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La litanie du gueux mourant

Publié le 04 novembre 2007 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 94

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La litanie du gueux mourant

Père, d’où sort tout être, où tout être retombe ;
Fils, dont la chair sans crime à mes crimes succombe ;
Esprit, dont au poteau j’ai cloué la colombe ;

Après être sorti, comme un porc stercoraire,
Du ventre de ma sœur ouverte par son frère,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir montré, comme un sac à grimaces,
Mon visage, où l’inceste est peint aux yeux des masses,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir subi, comme une devanture,
L’insulte, que les gens me lancent en pâture,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir réglé, comme un infâme hère,
De manger, faisant mal, puisqu’on crève à bien faire,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir menti, comme un juif de potence,
Jusqu’à pourrir ma langue, à sec d’outrecuidance,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir juré, comme un patarin ladre
Pour qui trop peu de saints à sacrer sont au cadre,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir volé, comme une poche ouverte,
Jusqu’au lot du poète à face mince et verte,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir ouvert, comme un panthe à donzelles,
Les mères en gésines et les filles pucelles,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir nié, comme un fils de Voltaire,
Les dogmes que dans Rome édite le Saint-Père,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir mangé, comme un butor sans âme,
La part du pauvre gars et de la pauvre femme,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir humé, comme un tonneau sans base,
Le plus poussiéreux vin du plus antique vase,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir dormi, comme un musard superbe,
Les pieds au bord de l’eau, le ventre au frais sur l’herbe,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir aimé, comme un monstre sans norme,
Le chaos de l’idée et la matière informe,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir haï, comme un suppôt s’abîme,
L’amour pour la vertu, la haine pour le crime,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir chanté, comme un fou dérisoire,
Qui trompe ses douleurs pour n’y vouloir pas croire,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir pleuré, comme un homme sauvage,
Sur mon cœur converti que j’emplissais de rage,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir souffert, comme un brutal esclave,
Les hontes du retour aux pieds de son Chef grave,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Après avoir courbé sous votre main rugueuse
Ma tête de vaincu, ma tête pâle et gueuse,
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Père, d’où sort tout être, où tout être retombe ;
Fils, dont la chair sans crime à mes crimes succombe ;
Esprit, dont au poteau j’ai cloué la colombe ;
Seigneur, recevez-moi dans votre éternité !

Boyer d’Agen (Agen 1859 - ? 1933 ?), Les litanies des pouacres, Bruxelles, in naturalibus veritas Henry Kistemaeckers,1888.

M’en revenant hier de ma tournée de chrysanthèmes, comme à chaque jour des défunts que Dieu fait, j’éprouvai tout soudain l’envie de quelque lecture de circonstance, si possible vivifiante autant qu’édifiante. Et c’est ainsi qu’après quelques coups de pioches dans les rayons de ma ruche poétique, je fis mon miel de cette litanie du gueux mourant dont la lecture sut dissiper ma mélancolie et remplir mon cœur d’allégresse. Ah ! Quels beaux élans lyriques dans cette pièce où l’invocation est comme un rebond lorsque le « gueux » a touché la lie jusqu’au fond où appuyer un élan à se catapulter dans l’éternité du Seigneur rédempteur !

Auguste-Jean Boyé, dit Boyer d’Agen, est né à Agen, creuset poétique majeur au 19ème siècle qui vit aussi s’épanouir Jasmin le coiffeur-perruquier-poète (1798-1864) dont Boyer sera plus tard l’éditeur scrupuleux des Papillotes, en occitan Los papillotos. Boyer commença comme bien d’autres par entrer au petit séminaire d’Agen et ses aptitudes en matière de catholicisme firent qu’on l’envoya à Rome perfectionner ses talents théologiques. Mais quelque serpent ondulait sous sa soutane avec tant de frénésie que Boyer défroqua et partit se frotter aux créatures du vaste monde. Il y acquit manifestement un sens certain des nuances en matière de créatures puisqu’il leur consacre trois pièces dans ce recueil : litanie de la demoiselle, litanie de la jeune fille, litanie de la femme honnête. Il y trouva la vérité figurant à l’enseigne de son éditeur in naturalibus veritas

Ces Litanies des pouacres sont au carrefour de son évolution du catholicisme vers naturalisme, le pouacre étant un « affreux » au sens moral après avoir été littéralement un « tordu » au sens physique, le mot lui-même semblant être une déformation de « podagre », synonyme de goutteux. Quoi qu’il en soit du mot, le pouacre est dans tous les cas un être souffrant et les litanies de Boyer entendent sans doute, en les transcendant, conjurer la souffrance par un certain lyrisme. Boyer conjugue ainsi catholicisme et naturalisme, à mon avis bien plus qu’il ne les oppose, au moyen d’une belle fureur verbale qui traverse la gangue de la matière pour mieux exploser en élans mystiques. Le pire pêcheur sans vergogne jouit en infâme, part du péché originel et se complaît en péchés délibérés. Il n’en implore pas moins le pardon à l’heure suprême ! Puissance de ces litanies nourries de transgressions, de souffrances, d’illusions ( ah ! ces chants d’un fou dérisoire !) avant de s’achever sur une soumission toute animale…

Ce Boyer d’Agen ne manquait pas de souffle, dans son verbe où le réalisme le dispute à un rythme implacable comme un refrain au seuil du sauveur suprême. Il ne manquait pas non plus d’un certain entregent, ou d’un art certain de cultiver les ambiguïtés, puisqu’après avoir jeté sa soutane aux orties, il n’en obtint pas moins une interview du pape Léon XIII sur l’affaire Dreyfus parue dans le Figaro en 1899 ! Il apaisa par la suite les tourments de son âme et/ou de son corps en se consacrant à de nombreux travaux d’érudition où il devait aimer instiller, sur les sujets les plus divers (histoire, histoire de l’art, éditions de Jasmin et de Marceline Desbordes-Valmore notamment), des tracés lumineux d’ordre et de sérénité à travers le chaos de l’idée et la matière informe….


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