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"Les paensements d’Arrière-arrière-grand-maman", d'Armand Dupuy (lecture de Yann Miralles)

Par Florence Trocmé

 

 

Des pansements qui font penser, qui font du bien
Notes sur un livre d’Armand Dupuy


Dupuy
Les petits livres font parfois un grand bien. C’est le cas du dernier ouvrage d’Armand Dupuy[1], Les paensements d’Arrière-arrière-grand-maman, récemment paru chez Animal graphique[2] : le texte est court en effet (une quarantaine de pages), publié chez un petit éditeur – et ces « pansements-là » sont source de joie. D’ailleurs, comme le laisse entendre le nom de la maison d’édition, on ne devrait pas parler, à propos de ce livre, d’auteur unique. Si Armand Dupuy a bien écrit les poèmes dans l’ouvrage, il faut ajouter que ce dernier est aussi le fait de Bobi + Bobi, peintre illustratrice, et de Farida Bhogadia, à l’origine de la traduction de chaque poème en anglais.
La joie est donc d’abord due au dispositif singulier de ce livre : on trouve, sous les 17 poèmes en prose d’Armand Dupuy (situés toujours en haut de la page de droite), la version anglaise de ces textes, et, comme en vis-à-vis, sur la page de gauche, les dessins et peintures de Bobi + Bobi. C’est un plaisir esthétique (celui d’être en face d’un bel objet) qui prime donc toute étude approfondie de ce livre. Cette configuration spécifique, d’ailleurs, nous inviterait à analyser, plus que le mode de signifier de chacun de ces textes ou dessins, les relations qui s’établissent entre eux, le mouvement et l’énergie qui passent de l’un à l’autre (la quatrième de couverture évoque un tel mouvement : « Ce sont d’abord des peintures, trois ou quatre, qui ont ouvert un sillon rouge et sans voix. Puis très vite des textes inattendus ont jailli. »). Faute de vocabulaire adéquat toutefois (notamment en ce qui concerne l’aspect pictural du livre), on se bornera à faire quelques remarques sur les poèmes en français.
La joie, on en conviendra, est paradoxale : le titre insiste sur deux points : la blessure (« Les pansements ») et le passé (la mention de l’aïeule), à quoi il faudrait ajouter (à la faveur d’un jeu graphique sur le a et le e collés dans le titre – ce que ne rend pas la graphie ci-dessus) une référence à la pensée (« Les pensements ») qu’on retrouve dans le texte. On voit qu’il n’y a pas là de quoi se réjouir ! Mais ce paradoxe se double encore d’un véritable hiatus entre les effets de la lecture et l’aspect programmatique du titre : la tristesse qu’il évoque se voit en effet démentie par un plaisir, tout à la fois « poétique et musculaire », comme le dirait André Spire, créé par le rythme du texte et « la chair des mots » ; et le passé dont il est question est comme nié par l’emploi quasi exclusif du présent de l’indicatif – présent de narration, mais surtout présent d’énonciation.
Le présent, et aussi le passé composé, liés tous deux, comme on le sait, à la situation d’énonciation, à un hic et nunc de l’écriture, n’empêchent pas pour autant le déploiement d’un récit – qui se joue et se noue entre quelques pronoms, bien plus qu’entre des personnages distincts. Un Je rencontre « une femme » dans la rue, marche derrière elle et la dépasse ; ce Je s’adresse et répond à un Tu (« Tu me dis le temps fend », « J’attends ce que tu m’attends »…) – un Tu marqué par l’absence (« tu n’es pas là […]. Tu ne viens pas. », « Toi, tu ne recommences pas, tu sors ») ; enfin, le pronom Elle se retrouve en de nombreux endroits du texte et semble lui-même se diviser en deux : tantôt il désigne la poétesse Katherine Mansfield (poème 5[3]), tantôt il qualifie l’aïeule (« elle aurait pu dire, elle aussi, l’Arrière-arrière-grand-maman » – 7). Que raconte encore ce texte ? Il y est question de marche, de rues, de viande à l’étal des boucheries, de Grande Guerre, de crachats de sang, d’hôpital… Mais ce qui importe sans doute, c’est que ce récit est porté par un récitatif – ou mieux : ainsi que le dit Meschonnic, c’est le récitatif qui fait le récit – et qui fait du bien.
Ce récitatif est d’abord un choix d’écriture. Si l’un des livres précédents d’Armand Dupuy[4] employait le trait vertical (le slash) pour séparer des éléments phrastiques parfois syntaxiquement liés (créant un brouillage vers-prose) et faire de chaque poème (séparé du précédent et du suivant par un double slash) un bloc de texte autonome, s’il a pu aussi écrire quelques poèmes en vers, il faut dire que ce qui prime ici, c’est un certain usage de la prose, une ponctuation a priori plus classique (point, virgule, deux points), ce sont surtout les reprises de mots-motifs (« tête », « pensée », « dos », « sang », « rouge »…), de syllabes (allitérations, assonances) dans un même poème et tout le long du livre – une manière de favoriser un certain continu de la parole.
En vérité, la spécificité de l’ouvrage semble reposer sur une double idée, contradictoire mais simultanée : celle d’une condensation / dispersion. C’est ce que disent les poèmes (et les dessins), leur énoncé, mais c’est surtout ce qu’ils font.
La condensation (passage d’un corps de la phase gazeuse à une phase solide ou liquide), on la remarque dans la mise en page : chaque bloc de texte, compact, tient et se tient (en haut de page pour le poème français, en dessous pour la traduction anglaise). De même, les poèmes ne cessent d’invoquer des objets (dès le poème 1 : « le temps rassemblé dans son chignon, du temps bien serré », et plus loin : « son chignon très dur » ou « une ampoule ») ou des parties du corps (« J’ai ma tête, mon ring étroit ») dont la rotondité disent bien la concentration et l’action de se blottir : « roulé dans ton lit, tassé sur la chaise » (3), « Alors elle se noue dans ses draps » (5), « Tu restes en boule, dans tes draps » (11), « Elle ferme à double tour » (15)… Enfin, c’est la prosodie elle-même qui semble condenser le livre, le refermer sur lui-même. C’est ainsi que le texte s’ouvre sur la mention de la « tête » et du « vent » (dont le phonème [ã] est disséminé, dans la suite du livre, dans : « temps », « fend », « sang », « grand-maman ») et, trois poèmes plus loin, sur « ce qu’on terre » (le verbe terrer est évidemment mis en relation avec le nom « la terre », fréquemment employé aussi), et se clôt par ces phrases : « Certains, jours, faudrait se taire, le vent claque dans les draps. Le A et le O soufflent fort, c’est tout ». Plus qu’une histoire de motifs (ou de référents), il s’agit ici de toute une signifiance (homophonie « terre »-« taire », paronomase « tête »-« taire », reprise de « vent » au début et à la fin de l’œuvre, assonance en [a] (la lettre écrite est présente dans « claque », « draps »), en [o] (la lettre se retrouve dans « fort ») et en [u] (« jours », « tout ») qui fait du livre un ensemble de textes se répondant les uns les autres – et se terminant par une clausule.
Pourtant, ce principe de condensation est contrebalancé par un processus de dispersion : l’asphyxie à quoi peut mener la rotondité, l’enfermement, l’action de se blottir (« Le manque d’air fait bloc ») se voit contestée par l’appel du grand air. D’ailleurs, dès le début, le quadruple accent des premiers mots (accent d’attaque sur « Nulle », accent syntaxique sur « tête » et vent », accent prosodique sur « va ») met en valeur ce mouvement : « Nulle tête ne va vent ». Joint au brouillage sémantique (on aurait attendu « va vers »), ces mots montrent bien ce qu’ils disent : il s’agit de laisser aller la tête (motif de la condensation, avons-nous dit), de faire en sorte qu’elle s’abandonne au mouvement aléatoire du « vent ». La dispersion est aussi comparable, dans tel exemple, à un processus de liquéfaction – nous passons de la solidité d’un visage qui tient à son écoulement : « Ceux [les pansements] qui tenaient sa joue, son nez, ses yeux. Toute sa figure lui coulait dans le menton. » (c’est moi qui souligne). À la faveur d’une proximité sonore (le phonème [u]) et d’une paronomase (« coulait »-couleur), on pourrait penser ici qu’il y a une volonté, chez Armand Dupuy, de mimer la peinture, de faire de son écriture, en tout cas, un pendant de l’œuvre peinte de Bobi + Bobi – d’utiliser, à l’instar de « la patmo » d’un Tarkos, les mots comme de la couleur qui coule.
Dans ce rapport texte/image, se lit pourtant un autre effet de dispersion. Car il y a une non-coïncidence entre celle-ci et celui-là. Au début du livre par exemple, il faut attendre un ou deux poèmes pour retrouver la silhouette d’un homme à une table, un lavabo, une tache de sang présents dans les peintures (qui donc ne correspondent pas au texte dont elles sont le vis-à-vis). De même, la femme de dos que représente la dernière illustration était déjà présente dans le texte depuis plusieurs pages. Plus que dispersion (du sens), il faudrait parler sans doute ici, d’ailleurs, de décentrement… Décentrement que met en œuvre aussi le passage du français à l’anglais, biensûr.
Mais il faut insister, pour finir, sur la simultanéité de ces mouvements contradictoires que sont la condensation-concentration et la dispersion-liquéfaction-décentrement. On le voit notamment par la présence de textes en surimpression dans certaines peintures. On le remarque aussi, inversement, dans quelques pages de droite où le poème est comme baigné dans les couleurs grise, rose ou rouge. Manière de fondre texte et image ? En tout cas, voilà une façon de joindre la condensation et le décentrement. Un autre exemple prouve une telle conjonction, de manière flagrante ; c’est au poème 3 : « des fleurs décollées » se voient comparées à des « demi coquilles d’œuf ». C’est d’abord dans les deux occurrences que se fait la conjonction de la condensation (la forme des « fleurs » et de l’« œuf ») et de la dispersion (« décollées » et « demi coquilles »). Mais ce n’est pas tout : la condensation / dispersion est présente aussi entre les deux occurrences, par le quasi parallélisme de la structure sonore [f] [oe] [d] [ko] / [d] [ko] [k] [d] [oe] [f].  
Comme l’indique le titre, le livre met donc en relation le corps (par le pansement) et la pensée (« le pensement »). Pensée du corps, pensée du poème dont témoignent de nombreux passages : « Pas le temps, plutôt l’idée », « ce qu’on pense ne mène jamais plus loin que ce qu’on terre », « Alors j’écris vite, très vite pour deviner », etc. Car ce texte (comme le disent Meschonnic, Artaud ou Novarina, chacun à sa manière) montre un corps qui s’actualise dans et par le langage, un corps qui « essaye de penser », qui tente de s’extraire (par le mouvement de condensation / dispersion) de « sa glu de pensée », qui cherche à « dépass[er] [ses] idées ». Un corps pris, en somme, dans ce mouvement infini de territorialisation-déterrorialisation-reterritorialisation décrit par Deleuze. C’est ce que fait le rythme du texte : un corps « [r]aciné mais pas là. » Qui, malgré ses blessures et son incessant travail de soi-même par soi-même et le monde, nous donne la joie (c’est presque musculaire, vous dis-je) de le suivre.      
Contribution de Yann Miralles (publiée par Florence Trocmé)


[1] Les livres précédents d’Armand Dupuy ont paru chez Publie.net. Un texte paraîtra à La Rivière échappée en 2010.
2 Animal graphique est une maison d’édition qui a pour but de publier des créations graphiques atypiques – d’où l’importance accordée à l’aspect pictural du livre.
[3] Désormais le chiffre qui précède et numérote chaque poème en prose sera mis entre parenthèse après les citations.
[4] Dehors / hors de / horde, paru chez Publie.net en 2008.


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