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“Le Horla” et le mythe du complot du 11 septembre (Guy de Maupassant, 1886, première version)

Par Jazzthierry

maupassant.1261314788.jpgLe 26 octobre 1886, Maupassant publie dans le Gil Blas, quotidien politique et littéraire de l'époque, la première mouture d'une nouvelle devenue fort célèbre par la suite, Le Horla. Dans ce récit fantastique, le Dr Marrande invite quelques-uns de ses confrères à entendre le témoignage d'un de ses patients, interné depuis environ un an. Le narrateur se présente ainsi: c'est un homme de 42 ans visiblement sain d'esprit, célibataire, nullement dans le besoin car dit-il sa «fortune est suffisante pour vivre dans le luxe». Vivant dans une maison près de Rouen, juste au bord de la Seine, il constate durant l'été, une succession de faits tous plus étranges les uns que les autres: tout part d'une fièvre dont il est victime, puis assailli par des cauchemars très angoissants, il découvre que la carafe d'eau laissée remplie avant de s'endormir, est au matin, entièrement vide... Alors qu'il se promène dans son jardin, une sorte de main invisible cueille sous ses yeux, une rose. Bref devant les signes qui se multiplient, le narrateur finit par être convaincu de la présence près de lui d'un «Etre nouveau», une sorte de vampire qu'il appellera spontanément: Le Horla.

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Je crois que le Horla n'est pas seulement un modèle du genre entre les Histoires extraordinaire d'Edgar Allan Poe (recueil traduit par Baudelaire en 1856) et le fameux Dracula de Bram Stoker, publié dix ans après. Au risque de surprendre, je gage qu'il peut véritablement nous aider à comprendre le monde d'aujourd'hui. On peut en effet, faire deux hypothèses face à cette histoire: soit les vampires existent dans une sorte de monde parallèle, soit le narrateur vit progressivement la faillite de sa propre raison. C'est là que nous pouvons opérer un premier rapprochement entre le personnage de Maupassant et les conspirationnistes à tous crins de l'idée d'un complot du 11 septembre: le narrateur devant les événements extraordinaires qui se succèdent et dont il est semble-t-il l'unique témoin, invente commodément un «Etre supérieur» désigné comme directement responsable de ce qui se produit. Plutôt que de conclure à sa propre folie, il est plus rassurant pour lui, d'imaginer qu'il est devenu lui-même une sorte d'élu, un personnage supérieur capable de sentir ce que les autres échouent à percevoir. Les conspirationnistes ne font pas autre chose: ils inventent un mythe pour expliquer un événement dont les véritables causes semblent échapper au commun des mortels. Porteurs de vérité, ils forment une sorte de nouvelle avant-garde qui aujourd'hui grâce à un nouveau média, internet, peut plus aisément construire son réseau.

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Si on s'attache au décor général, on peut trouver un second rapprochement également pertinent. La propriété du narrateur est décrite comme une sorte de lieu édénique: «ma demeure est vaste, peinte en blanc à l'extérieur, jolie, ancienne, au milieu d'un grand jardin planté d'arbres magnifiques et qui monte jusqu'à la forêt, en escaladant les énormes rochers...». Pour l'entretenir, il jouit d'un personnel de domestiques tous dévoués et fidèles, travaillant pour lui depuis dix à seize ans. Chacun occupe une place bien précise: le cocher, le jardiner, un valet de chambre, un cuisinière, une lingère, et une femme de charge (s'occupant de la surveillance générale). Or le Horla va introduire du désordre dans cet ordre jusqu'alors impeccable: non seulement le cocher tombe malade lui aussi mais « entre (les) domestiques d'abord éclataient tous les jours des querelles furieuses pour mille causes futiles en apparence (...) Un beau verre de Venise se brise (...) on accusa la cuisinière, qui accusa la lingère (...) On volait du lait chaque nuit... ».  Il est donc tentant de comparer le monde chaotique de l'après 11 septembre qui peine à retrouver un  nouvel ordre mondial au sens strict et ce que cette maison est en train de devenir depuis l'intrusion du Horla. On pourrait dire que cet univers désordonné et bouleversé du narrateur est une double métaphore: à la fois celle de son désordre psychique mais aussi celle du monde à venir (la Guerre de 1914 et dans mon optique le monde post-11 septembre).

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Un autre point commun est sans aucun doute le recours ou l'utilisation de la science pour convaincre le lecteur ou l'auditeur encore sceptique. Chez Maupassant, dans un premier temps le narrateur pense être, au même titre d'ailleurs que son cocher, victime d'une maladie contagieuse liée à la proximité du fleuve. Il songe à quitter ce milieu subitement dangereux pour sa santé, durant trois mois quand il assiste à un fait curieux: le fameux épisode de la carafe d'eau. Notre héros se livre alors à une série d'expériences scientifiques pour en avoir le cœur net. Il est en effet frappant de constater qu'il a systématiquement recours à sa rationalité pour expliquer ce qui lui arrive: vivant à la fin du 19e siècle, dans un contexte déjà de mondialisation des échanges et des capitaux (avant la fermeture de la Grande Guerre), il établit un lien de causalité entre le passage d'un trois-mâts brésilien et sa propre maladie; à l'époque du triomphe du positivisme et des leçons de Charcot (voir illustration: tableau de A. Brouillet), le somnambulisme lui permet d'expliquer l'épisode de la carafe d'eau; finalement même l'existence de «l'Etre nouveau» peut s'expliquer rationnellement, par l'incapacité ou la faiblesse de nos sens: notre œil dit-il pour convaincre son auditoire de médecins «ignore les milliards de petites bêtes qui vivent dans une goutte d'eau (...) Placez devant lui une glace sans tain parfaite, il ne le distinguera pas et nous jettera dessus (...) Apercevez-vous l'électricité ? Et pourtant, elle existe !». De la même façon, les conspirationnistes utilisent la science mais avec moins de talent littéraire, pour convertir le béotien. On vous assomme de données statistiques, de prélèvements divers, de formules mathématiques et de lois physiques pour vous démontrer que les tours du World Trade Center, se sont effondrées non pas comme le prétend la version officielle, mais par le moyen de charges explosives installées au préalable, à l'intérieur des tours.

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On peut remarquer également que le narrateur est si intelligent qu'il a réussi à troubler son médecin, le Dr Marrande, dont on nous dit qu'il est pourtant "le plus illustre et le plus éminent à l'époque des aliénistes". A telle enseigne que se sentant totalement désarmé face à la "maladie" de son patient, il a besoin de l'avis de ses confrères pour établir un diagnostic.  A la fin de la confession de son patient, le docteur déclare: « je ne sais si cette homme est fou ou si nous le sommes tous les deux... ou si...notre successeur est réellement arrivé... ». On sait que Maupassant interné depuis un an, mourra en 1893, dans la clinique du docteur Emile-Antoine Blanche. En phase finale de la syphilis contractée probablement vingt ans auparavant, il était entièrement paralysé. Il est donc tentant de considérer que ce récit et a fortiori les autres, sont le résultat d'un esprit malade. Je crois au contraire que Maupassant maitrise parfaitement son art mais qu'il glisse dans son récit une critique de la médecine que pourtant il admirait et dont il suivait les progrès. Après tout son maître Flaubert lui-même, notamment dans Madame Bovary ne se privait pas de critiquer cette engeance. Le choix du nom même du docteur Marrande par Maupassant ne suggère-t-il pas, qu'on ne doit pas le prendre trop au sérieux ? A mon sens, c'est une piste qui suffit à discréditer un docteur tenté de se rallier un peu trop facilement, à l'interprétation de son patient. Quoiqu'il en soit le narrateur jouit désormais d'une sorte de caution scientifique qui ne l'aide probablement pas à guérir... S'agissant du 11 septembre, le nombre d'experts en France, en Amérique ou ailleurs, d'universitaires, de pseudo-savants, de spécialistes réels ou autoproclamés qui aujourd'hui s'ingénient à réfuter la thèse officielle est pléthorique. Ce sont les Docteur Marrande d'aujourd'hui, contribuant à forger ou à renforcer par leur autorité scientifique et leur légitimité, le mythe du complot du 11 septembre.

On peut terminer sur l'étymologie du mot Horla. Les spécialistes s'interrogent encore sur la signification réelle de celui-ci: s'agit-il de l'anagramme de Lahor à partir du pseudonyme d'un ami de Maupassant, Jean Lahor (le docteur Henri Cazalys de son vrai nom) ou bien d'un jeu de mot à partir de l'expression «hors là», comme nous l'indique Martine Bercot dans ses précieuses notes. Si c'est le cas, le moins que l'on puisse dire c'est qu'on perçoit là, une différence notable entre d'un côté la volonté chez le narrateur de chasser l' «Etre» de soi, de le mettre à distance, «hors de là»,  et de l'autre le désir chez les conspirationnistes de croire coûte que coûte, comme si parfois leur vie en dépendait, en leur théorie fumeuse.

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