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Le rapport à l’argent

Publié le 30 novembre 2009 par Jlhuss

patrick-tuphe.1259573572.jpg L’un de mes Amis, Patrick Tuphé , est intervenu dans le cadre des derniers “Entretiens d’Auxerre” sur le thème de “l’Argent“.
Son témoignage s’appuie sur son expérience, familiale, personnelle et professionnelle, sur des anecdotes et sur les échanges q’il a pu avoir avec quelques amis chefs d’entreprise et avec ses associés. Cette approche est par définition totalement subjective comme il se plaît à le dire lui-même.
Il a eu la gentillesse de me confier son texte et de m’autoriser à le publier.Cette remarquable communication, très personnelle pourra vous paraître un peu “longue” pour un blog. Elle mérite pourtant une lecture attentive et complète tant elle brille par une vraie connaissance de terrain et une expérience véritable, nous éloignant des habituels poncifs et des “grandiloquences” universitaires.
Elle est construite pour une lecture intégrale.

Lien entre histoire personnelle et conception de l’argent

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Je suis bourguignon d’adoption et fier de l’être, mais mon cœur bat toujours pour l’Auvergne, et plus particulièrement pour le département du Cantal où je suis né et où demeure une grande partie de ma famille. Vous remarquerez qu’il était osé de demander à un auvergnat de parler d’argent mais je vais profiter de cette occasion pour rendre hommage à cette population, même si je ne le ferai jamais aussi bien que Georges Brassens dans sa chanson.
J’ai été éduqué dans une famille modeste mais ambitieuse, avec cette volonté constante de s’élever. Mon père a fait une carrière de commercial et ma mère était aide soignante. Au début de leur vie de couple et juste après ma naissance ma mère exerçait deux emplois, aide soignante la semaine et serveuse en extra le week-end. Nous étions dans les années soixante et mes parents cherchaient à accroître  leur niveau de vie mais avec une règle en or : ne jamais faire de crédit, toujours acheter comptant. Ils ont d’ailleurs gardé cette habitude de demander une remise en payant comptant, ce qui surprend toujours le vendeur dont les revenus dépendent autant de ses ventes que des crédits consentis par les clients.
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Quoiqu’il en soit, j’ai appris à respecter l’argent, non pas pour en jouir à l’image d’un Harpagon, mais parce que j’ai appris qu’il était toujours le fruit du travail de quelqu’un.
L’argent se respecte d’autant plus que celui qui en dispose n’est pas toujours celui qui l’a gagné. Ainsi sans entrer dans le débat de la redistribution équitable ou non des richesses, prenons pour exemple la transmission de l’argent à travers la succession. Les héritiers se retrouvent toujours avec une manne pour laquelle ils n’ont pas sué. Pourtant, cet argent facile est souvent le fruit des souffrances ou des privations de leurs ascendants. Cela rappellera d’ailleurs des souvenirs à une personne qui m’est chère et dont la grand-mère a économisé une somme conséquente transmise à ses petites filles alors qu’elle percevait … le minimum vieillesse. Comment ne pas respecter cet argent ?
Les auvergnats du 20ème siècle respectaient l’argent parce qu’ils vivaient dans un pays rude, suffisamment pauvre pour obliger les jeunes à migrer vers un  « eldorado» : Paris. C’est ainsi qu’ils sont devenus Bougnats, avant de truster les brasseries parisiennes. D’autres populations plus pauvres sont en train de prendre leur place aujourd’hui pour les mêmes raisons.
Cette relation à l’argent se traduit bien dans l’anecdote suivante : un ami auvergnat qui tenait un bar tabac à Auxerre ne m’a jamais fait cadeau de dix centimes pour un café - pas plus qu’aux autres clients d’ailleurs - mais quand nous allions ensemble dîner au restaurant, je n’ai jamais réussi à payer.
Cette peur du manque, et cette énorme énergie déployée pour gagner peu est à l’origine de mon orientation professionnelle initiale. Mes parents souhaitaient que je devienne fonctionnaire, avec la sécurité de l’emploi, et la certitude d’avoir de quoi manger même en période de crise. C’est ainsi qu’après une classe préparatoire et la réussite à un concours, je suis devenu fonctionnaire à 19 ans en qualité de contrôleur du travail dans une ville jusqu’alors inconnue pour moi : Auxerre.

Ce que mon expérience de fonctionnaire a permis de révéler quant à mes aspirations professionnelles

Pendant dix ans dans l’administration, j’ai appris beaucoup. J’ai rencontré beaucoup de personnes dont je garde un souvenir ému. Mais cette période restera quand même celle d’une grande frustration, d’une forme de gâchis. Je crois pouvoir définir aujourd’hui ce qu’était mon malaise. Ce costume n’était pas pour moi. Le sentiment de l’immobilisme, l’impossibilité de gagner plus d’argent quelle que soit la valeur de son travail, de son investissement personnel, et surtout, l’interdiction d’avoir une activité connexe rémunérée, me donnaient l’impression d’avoir les pieds coulés dans le béton.
La seule possibilité de gagner plus consistait à faire carrière par concours interne et d’attendre sagement que l’heure de la retraite sonne pour reprendre Jean Ferrat.
Ce n’était pas mon projet de vie, même si je comprends que l’on puisse trouver dans ce statut une forme de sérénité propice à l’exercice d’autres passions en dehors de celle du service public.
Je rencontre beaucoup de fonctionnaires qui ressentent la même chose et qui souhaiteraient créer leur propre entreprise. Mais, au delà de la remise en cause de leur situation sécurisée, quasiment tous sont bloqués par un complexe majeur : ils pensent ne rien savoir faire !
En réalité, le problème n’est pas là. Toute personne qui produit un bien ou un service crée de la richesse et développe par là même un savoir faire qu’il soit fonctionnaire ou non.
Ce qui différencie le fonctionnaire des autres acteurs économiques, c’est l’absence de négociation avec le client du prix de la prestation. La relation à l’argent n’existe pas puisque le plus souvent, le bien ou le service est payé à travers l’impôt.
Sans ouvrir un débat sur le mode de gestion des services publics, c’est une lapalissade de dire que l’on ne peut pas connaître la valeur marchande de sa prestation si l’on n’est jamais confronté au marché. On ne peut donc pas savoir ce que l’on ” vaut ” en dehors du cadre dans lequel on évolue.
En qualité de jeune fonctionnaire qui approchait la trentaine, je vivais donc cette terrible contradiction d’avoir envie de changer de vie professionnelle pour gagner plus d’argent et vivre plus intensément, mais en étant persuadé a contrario que je ne savais rien faire et que ma prison dorée n’était pas si terrible.
A l’aune d’une fracture affective et grâce à la reprise de mes études quelques années plus tôt, le train du destin est passé en 1989 et je l’ai pris.


De l’importance de s’initier à la gestion de l’argent

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Pendant plus de huit ans, j’ai exercé successivement les fonctions de directeur de la mission locale pour les jeunes, puis de directeur du plan local pour l’insertion par l’économique.
Cette phase était transitoire entre le statut de fonctionnaire et celui de chef d’entreprise.
J’entrais de plein pied dans la gestion de l’argent sous une forme proche de celle d’une entreprise, mais avec deux différences fondamentales : l’argent investi n’était pas le mien et mes donneurs d’ordre étaient tous des personnes publiques, ce qui écartait de facto la notion de concurrence.
Néanmoins, il s’agissait d’un véritable apprentissage de la gestion de l’argent avec deux enseignements majeurs :
1) Il y a une initiation à la gestion de l’argent. Il faut savoir se placer à la bonne échelle. L’anecdote suivante vous permettra de mieux comprendre. Ma première demande de subvention faite au Conseil régional fut rejetée pour la raison suivante : j’avais demandé  3000 francs et les services de la Région ne souhaitaient pas instruire un dossier administratif pour si peu. Inutile de vous dire que je me suis rapidement mis au diapason ! Je venais d’entrer dans un autre monde où les références à l’argent sont différentes de la gestion d’un budget familial. Les 3000 francs en question n’avaient pas la même valeur que dans mon portefeuille de fonctionnaire ! Il fallait changer d’échelle ! J’ai constaté ensuite que ce problème d’échelle dans les relations à l’argent se retrouve souvent dans le milieu associatif qui réunit des personnes venues d’horizons très différents. Ce qui est cher pour les uns paraît au juste prix ou insignifiant pour les autres.
2) Le deuxième enseignement est simple. De la même manière que l’on ne peut pas lire  une partition de musique sans avoir fait de solfège, on ne peut pas gérer les finances d’une personne morale sans avoir des notions de comptabilité. On entend souvent dire d’une entreprise en faillite que le patron a confondu le chiffre d’affaire avec le bénéfice. Il est évident qu’une confusion entre les comptes de bilan et les comptes de résultat ne peut rien donner de bon. La nécessaire maîtrise des notions de comptabilité m’est apparue très vite et j’ai décidé de reprendre des études dans ce domaine.


Saisir les opportunités qu’offre la législation pour passer de l’aspiration à la concrétisation d’un projet professionnel

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En 1998, une loi allait changer le cours de l’histoire. La loi de lutte contre les exclusions limitait l’intervention des associations intermédiaires dans les entreprises privées. J’étais depuis 1997 devenu dirigeant d’une association dont l’objet - en termes rapides - est de faire de l’intérim social. Un pan entier de notre activité allait partir en fumée au profit d’un nouveau concept : les entreprises d’intérim d’insertion. Ces entreprises adossées totalement au statut juridique et fiscal des entreprises d’intérim interviendraient sur le marché avec une spécificité : employer uniquement des personnes en difficulté avec une contrepartie financière des pouvoirs publics.
Le train passait une deuxième fois, avec l’opportunité de réaliser enfin mon souhait : créer notre propre entreprise.
Sur les conseils de notre avocat une société civile fut créée afin de réunir au sein d’une personne morale distincte les six créateurs du projet plus un septième actionnaire permettant d’assurer une majorité en cas de conflit. Cette SCI dénommée MEPHISTO allait détenir la majorité du capital de la SA Bourgogne Intérim implantée alors sur trois départements bourguignons. La référence au diable était un pied de nez à ceux qui trouvaient anormal de faire porter à une société capitalistique un projet d’insertion des publics en difficulté.
Mais au delà de l’euphorie de la phase de création et des illusions qui en découlent, cette SCI assura la pérennité de la SA Bourgogne Intérim car, dès les premières difficultés, l’existence de cet écran juridique permit de régler les problèmes en dehors du fonctionnement de la société d’exploitation.
L’argent fut rapidement au cœur du débat. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agissait pas d’un problème de répartition des gains mais d’une question de rigueur dans la gestion quotidienne. Pour certains, la fonction sociale justifiait une certaine souplesse voire un certain laxisme dans la manière de gérer les affaires. Pour les autres, ces deux notions n’étaient pas contradictoires mais complémentaires.
Grâce à ce montage juridique, le rachat des parts sociales entre associés se fit sans heurts et en 2002, MEPHISTO se transformait en une société à responsabilité limitée dénommée “Boutet-Richard-Tuphé ” du nom des trois derniers survivants de l’aventure initiale. Pour les entrepreneurs patrimoniaux, la réflexion sur la “gouvernance” de l’entreprise en cas de conflit doit être une priorité car, à moins d’être seul maître à bord, toute association génère des conflits qu’il faut avoir prévus. Ainsi la parité est sans doute la pire des choses pour le devenir d’une entreprise, les répartitions impaires étant toujours préférables. La relation à l’argent est ici préventive. Il ne s’agit pas d’en gagner mais d’éviter de perdre son investissement de départ.
La SARL « B.R.T », notre holding, dont le capital est réparti de manière égalitaire entre les trois associés a créé d’autres sociétés en plus de Bourgogne Intérim dont une entreprise d’intérim ” traditionnelle ” dénommée S.A.S ” INTERIM’R “, une  société de prestations informatiques dénommée ” ALTERNATIC ” et une société de gestion comptable  dénommée ” MOSAIQUES “.
En 2008, notre groupe de sociétés a réalisé environ 13 millions d’euros de chiffre d’affaire et a employé 1600 salariés intérimaires et 40 salariés permanents.
Deux autres projets de création sont dans les cartons.
Ce CV commenté est une passerelle pour mieux comprendre la suite de mes propos mais aussi pour mettre en exergue les chemins tortueux et toujours singuliers qui mènent à la création d’une entreprise patrimoniale.

Réflexions autour de la notion d’entreprise patrimoniale, nourrie de l’expérience de la Présidence d’une PME

Ainsi, qu’est ce qu’une entreprise patrimoniale et comment gère t-elle l’argent ?

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Une définition des entreprises patrimoniales a été donnée par l’Association des moyennes entreprises patrimoniales - ASMEP - créée sous l’impulsion d’Yvon GATTAZ , ancien Président du CNPF et dont les travaux sont à l’origine du développement qui suit. On considère qu’une entreprise a gardé un caractère patrimonial si les dirigeants effectifs possèdent une part significative du capital. La notion de dirigeant effectif concerne les personnes qui ont le pouvoir de prendre ou d’orienter les décisions stratégiques à court, moyen ou long terme.
Initialement on parlait plutôt d’entreprises familiales. Cette dénomination a été abandonnée au profit d’entreprises patrimoniales, ce qui correspond plus à la réalité puisque on en dénombre  trois catégories : les entreprises familiales dont une partie significative du capital est détenue par des personnes ayant un lien de parenté ; les entreprises personnelles qui sont restées la propriété du seul créateur ; et les entreprises d’associés, qui regroupent des personnes n’ayant aucun lien de parenté. Le petit groupe de sociétés que nous dirigeons est construit selon ce dernier modèle. L’intérêt de ce modèle repose sur la nécessaire complémentarité des associés et sur l’obligation de médiation qui s’impose dans les choix opérés. Il ne s’agit pas ici de protéger le patrimoine d’une famille mais de trouver des solutions qui vont dans l’intérêt de l’entreprise, chaque associé n’ayant pas obligatoirement les mêmes aspirations personnelles.

Les entreprises patrimoniales ont été réhabilitées à la fin du 20ème siècle. En effet la séparation de la propriété de l’entreprise et du pouvoir de gestion a été la règle très longtemps avec des mandataires sociaux considérés comme plus compétents, recrutés dans les meilleures écoles, et des propriétaires passifs en attente des dividendes. La primauté de ce modèle boursier a été remise en cause après que plusieurs études aient démontré que les entreprises patrimoniales étaient plus performantes et plus solides. La terrible crise que nous traversons actuellement le confirme. Les fermetures d’établissement et les licenciements qui en découlent sont le plus  souvent liés à des décisions prises loin des territoires concernés par des décideurs inconnus de la population dont les porte paroles locaux ne sont que des hommes de paille, des Malaussène de la liquidation pour reprendre le personnage fétiche de Pennac.

L’ASMEP a dénombré 17 avantages spécifiques des entreprises patrimoniales. Je vais vous épargner l’énoncé de ces avantages, mais je souhaite m’arrêter sur quelques uns en rapport avec notre sujet :
- le premier réside dans la rentabilité financière de ces entreprises patrimoniales, supérieure aux autres formes d’organisations. Cette statistique n’est pas étrangère au fait que l’on travaille plus pour soi ou pour ses proches que pour un maître. Le revers de la médaille est l’attraction que les grands groupes financiers ont pour ces centres de profit fort intéressants. La recherche d’une rentabilité à court terme les incite à racheter les entreprises patrimoniales les plus performantes pour les vider de leur substance avant de les abandonner.
- le deuxième avantage tient à la solidité financière de ces entreprises. Gagner de l’argent, c’est bien mais qu’en fait-on ?
Il est avéré que ces entreprises possèdent habituellement plus de fonds propres que les autres. Les bénéfices enregistrés, plutôt qu’être reversés aux actionnaires, sont le plus souvent conservés dans la société pour solidifier l’édifice et lui permettre de mieux résister aux tourmentes économiques. L’entreprise passe avant les actionnaires puisque les dirigeants sont les actionnaires.
Dans la période actuelle, une entreprise comme la nôtre qui a perdu 40 % de son activité en un an, continue à survivre parce qu’elle dispose de fonds propres suffisants. Nous les avons constitués en dix ans par l’affectation systématique de la totalité de nos  bénéfices aux fonds propres sans se verser personnellement un seul centime de dividendes. Cela a permis de préserver la confiance des banques et surtout d’éviter des licenciements économiques.

Les différentes réponses apportées au problème de la gestion des flux monétaires

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Alors, pourquoi, me direz-vous, ce modèle apparemment plus performant n’est-il pas plébiscité ?
Les luttes sociales ont sans doute généré un rejet du modèle paternaliste trop étouffant dans une société en recherche de modernité. Mais dans ce mouvement, n’a t-on pas jeté le bébé avec l’eau du bain ? De plus, la fiscalité sur les successions qui englobait le patrimoine professionnel a été tellement alourdie il y a trente ans, que beaucoup d’entreprises ont été vendues par leur propriétaire historique à des investisseurs étrangers. Je me souviens des craintes de mon ami Jean-Jacques LENNE, actuel Secrétaire Général de la maison de l’entreprise, qui dans les années 1980, s’inquiétait de la vente systématique des entreprises auxerroises à des fonds de pension américains. Il avait raison de s’inquiéter puisque l’actualité lui donne raison.

La capitalisation des PME grâce à des fonds collectés dans la proximité semble réservée à des professionnels, des banques, des fondations ou des associations dédiées comme Bourgogne Entreprendre, mais l’investissement des particuliers dans ce domaine n’existe pas ou peu. Cela interpelle car, parallèlement, il existe environ 13 000 clubs d’investissement en bourse composés de citoyens de toute catégorie socioprofessionnelle sans parler des placements individuels en bourse gérés par les établissements de crédit. Tout se passe comme s’il n’y avait aucune interaction entre les choix individuels de jouer en bourse et la réalité économique et sociale des entreprises et de leurs salariés. Peut-être faut-il trouver de nouveaux outils financiers permettant aux habitants d’une région de devenir plus facilement actionnaires d’une entreprise locale ?
Pour résumer ma pensée, on ne peut pas être à la fois les acteurs d’un jeu apparemment virtuel et s’étonner de ses conséquences dans la réalité.

Si le dirigeant d’une PME patrimoniale n’a pas de souci de cotation en bourse, la gestion des flux d’argent est son problème quotidien.

Mais de quel argent parle t-on ? Il s’agit surtout de monnaie scripturale (virements, chèques et traites dématérialisées de plus en plus).
Cependant, l’utilisation de la monnaie fiduciaire se pose toujours, puisque la rémunération peut être demandée en espèces par les salariés jusqu’à 1 500 €.
Ce problème peut paraître incongru pour chacun d’entre vous, mais une partie de la population ne possède pas de compte bancaire ou ne souhaite pas l’utiliser pour diverses raisons inhérentes à sa situation sociale.
Le système bancaire ne tient plus compte de cette réalité et la suppression définitive des chèques non barrés nous place dans une situation complexe. Il est dangereux pour les salariés de tenir une caisse contenant des liquidités au moment du versement de payes. Cette question est un véritable casse tête à ce jour.

En dehors de ce cas particulier, la relation à l’argent se traduit par le contrôle et la gestion quotidienne des flux financiers avec les partenaires de l’entreprise que sont les clients, les fournisseurs, les pouvoirs publics - dont les caisses sociales, les salariés, les établissements de crédit.

En quoi la vie quotidienne d’une entreprise patrimoniale est-elle subordonnée à la (bonne) gestion des flux financiers ?

Je vous propose un éclairage de ce quotidien à partir de ces cinq exemples :

1) La relation financière avec les clients
Elle est la préoccupation essentielle du dirigeant car il ne suffit pas de vendre pour gagner de l’argent, encore faut-il être payé. Je vais m’attarder quelques minutes sur cette question essentielle.
J’évoquais dans la première partie de mes propos, les divergences entre les associés créateurs de notre société d’intérim d’insertion. Le manque de rigueur dans le suivi des règlements des créances par les clients fut un des éléments déterminants dans notre séparation. La vocation sociale de l’entreprise d’intérim d’insertion prenait le pas sur la réalité économique. L’acceptation d’employer nos salariés intérimaires justifiait l’indulgence que nous accordions à des entreprises qui ne respectaient pas leurs engagements en terme de délais de paiement. Ces  pratiques généreuses aboutirent inexorablement à des impayés faramineux les deux premières années, avec un record en 2001 : 150 000 € d’impayés.
Cette douche froide qui aurait pu nous refroidir tout court eut deux conséquences : la première fut la restructuration de la société avec une nouvelle gouvernance et une nouvelle organisation. La deuxième fut la contractualisation avec une assurance crédit.
A ce jour, nous travaillons avec deux assurances crédit, l’une prenant le relais de l’autre en cas de refus de couverture d’une créance par la première. Mais en situation de crise, toutes les assurances deviennent frileuses, ce qui a conduit l’Etat à mettre en place un dispositif supplémentaire dénommé CAP + qui vient garantir notre assureur, mais que nous payons en plus bien évidemment.

2) La relation avec les pouvoirs publics et les caisses sociales
Il s’agit d’une charge de travail très lourde avec des flux financiers énormes mais je vous fais grâce de la description des contrôles URSSAF et autres mignardises du genre, pour évoquer un sujet d’actualité qui illustre la vigilance permanente dont doivent faire preuve les PME pour essayer de préserver leur patrimoine.
Ce sera ma minute syndicale.

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La réforme de la taxe professionnelle qui fait la une des journaux est perçue par tout un chacun comme un cadeau aux entreprises afin de les inciter à investir. Cela est absolument vrai sauf pour les 119 000 entreprises recensées par le Ministère des finances qui vont payer plus, dont 42 000 qui vont payer beaucoup plus. Vous l’aurez deviné, nous avons gagné le gros lot en faisant partie de ces 42 000 entreprises qui auront la joie de voir leur taxe professionnelle augmenter de 400 à 700 % avec la nouvelle contribution économique territoriale. Les PME des services sont les grandes perdantes de cette opération puisqu’elles vont se faire ponctionner une partie de leurs moyens alors que les multinationales de la profession ne seront quasiment pas impactées.
Vous savez «Même les plus cons peuvent comprendre l’essentiel » et à ce titre, les PME patrimoniales du secteur des services ont bien compris qu’elles étaient les dindons de la farce dans cette réforme. La veille réglementaire et juridique fait partie intégrante de notre relation à l’argent, d’où l’obligation de s’investir dans les représentations professionnelles pour se battre et défendre nos intérêts.

3) La relation avec les fournisseurs
Les fournisseurs sont des entreprises qui doivent gagner leur vie.
L’arrivée d’acheteurs professionnels a souvent déshumanisé la relation entre les donneurs d’ordre et leurs fournisseurs. Cette tendance revient en force en période de crise avec la volonté constante de tirer les prix vers le bas.
S’il est indispensable de comparer et de vérifier les coûts des prestations proposées, ce critère doit être pondéré par la qualité du service rendu. La fidélité à ses fournisseurs finit toujours par payer le jour où l’on est en difficulté passagère.

4) La relation avec les salariés
La redistribution des richesses produites dépasse le problème de l’argent. Il ne s’agit pas ici de faire des économies, mais de rétribuer au mieux les hommes en fonction de leur compétence mais aussi en fonction des moyens de l’entreprise. En la matière, la particularité des PME repose sur la plus grande proximité entre les décideurs et les salariés. Elle repose aussi sur la volonté réelle de garder des collaborateurs dans la durée. L’organisation de nos entreprises est moins pyramidale, moins hiérarchisée que dans les grands groupes, ce qui permet de garder un contact permanent avec le terrain.
Mais le dirigeant d’une entreprise patrimoniale reste un patron qui doit proposer et négocier une politique salariale. Bien que les conventions collectives fixent les minima, l’intérêt de l’entreprise est toujours d’associer les salariés au résultat par le biais d’une rémunération variable négociée préalablement avec les institutions représentatives du personnel, si elles existent. Dans un groupe comme le nôtre, il existe cinq niveaux de primes qui viennent s’ajouter à la rémunération fixe. Cette stratégie de redistribution de l’argent est la plus efficace, surtout si l’activité repose sur la force de vente, mais elle nécessite une grande pédagogie et une grande transparence quant aux règles adoptées.
Il arrive aussi que les bonnes intentions du législateur se transforment en cauchemar. J’en veux pour preuve l’attribution de la participation obligatoire quel qu’en soit le montant. C’est ainsi que l’an dernier, de nombreux salariés intérimaires d’une de nos sociétés ont reçu une participation par chèque dont le montant était inférieur à 1 euro. Les réactions  ont été vives, ce que l’on peut comprendre, et nous avons passé des heures à expliquer à nos salariés que c’était la loi, même si l’émission du chèque et son envoi coûtaient plus cher que la participation distribuée…

5) La relation avec la banque
La banque est un fournisseur particulier qui possède un droit de vie et de mort sur votre entreprise si vous ne disposez pas des garanties suffisantes. Les lignes de découvert à court terme sont de plus en plus difficiles à obtenir dans la période actuelle, et les entreprises les plus fragiles en trésorerie risquent en permanence la cessation de paiement.
A contrario, celui qui possède de la trésorerie n’en devient pas pour autant un spéculateur, car la majorité des dirigeants de PME ne prennent pas le risque de jouer l’argent de l’entreprise en bourse. Seuls les grands groupes qui possèdent des services dédiés à cette activité spéculative peuvent se le permettre.

Cette partie de l’exposé n’est pas la plus passionnante mais elle illustre simplement la réalité de la relation à l’argent d’un entrepreneur patrimonial quelle que soit son activité. Tout ce qui vient d’être évoqué est un dénominateur commun à toutes nos entreprises.

Pourtant, toutes ces contraintes n’altèrent pas la motivation de l’entrepreneur.
D’où cette interrogation : quelles sont les sources de sa motivation ?

L’argent peut-il être la seule motivation de l’entrepreneur patrimonial ?

1) L’appât du gain
Dans tous les cours de micro-économie, il est précisé en introduction que l’objectif d’une entreprise est d’abord de maximiser le profit.
Est-ce à dire que tous les chefs d’entreprises sont cupides et n’ont pour seule ambition que d’amasser des richesses ?
Il serait malhonnête de nier que l’appât du gain est un moteur indéniable, mais l’est-il plus chez les entrepreneurs que pour tout un chacun ?
Il est rare de croiser quelqu’un qui souhaite gagner moins d’argent !
Le profit constitue la rémunération du capital investi, du risque pris par le propriétaire de l’entreprise. Il est une motivation réelle et légitime mais pas uniquement dans le but de se verser des revenus à court terme.
Le profit est aussi un marqueur de la pertinence de la gestion de l’entreprise et de son positionnement sur le marché.
Cet indicateur est repris par de nombreux organismes dont la fonction est d’informer le monde de la finance de l’état de santé d’une entreprise, de son avenir prévisible et surtout de sa capacité à honorer ses engagements. Ainsi, les assurances crédit dont j’ai parlé antérieurement, jouent un rôle déterminant car leur refus d’assurer les créances d’une firme place cette dernière en difficulté vis-à-vis de ses fournisseurs.
La banque de France, de son côté, attribue une cotation annuelle à chaque entreprise. Cette cotation est utilisée systématiquement par les organismes de crédit et les organismes publics pour décider de l’aide à apporter ou non à une entreprise.
Dans ce contexte, la motivation du dirigeant pourra être de valoriser au mieux son entreprise par sa solidité financière et inscrire son projet dans la durée avec l’espoir de tirer profit de son investissement et de son travail lors de la cession de son entreprise.
Malheureusement, les entreprises patrimoniales sont très difficiles à vendre. Les  repreneurs ne sont pas légion et beaucoup d’entre elles ferment pour cessation d’activité. Le propriétaire fait valoir ses droits à la retraite sans avoir réussi à trouver un acheteur  y compris parmi ses salariés.
L’argent n’est pas la motivation première des entrepreneurs patrimoniaux.
Certes, il est impossible de généraliser. Il existe dans tout corps social des individus qui n’agissent que par avidité. Concernant les entreprises, il suffit d’aller au tribunal de commerce pour s’en persuader. On retrouve souvent les mêmes qui réalisent des coups tordus au détriment de leurs créanciers et de leurs salariés. Mais les entreprises saines se reconnaissent entre elles et excluent quand c’est possible les brebis galeuses du troupeau en refusant de travailler avec elles.
Face aux rémunérations astronomiques des grands patrons, des traders, des stars du sport et du show-biz, il est bon de rappeler que la rémunération moyenne nette d’un patron de PME s’élevait en 2005 à environ 4000 € par mois.
Pour un entrepreneur patrimonial, l’argent est avant tout un moyen et non une fin. Les exigences de l’entreprise passent avant les siennes.

2) La liberté de créer
La liberté me paraît être une motivation plus conforme à la connaissance que j’ai de ce milieu. Dans la représentation habituelle, les patrons ont la liberté de travailler quand ils veulent et de dépenser l’argent de l’entreprise comme ils le souhaitent. Tout cela est matériellement vrai, mais il s’agit de la face apparente de l’iceberg. Cette forme de liberté est une illusion. Les chefs d’entreprise sortent difficilement de leurs préoccupations professionnelles et leur liberté d’utiliser l’argent de l’entreprise à leur guise se heurte rapidement et légitimement à la législation fiscale et à l’interdiction de commettre des actes anormaux de gestion.
Leur motivation repose plutôt sur la liberté de créer, de construire, de sculpter un monde sur lequel ils ont une véritable influence : leur entreprise.
J’ai occulté volontairement dans la présentation de mon CV ma petite expérience du monde politique. La différence majeure entre le monde politique et celui de l’entreprise se retrouve concentrée dans cette notion de liberté d’action.
L’action politique, celle qui se traduit par des changements dans la vie des citoyens est le résultat d’un process très complexe, très long, qui passe d’abord par la conquête du pouvoir. De plus, l’action pour laquelle les « politiques » militent, se retrouve parfois complètement dénaturée au moment de sa mise en œuvre au fil des concertations, des compromis et des règlements de toutes sortes.
L’entreprise patrimoniale offre cette possibilité de traduire rapidement dans les faits une idée, un projet collectif ou individuel, une opportunité.
Ce goût pour la création, pour le risque, constitue, à mon sens, la motivation première, l’argent étant un des moyens pour réaliser le projet et un indicateur de sa pertinence à travers les résultats obtenus au final.
Ce résultat sera quantifiable à travers le profit généré mais il peut aussi prendre une  forme complémentaire. L’entrepreneur patrimonial, libre dans ses choix, peut aussi rechercher un résultat qualitatif par la recherche d’harmonie dans son entreprise.
Autrement énoncé, l’entrepreneur va créer de la richesse, en produisant des biens ou des services, mais il peut aussi chercher à créer du bonheur pour ses salariés et pour lui-même.

3) L’indépendance
Une autre motivation repose sur l’indépendance que procure l’argent.
Bien sûr, l’indépendance n’existe pas réellement. Une entreprise ne peut jamais s’éloigner des besoins de ses clients. Cependant, la présence de fonds propres suffisants autorise une liberté de ton vis-à-vis des tiers, un rejet de la compromission sans avoir à mettre en danger le devenir de son entreprise. Une entreprise qui dispose de suffisamment d’argent en réserve peut se permettre sans difficultés de refuser de faire n’importe quoi au nom de sa survie. Elle peut aussi, en cas d’agression, se donner les moyens de se défendre et d’ester en justice si la situation l’exige. En effet, l’expérience prouve qu’il vaut mieux être riche pour intenter une action en justice dans le monde des affaires.

Pour conclure…

Ce dernier point m’amène à conclure par la notion de morale. En réalité, les relations à l’argent d’un entrepreneur patrimonial dépendent avant tout de l’entrepreneur lui-même.
L’ouvrage du philosophe André Comte-Sponville « Le capitalisme est-il moral ?» est fort intéressant en la matière.
Quelle que soit la nature de l’activité, quel que soit le cadre juridico-politique dans lequel évolue l’entreprise, les limites morales à ne pas franchir dans l’exercice de leur pouvoir ne dépendent que des hommes eux-mêmes.
Par exemple, le fait de diriger une entreprise dans le secteur social ne suffit pas à démontrer que l’on est moral dans son comportement professionnel.
André Comte-Sponville donne un exemple, en s’appuyant sur l’existence de formations dispensées par de grandes écoles de commerce dont le thème est «l’éthique est une source de profit». Il fait remarquer, à juste titre, que si un décideur doit choisir entre une action morale très juteuse financièrement et une action immorale totalement catastrophique en terme de profit, il y a peu de chances que l’intéressé se fasse des nœuds au cerveau. En réalité, le problème se pose lorsqu’il y a conflit entre le profit et la morale.
Notons que dans un tel cas, le mandataire social d’une multinationale cotée en bourse aura une marge de manœuvre bien plus étroite que le chef d’entreprise patrimonial. Ce dernier décidera pour lui-même - puisqu’il n’a pas d’actionnaire ou de supérieurs hiérarchiques auxquels il doit rendre des comptes - et il le fera avec d’autant plus de facilité s’il dispose de fonds propres importants comme je le précisais il y a quelques minutes.

Les relations à l’argent d’un entrepreneur patrimonial relèvent donc d’une alchimie entre le respect de l’équilibre financier de son entreprise, le respect ou non du travail de ses salariés, la satisfaction de ses besoins personnels, tout cela étant arbitré par sa propre morale. Ainsi à chaque choix qu’il effectue, la moralité du chef d’entreprise patrimonial est interrogée. Et en toute liberté, il lui appartient - seul - de donner sa propre réponse. C’est une vraie responsabilité.

Je conclurai par cette citation d’André Prévot, que va adorer Christian Boutet, un de mes associés : « Il faut regarder l’argent de haut, mais ne jamais le perdre de vue ! »

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Patrick Tuphé


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