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Écrire à la marge

Par Joseph Vebret
Étonnant Journal que celui de Jules Renard dont on célébrera l’an prochain le centenaire de la mort –Jules_Renard  jeune, quarante-six ans. C’est un patchwork, des carnets de travail qui ne décrivent en rien la vie quotidienne de l’auteur de Poil de carotte, mais rassemblent des idées, des pistes à explorer, des confidences, des bribes de conversation, un work in progress fait de soliloques comme autant de bijoux de concision. La Fontaine et La Bruyère ne sont jamais loin. Et chacun peut y trouver son bonheur : il y a là de la poésie, de très belles images faites de rien, quelques mots à peine (« Les sillons, rides annuelles de la terre »), son travail d’écrivain et ses préoccupations stylistiques (« Le mot juste ! Le mot juste ! Quelle économie de papier le jour où une loi obligera les écrivains à ne se servir que du mot juste ! »), son regard sur ses contemporains, et notamment les autres écrivains (« George Sand, la vache bretonne de la littérature »). Il y a aussi de l’humour, de l’autodérision, de l’ironie mordante, du cynisme, une forme de détachement face au tragique. Mais s’en dégage surtout l’homme, le regard lucide qu’il porte sur lui-même, l’honnête homme, sincère, soucieux de vérité, humble, loin de cette image de misogyne qui lui colle à la peau, un gentil qui voudrait être méchant, mais n’y parvient pas toujours… Le Journal de Jules Renard, un labyrinthe dans lequel il faut s’abandonner pour avoir le bonheur de se perdre. On ne peut que regretter l’attitude de la veuve de Jules Renard qui n’hésita pas à censurer, couper, expurger, amputer des pans entiers du document, près de cinquante pour cent aux dires des spécialistes. Elle aurait notamment supprimé les passages faisant référence aux frasques amoureuses de son mari. Mais d’autres aussi sur des littérateurs encore vivants qui auraient pu en prendre ombrage. Quinze ans après la mort de son mari, c’était la condition sine qua none à son accord pour une publication. Puis, une fois le manuscrit recopié par l’éditeur, elle l’aurait purement et simplement brulé. Bref, de tous les journaux intimes qui nous soient parvenus à ce jour et qui furent « révisés », c’est vraisemblablement le plus mutilé.  On ne dira jamais assez de mal de ces ayants droits abusifs qui se permettent de « rectifier » une œuvre dans un souci de respectabilité, pour ne point déplaire, par peur, par bêtise ou par inconscience du trésor qu’ils ont entre les mains. Ou pour récrire l’histoire. Ainsi la sœur de Nietzsche qui falsifiera l’œuvre du frère adoré pour soutenir les thèses conservatrices puis nazies. Ce fut la hantise de Léautaud. La tentation est alors grande de publier de son vivant tout ou partie de son journal, au risque de se brouiller avec ses meilleurs amis au pire ou de s’autocensurer au mieux. On sait que Gide avait conscience que son journal et sa correspondance seraient publiés un jour. Comment être dès lors sincère, authentique, naturel, sinon demeurer en marge de la république des livres, et prendre tous les coups. Marc-Édouard Nabe en sait quelque chose. Renaud Camus aussi, qui vient de rater le Grand prix de l’Académie française malgré un époustouflant roman (Loin, P.O.L.). Ou encore Gabriel Matzneff qui a vu s’envoler le Renaudot-Essai au… dixième tour de scrutin où le président a fait jouer sa double voix – sûrement a-t-il été victime du récent syndrome Polanski/Mitterrand.

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