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Informatique et épistémologie

Publié le 13 janvier 2010 par Lbloch

Ce 11 janvier j’ai eu l’honneur et l’avantage d’être convié à un « déjeuner Pirarucu » dont l’invité était Gilles Dowek. Le Pirarucu, organisé par Dominique Lacroix, « se veut un carrefour de débats d’idées, informel et où la qualité des échanges interpersonnels autour d’une thématique commune est privilégiée. » Le thème du jour était « Informatique et épistémologie ». Voici les notes que j’ai prises, ainsi que quelques réflexions adventices. Gilles Dowek ne saurait bien sûr être tenu pour responsable des erreurs ou des imprécisions qui se trouveraient dans les lignes qui suivent, qui ne sont sans doute qu’un reflet infidèle de ses propos.

Sommaire

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 L'informatique dans la classification des sciences
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 Informatique, sciences, langage
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 L'informatique entre science et technique
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 Les quatre concepts centraux de l'informatique
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 Vers la reconnaissance de l'informatique ?
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 Questions abordées pendant le débat

L'informatique dans la classification des sciences

L’informatique a fait irruption dans notre monde, qu’elle transforme et façonne de diverses façons : comment a-t-elle changé notre vision de la classification des sciences ? Sa place est-elle du côté des sciences de la nature, comme la physique, ou aux côtés des sciences spéculatives, comme les mathématiques ?

La philosophie distingue traditionnellement les jugements synthétiques, qui résultent de l’expérience et accroissent les connaissances, des propositions analytiques, dont la vérité est déterminée par la seule analyse de leur signification. Les sciences de la nature sont plutôt le domaine des jugements synthétiques, qui sont en général a posteriori, consécutifs à l’observation de phénomènes, objets de la science considérée. Les sciences spéculatives sont le domaine des jugements analytiques, qui sont en général a priori, indépendants de l’expérience. Emmanuel Kant est à l’origine de la formulation classique de cette distinction, critiquée et remise en cause par des logiciens du XXe siècle comme Carnap et Quine.

L’informatique perturbe à son tour cette vision classique et la classification des sciences qui en découle en produisant des propositions analytiques a posteriori : proférer le résultat du calcul de la cinq-centième décimale de π est une proposition analytique, parce qu’elle n’est pas le produit d’une expérience, de l’observation de la nature, et elle est a posteriori parce que nous ne pouvons pas le prédire avant que l’ordinateur, qui opère ici non comme un objet naturel, mais comme une prothèse qui vient suppléer les insuffisances de notre entendement, un appareil dont nous savons tout et qui ne peut rien produire que nous ne sachions, ait fait son travail.

Ce faisant, l’informatique démode la question, très controversée, d’un jugement synthétique a priori, qui devient : en quoi peut-on avoir confiance ? L’épistémologie recommandait de se méfier des sens et de faire confiance à l’entendement, devant l’écran de notre ordinateur nous sommes enclins à adopter le préjugé inverse.

Informatique, sciences, langage

Galilée a écrit que le livre de la nature était écrit en langage mathématique, et il est par là à l’origine de la mathématisation de la physique et, par extension, des sciences de la nature. Selon la vision épistémologique traditionnelle, est scientifique ce qui peut être décrit, modélisé par des équations différentielles. À cette aune la physique est très scientifique, la chimie un peu moins, la biologie fort peu.

Si l’on se pose la question de modéliser un aéroport, les équations différentielles nous serons d’un piètre secours. Par contre, les automates à états finis, machines abstraites inventées pour étudier des langages formels et des processus de calcul, seront tout à fait adaptés. Et la biologie a gagné un surcroît de dignité scientifique depuis la découverte que certains processus de la machinerie cellulaire se modélisaient fort bien par des algorithmes du texte, découverte qui a donné naissance à la biologie moléculaire de l’ADN et aux immenses progrès qui en ont résulté.

Cette modélisation de phénomènes de la nature ou du monde par des règles de manipulation et de transformation de symboles qui ne sont pas des chiffres et encore moins des nombres, mais néanmoins l’objet d’un calcul, a eu des précurseurs avant l’informatique : Leibniz et sa caractéristique universelle, Lavoisier et les chimistes avec les équations chimiques et des règles de réécriture, puis Chomsky avec les grammaires génératives.

Cet élargissement du champ d’application des notions d’automate, de machine et de langage renouvelle la vision des sciences : ce sont des outils de formalisation et de modélisation qui sont étroitement liés à l’informatique, qui en procèdent, dont l’usage ne se conçoit pas sans elle.

L'informatique entre science et technique

L’ordinateur n’est pas le premier instrument scientifique à venir au secours de notre entendement : la lunette de Galilée n’était pas seulement une prothèse pour nos sens insuffisants, elle ouvrait aussi et peut-être surtout de nouveaux horizons à la pensée.

Avec l’ordinateur surviennent trois nouveautés :

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 Turing l’a démontré : tous les ordinateurs sont équivalents, alors que le télescope du Mont Palomar est unique ;
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 Intel l’a fait : l’ordinateur est un produit industriel à bas prix, tout le monde ou presque peut en avoir un, alors que le télescope du Mont Palomar est un objet de luxe ;
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 comme le télescope, l’ordinateur est une application de la science à l’industrie, mais contrairement à lui, il est aussi une application de l’industrie à la science : le premier outil de travail du scientifique contemporain, toutes disciplines confondues, est l’ordinateur.

Les quatre concepts centraux de l'informatique

Après mûres et longues réflexions, les informaticiens s’entendent sur l’idée que leur science s’organise autour de quatre concepts centraux :

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 algorithme ;
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 information ;
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 machine ;
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 langage.

Alors qu’elle a accompli de si extraordinaires réalisations du côté de la transformation du monde, et élaboré des échafaudages conceptuels si novateurs et de si grande ampleur, comment expliquer que l’informatique souffre encore d’un tel manque de reconnaissance intellectuelle et même sociale ? Pour aborder cette question, Gilles Dowek reprend et applique à l’informatique certains points développés dans son livre récent Ces préjugés qui nous encombrent.

Vers la reconnaissance de l'informatique ?

C’est un fait d’observation, spécialement en France, c’est peu dire que l’informatique a du mal à se faire reconnaître, ne disons même pas comme une discipline scientifique à part entière, mais même comme un objet possible de l’activité intellectuelle : elle y échoue à vrai dire totalement. Les conséquences de cet échec pour l’avenir scientifique et industriel de notre pays sont dramatiques. Comment l’expliquer ?

Lors des démarches auxquelles il a participé pour tenter d’obtenir l’introduction de l’enseignement de l’informatique dans les lycées, Gilles Dowek a observé les réactions des hiérarques du ministère de l’Éducation nationale. Des quatre concepts centraux énumérés ci-dessus, les deux premiers ne leur posaient pas de problème : les algorithmes et l’information, oui, ce sont des concepts englobés par les mathématiques, et d’ailleurs les professeurs de mathématiques peuvent très bien les enseigner, où est le sujet ?

Le concept de machine suscite le rejet : cela, le livre de Dowek le laissait bien prévoir. Une machine, c’est associé aux idées de production, de travail, de prolétaire, c’est sale et méprisable, nulle surprise que de grands professeurs et de hauts bureaucrates aient une réaction de dégoût lorsqu’on leur en parle.

L’observation de la même réaction de répulsion semble a priori plus surprenante lorsqu’il s’agit du langage, et plus précisément de l’écriture du langage. Et pourtant : en y réfléchissant, Dowek est parvenu au constat du fait que les scribes, à l’origine, étaient des prolétaires. Un passage fameux du Phèdre de Platon prête à Socrate un réquisitoire en règle contre l’écriture. Longtemps le clergé a préféré la transmission orale à la lecture. En fait, aussi curieux que cela puisse paraître aux yeux d’un intellectuel du XXIe siècle, l’écriture est quelque-chose de dévalorisé dans notre culture, et cette dévalorisation se propage aux langages de programmation.

Questions abordées pendant le débat

Révolution intellectuelle

L’informatique est au centre d’une révolution scientifique et philosophique en cours. Les informaticiens sont en train de transformer le monde et la pensée. Il serait temps d’en prendre conscience pour en tirer quelques conséquences.

Création de connaissances nouvelles

Comment se créent de nouvelles connaissances en informatique ? Là aussi cette science est originale. Traditionnellement, pour répondre à cette question, on distingue les sciences spéculatives, où la connaissance progresse par l’effort de réflexion et d’élaboration intellectuelle de sujets humains, et les sciences de la nature, où les interactions avec des objets extérieurs jouent un rôle essentiel.

Pour la création de nouvelles connaissances en informatique, les interactions avec l’ordinateur jouent également un rôle essentiel, mais pas en tant qu’objet de la nature étudié en tant que tel, il est utilisé pour suppléer les insuffisances de notre entendement.

Idéologies mathématiques

Parmi les oppositions que l’informatique rencontre sur le chemin tortueux qui pourrait mener à sa reconnaissance, une des plus acharnées et des plus retorses est le fait des mathématiciens. Il vaut de s’y arrêter.

Les idéologies mathématiques se laissent classer en trois groupes :

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 le réalisme : les objets mathématiques, notamment les nombres, existent en tant que tels hors de l’esprit humain ;

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 l’intuitionnisme, créé par Brouwer, insiste sur la subjectivité du mathématicien ; il n’y a pas de réalité extérieure au mathématicien dont il faudrait rendre compte ; la question n’est pas la vérité, mais la prouvabilité, et une proposition mathématique ne prend sens que par sa démonstration ;

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 le formalisme met l’accent sur la manipulation des signes ; les propositions de la mathématique et de la logique peuvent se concevoir comme les conséquences de certaines règles de manipulation de symboles, au sein de systèmes formels ; Leibniz est un précurseur de cette démarche, qui a beaucoup à voir avec l’informatique, et qui est justement l’objet d’une grande détestation parmi les mathématiciens contemporains.

Les fluctuations de l’idéologie mathématique depuis Bourbaki ont été néfastes à une appréhension positive de l’informatique jusqu’à aujourd’hui :

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 le bourbakisme a fait régner le formalisme et jeté l’opprobre sur le calcul, premier argument pour dévaloriser l’informatique ;

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 la réaction contre Bourbaki et les « mathématiques modernes » a rejeté les approches formelles, et avec elles la réflexion sur les fondements, de Gödel à Turing : second argument pour dévaloriser l’informatique.


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