnonnages du bois.

Beaucoup d’autres informations nous permettent de mieux appréhender la vie rude mais libre de ces hommes vivant dans les forêts durant presque toute leur existence. Dans la zone étudiée, la sédentarisation des charbonniers s’amorce au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous l’influence de facteurs démographiques, règlementaires (les errants sont de plus en plus suspects aux autorités) et économiques (les maîtres de forge veulent disposer d’une main d’œuvre fixe). La sédentarisation semble moins concerner les fendeurs : on est bien là en présence de deux métiers différents, d’où par ailleurs l’existence de rituels distincts. C’est aussi, remarquons-le, la période où les rites forestiers sont portés à la connaissance des non-professionnels qui en font, selon l’expression désormais classique une « franc-maçonnerie du bois ».

Le Peuple de la forêt constitue un ouvrage au style alerte, documenté, enrichi de cartes et de tableaux, mais c’est par ricochet seulement qu’on y trouvera matière sur les associations forestières de type initiatique, aucun document sur les rites des charbonniers et des fendeurs n’ayant été découvert parmi les sources de cette étude.



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