Magazine Journal intime

Déluge en plein ciel

Par Eric Mccomber
De Maasland à Goedereede, j’ai la pluie dans la gueule sans arrêt. C’est la tempête, en fait. Je suis le seul cycliste sur les routes. Les Néerlandais me klaxonnent, mais par sympathie. Je les vois me saluer par les vitres embuées des portières. Pour une fois, je navigue à la perfection. Faut dire que j’ai étudié cette route soigneusement auparavant. C’est qu’une mauvaise manœuvre ou un moment d’inattention me ferait prendre un détour de 15 km et me mettrait en danger de cheminer à la noirceur totale. Alors, pas de chance à prendre. J’ai parsemé la route de petits marqueurs et Vera me fait constamment garder le cap de sa douce et rassurante voix de canette. « In 50 meters, turn right on Groenkruisseweg… Now turn right and drive 4 kilometers South… ». Normalement je coupe le son. Mais ces derniers jours, la pluie m’empêche de voir l’écran. Vera ne parle pas beaucoup. Elle s’adresse à moi de temps à autres, avec beaucoup de pertinence. Généralement pour me conseiller un virage. Vera gauche, Vera droite, etc.
Bref, j’arrive à Goedereede trempé jusqu’aux os vers 15h. Je passe le reste du jour à manger et à boire mes provisions. Chocolat, saucisson, bière, fromage, yogourt, framboises… Mes ange-gardiens néerlandais me gâtent, je déborde de victuailles, c’est sidérant ! Je grignote jusqu’à 21h, après quoi je roupille jusqu’au lendemain à l’aube.
Je prends la route vers 9h, et heureusement. Je m’attends à une dure journée. Je revêts ma combinaison d’astronaute. On prévoit deux tempêtes, une vers 11h, l’autre en milieu d’après-midi. 95% de possibilités d’averses. Vent S-O de 60 à 120 km/h. Je vais justement au Sud-Ouest. Évidemment. Donc, je prends cette journée au sérieux. Au début, à part la visibilité presque nulle, c’est pas si mal. Je réussis en forçant un peu à me maintenir autour des 10 km/h. Je n’ai que 55 km à faire, ce qui n’est pas la mer à boire. En fait, je suis dans une très belle forme et je traverse sans encombre le Grevelingen, toujours avec la pluie dans le visage, mais en chantonnant, plein d’enthousiasme. Je suis prévenu, ce qui change beaucoup de choses en général. En fait, je vais me taper presque tout le Delta de l’Amstel en une journée. Je suis le Provincialweg jusqu’à l’île de Schouwen-Duiveland, que je traverse de part en part, légèrement poussé par un vent de côté parfois sympathique. Le reste du temps, je dois me pencher en rappel pour ne pas être déporté dans le ravin. De temps à autres, je reçois une monstrueuse gifle de dinosaure qui m’envoie jusque dans l’herbe le long de la piste. Une fois ou deux je parviens à freiner juste avant de sombrer corps et âme dans le canal. Les mauvais souvenirs remontent à la surface de ma belle fougue et je commence à angoisser un peu, mu par l’impression sinistre de danser avec la catastrophe.
Pendant quelques bornes, j’ai le vent directement dans le dos et ça coule tout seul. J’arrive ainsi à Zierikzee que j’ai le regret de ne pouvoir photographier pour cause de précipitations intempestives. C’est là que je fais ma connerie du jour. J’avais décidé de plonger la main dans ma poche pour me payer le traversier qui relie Zierikzee à Wemeldinge, mais comme j’ai roulé très fort jusqu’à maintenant et qu’il ne me reste plus que 20 bornes à avaler d’ici Kloetinge, je change d’avis et je prends le pont, le fameux Zeelandbrug. En arrivant dans la courbe à l’approche de l’ouvrage, je suis deux fois jeté au bas de la Gaxuxa par la bourrasque. Bon. Je décide de pousser le vélo jusqu’au pont, où je suppose que ça sera plus facile.
Je ne sais pas trop à quoi je pense pendant ces minutes-là, mais l’obstination, parfois une de mes grandes qualités, peut également me faire faire de ces immenses conneries. Celle-là en est une illustration parfaite et douloureuse. Il n’y a pas de parapet protégeant la piste cyclable du vent sur le pont Zeelandbrug. Tout juste un muret de béton empêchant les fardiers de nous aplatir d’un côté et une clôture d’acier de l’autre, évitant qu’en perdant l’équilibre on chute dans la mer du Nord. Au début, ça monte, et il n’est même pas pensable de pédaler, alors je continue à pousser. Arrivé au sommet, j’ai le malheur de constater que le vent… redouble d’ardeur. Au-dessous de moi la mer est déchaînée et les chalutiers dansent la java en tous sens. Dès les premiers mètres, un coup de vent terrible soulève la Gaxuxa et ses 60 kilos dans les airs et me plaque contre le mur de béton ! Je m’arc-boute pour empêcher la basque de s’envoler ! Je n’arrive pas à y croire et je continue, littéralement couché par devant, les poings fermés sur le guidon.
À compter de ce moment, c’est le système nerveux et musculaire qui prend toute la place en moi. Je ne réfléchis plus, je ne ressens plus, je ne rêve plus. Je n’ai aucun plaisir, mais je ne souffre pas non plus. Tout juste puis-je ressentir une vague inquiétude lorsque je parviens au milieu des sept kilomètres de cette infernale construction et que je réalise que je travaille à cette traversée depuis déjà plus d’une heure. Le pont est jalonné de téléphones d’urgence, un tous les mille mètres. Ceux-ci deviennent mes objectifs à court terme. Je me rends jusqu’à un, puis j’appuie mes fesses contre le muret de béton. Je tiens le guidon de la main gauche tandis que je dégage un bidon de la main droite. Lorsque je la porte à ma bouche, la bouteille passe près de s’envoler. Je bois avidement en serrant le cou du récipient de toutes mes forces. Ensuite je repars.
J’ai en cours de routele sentiment diffus d’être en train de réaliser un truc très difficile. Chose certaine, ça prend une éternité. Aux deux tiers, j’ai des crampes au dos et aux jambes. Je fais de plus longues pauses aux téléphones. Aux trois quarts, j’ai vidé mes trois bidons. Pantelant, ruisselant de pluie et de sueur, grelottant de froid et tremblant d’adrénaline, je poursuis, je tiens bon, un pas, un pas, un pas… Que faire d’autre ? Lorsque finalement j’atteins l’autre rive, je n’ai pas la moindre impression de triomphe, d’accomplissement. Ça descend, c’est tout. Je remonte en selle. La pente est raide, mais je dois forcer sur les pédales pour avancer. Résultat de mon effort : 9 km/h. En descente. Pff !
La suite, je la vis à moitié. Je suis un zombie à roulette. Vera m’annonce qu’elle va mourir. Je la branche au petit chargeur lors d’une rare accalmie sans flotte. Pour ce faire, je retire un gant. Dès l’instant où je tente de le déposer sur le guidon, il s’envole et va choir à 30 mètres derrière moi dans une flaque ! La brave Gaxuxa tient à peine sur sa béquille pendant que je vais le rechercher en hochant la tête. Je termine mon branchement et remonte en piste. 20 minutes sans pluie suffisent à sécher mon survêtement, tellement ça souffle. J’en rigole presque. Presque. Il fait presque nuit. 55 km ? Il m’aura fallu toute, toute la journée pour arriver au bout de cette distance qui représente normalement peu ou prou deux heures de bécane. J’arrive au bout d’un petit chemin perdu à une chaleureuse fermette où je suis accueilli, encore une fois, avec une telle chaleur, une telle bienveillance, que j’en oublie presque qu’à un certain moment, au milieu de ce satané pont du Zeeland, j’en ai eu ma claque.© Éric McComber

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