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Lampedusa II : cachez ces expulsions vers la Lybie que je ne saurais voir (CEDH, 19 janvier 2010, Hussun et autres c. Italie)

Publié le 21 janvier 2010 par Combatsdh

Entre les 13 et 25 mars 2005, environ 1 200 personnes en provenance de Lybie arrivèrent à bord d'embarcations de fortune ou "boat-people" sur l'ile italienne de Lampedusa. Cet épisode fut particulièrement médiatisé, au regard tant du contexte général d'accroissement de tels débarquements (§ 7-8), des conditions souvent tragiques de traversée de la Méditerranée, ainsi que des expulsions en masse de ces immigrants par l'Italie vers la Lybie. Quatre vingt quatre d'entre eux ont, via des procurations recueillies par une avocate, formé des requêtes devant la Cour. Mais cinquante sept d'entre eux sont désormais introuvables (§ 16), quatorze furent expulsés vers la Lybie (§ 20) et treize furent relâchés pour dépassement des délais de rétention et sont aujourd'hui - sauf une exception - également injoignables (§ 22).

Par le présent arrêt, la quasi-totalité des requêtes est ici radiée du rôle de la Cour (Art. 37). Outre la faiblesse des informations concernant chaque requérant sur leurs procurations (§ 41), l'expertise graphologique ordonnée par la Cour - ainsi que sa propre observation (§ 46) - a révélé que presque la moitié des procurations avaient été " rédigées et signées par le même scripteur " (§ 23-27). Or, pour la Cour, cette " circonstance [...] n'est pas sans intérêt, compte tenu de ce que, dans les requêtes d'espèce, vu l'absence de contact entre les représentants des requérants et ces derniers (à l'exception d'un cas), la clarté dans l'échange d'informations entre la Cour et les représentants revêt une importance particulière " (§ 43). Par ailleurs, " compte tenu de l'impossibilité d'établir le moindre contact avec les requérants dont il est question, la Cour considère que leurs représentants ne peuvent pas, d'une manière significative, continuer la procédure devant elle " (§ 49). L'insuffisance " d'éléments factuels concernant la situation particulière de chaque requérant " est ainsi soulignée, notamment pour les requérants expulsés vers la Lybie. En conséquence, la Cour n'estime plus justifiée la poursuite de son examen et raye ces requêtes du rôle (§ 50 et § 56). Seul le grief de violation de l'article 34 (requêtes individuelles devant la Cour) invoqué par le seul requérant resté en contact avec ses avocats et toujours présent en Italie ne fut pas rayé du rôle, même si l a Cour n'a pas retenu ici de violation de cet article (§ 57).

L'arrêt rendu par la Cour à cette occasion laisse naturellement un goût d'inachevé car les circonstances ont empêché les juges européens de se prononcer plus directement sur les allégations d'expulsions collectives qui visaient la pratique italienne face à ces débarquements. Plus encore, on peut regretter que - pour une partie des requêtes - ce soit finalement l'un des actes litigieux - les expulsions vers la Lybie - qui fait obstacle à l'examen de sa conventionalité, permettant peut-être ainsi à l'État défendeur de se prévaloir de sa - possible - propre turpitude.

Hussun et autres c. Italie (Cour EDH, 2e Sect. 19 janvier 2010, Req. nos 10171/05 , 10601/05, 11593/05 et 17165/05) Lampedusa II : cachez ces expulsions vers la Lybie que je ne saurais voir  (CEDH, 19 janvier 2010, Hussun et autres c. Italie)Le Centre d'identification et d'expulsion des clandestins de l'île de Lampedusa en partie ravagé par un incendie, le 17 février 2009.
(Photo : Reuters)
Lampedusa II : cachez ces expulsions vers la Lybie que je ne saurais voir  (CEDH, 19 janvier 2010, Hussun et autres c. Italie) Rappel : les lettres d'actualité du CREDOF ne peuvent être reprises sans l'autorisation de leurs auteurs et ne peuvent donner lieu à aucune exploitation commerciale. L'ensemble des billets publiés sur ce blog sont protégés par une licence creative commons

Nicolas Hervieu, "Recours par des procurations irrégulières et/ou au nom d'étrangers désormais introuvables", Actualités droits-libertés du 20 janvier 2010.

Compléments (S. Slama):

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L'affaire rapportée ci-dessus est en réalité l'affaire "Lampedusa II". En effet, au cours de la première semaine d'octobre 2004, les autorités italiennes ont expulsé vers la Libye près de 1.500 "boat people" échoués sur les côtes de l'île de Lampedusa, sans susciter la moindre réaction ni de la part des Etats partenaires de l'Italie dans l'Union européenne ni de celle de la Commission européenne.
Après plusieurs semaines d'investigations, dix ONG avaient demandé à la Commission européenne de lancer contre l'Italie les procédures qu'appelle l'ensemble des faits dénoncés dans leur plainte ( Lettre à José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, 20 févr. 2005) afin que la Cour de justice des Communautés soit saisie des violations visées et prenne les sanctions adaptées (v. " Italie : expulsions en masse vers la Libye (2-10 octobre)" et " Dix ONG portent plainte auprès de la Commission européenne contre le gouvernement italien").

Le 18 mars 2005, répondant uniquement au Gisti, la commission, par la voix du commissaire Frattini s'est toutefois déclarée incompétente.

C'est alors, fait peu connu, que le Gisti a contesté cette déclaration d'incompétence devant le Tribunal de première instance des communautés européennes (voir ici la requête devant le TPICE ) puis, après rejet, la Cour de justice des communautés européennes (voir la - remarquable - requête du Gisti de Simon Foreman et Hélène Gacon et l'ordonnance de rejet du 6 avril 2006).
Comme l'explique Claire Rodier, dans la seconde partie de son intervention au colloque des 30 ans de l'arrêt Gisti de 1978 ( accessible gratuitement, dans la version publiée chez Dalloz, en PDF).

"Particulièrement sensibilisé à la problématique de la détention abusive et des expulsions collectives d'étrangers qui l'a amené, avec des partenaires européens, à créer en 2003 le réseau Migreurop11, le Gisti s'est trouvé confronté à plusieurs reprises à l'impossibilité de saisir la Cour européenne des droits de l'homme pour faire condamner ce type de violations de droits pourtant garantis par la Convention. L'ouverture d'une procédure étant liée au dépôt d'une plainte individuelle par les victimes, les circonstances des expulsions interdisent le plus souvent que celles-ci soient identifiées et en mesure d'entamer une procédure dans le temps imparti.
C'est pourquoi le Gisti cherchait, pour contourner cette difficulté, le moyen de placer l'Union européenne devant ses responsabilités en cas de violation notoire des droits fondamentaux par un des États membres, non par le biais de plaintes individuelles, mais au nom du respect par les États des principes qu'elle prétend défendre.
Les expulsions de Lampedusa lui en donnaient l'occasion".

Claire Rodier, "Saisir la Cour de justice des Communautés européennes : une route semée d'obstacles", Actes du colloque Défendre la cause des étrangers en justice sous l'égide du Gisti, Dalloz, 2009.

Mais parallèlement Certains des " boat people " ont été transférés dans des centres fermés dans d'autres régions d'Italie, mais plusieurs centaines sont restées dans le petit "centre d'accueil" de Lampedusa, qui compte seulement 190 places. une seconde affaire "Lampedusa" se développait. En effet,
Il s'agit d'un centre vétuste, à la limite de l'insalubrité, qui n'est pas conçu pour une rétention dépassant quelques jours.4 Le 17 mars 2005, deux avions de compagnies privées ont reconduit 180 personnes vers la Libye, pays supposé de provenance, Un troisième avion est reparti à vide.
Ni le représentant du HCR, mandaté immédiatement sur place, ni celui du Centre Italien pour les Réfugiés (CIR) n'ont été autorisés à entrer dans le centre, alors qu'une délégation de fonctionnaires libyens y était accueillie pour assister la police italienne à " vérifier la provenance des immigrants " afin de procéder à leur expulsion. Le HCR a fait remarquer que " la Libye n'a pas signé la Convention de Genève relative au statut des réfugiés et n'a pas de système d'asile national qui fonctionne. Dans ces circonstances, et en jugeant d'après les expériences récentes, il existe un risque réel que les réfugiés qui ont besoin de protection internationale soient refoulés vers leur pays d'origine ".
Alors que la visite des centres de rétention fait, en Italie, partie des prérogatives des parlementaires, les sénatrices Chiara Acciarini et Tana De Zulueta qui se sont rendues sur les lieux samedi 19 n'ont été autorisées à entrer en contact avec les quelque 600 personnes qui étaient encore dans le centre que le lendemain, dimanche 20. Elles n'ont toutefois pas été mises en mesure d'effectuer une visite détaillée du centre. Elles ont constaté que les étrangers qu'elles ont vus étaient " dans un état physique et psychologique terrible ", " amassés dans des conditions indignes d'un pays civilisé ", " sans couverture, ni matelas, ni eau chaude ". les 14 et 15 mars 2005, 1 235 personnes ont débarqué à Lampedusa.

Alors qu'est en principe remis aux arrivants un formulaire leur indiquant qu'ils ont droit entre autres à l'usage d'un téléphone et à une assistance juridique, l'unique cabine téléphonique du centre ne fonctionnait pas et aucun avocat n'était présent. D'après les sénatrices, le ministère de l'Intérieur italien expliquerait le fait qu'un troisième avion prêt à embarquer d'autres expulsés, ainsi qu'un bateau qui devait conduire un autre groupe vers la Libye, ont été finalement dirigés sur le centre de détention pour étrangers de Crotone (ville côtière du sud de l'Italie) parce que " les autorités libyennes ne peuvent, en ce moment, accueillir plus de migrants ". Elles ont dénoncé " l'arbitraire absolu " de ces opérations, au cours desquelles les étrangers sont ballottés sans savoir où ils sont conduits

Selon le ministère de l'Intérieur italien, 421 exilés, qui ont exprimé le souhait de demandé l'asile, ont été transférées au centre d'accueil de Crotone, au sud de l'Italie. Là, 121 personnes se sont enfuies, et finalement seul un petit nombre a présenté une demande d'asile. 494 ont été refoulés vers la Libye, rejoints par 126 autres qui avaient demandé l'asile et ne l'ont pas obtenu (selon le décompte devant la Comité des DH des Nations unies - voir les notes de Claire Rodier ).

Cette fois-ci les membres d'un réseau d'avocats italiens avaient eu pu avoir accès aux exilés dans le centre de Lampedusa , grâce à la diligence de l'équipe formée par des sénatrices, et prirent l'initiative de recueillir l'identité de 84 d'entre eux afin de formuler une demande de mesure provisoire devant la Cour européenne des droits de l'homme en application de l'article 39 du règlement.

La briéveté de la rencontre, par une seule avocate, avec les victimes de cette expulsion collective vers la Libye,explique la rédaction des procurations décrite dans la décision commentée par Nicolas Hervieu ci-dessus.

Mais comment les avocats auraient-ils pu s'y prendre autrement dans de telles conditions? Et comment assurer une défense collective des étrangers face à un Etat qui s'empresse, sur la base d'accords secrets avec la Libye, de refouler ces exilés?

La Cour a, dans un premier temps, le 6 avril 2005, demandé à l'Italie de lui fournir des renseignements concernant la situation à Lampedusa. Dans un second temps, la troisième section de la Cour européenne des droits de l'Homme a, le 10 mai 2005, demandé à l'Italie de suspendre à titre conservatoire les expulsions d'immigrés dans onze cas dont elle a été saisie, " dans l'intérêt des parties" et du bon déroulement de la procédure.

Sur ces deux affaires, le Parlement européen avait adopté le 14 avril 2005 une résolution sur Lampedusa dans laquelle il stigmatisait les " conditions épouvantables " dans lesquelles les demandeurs d'asile sont reçus dans cette île, s'inquiète des " expulsions collectives " de migrants auxquelles ont procédé les autorités italiennes entre octobre 2004 et mars 2005, de l'île italienne de Lampedusa vers la Libye et se dit " vivement préoccupé par le sort de centaines de demandeurs d'asile retournés en Libye étant donné que ce pays n'est pas signataire de la convention de Genève relative au statut des réfugiés, ne possède pas un régime d'asile effectif, n'offre pas de véritable garantie pour les droits des réfugiés et pratique l'arrestation, la détention et l'expulsion arbitraires et considérant que les personnes expulsées sont généralement menottées et ignorent leur lieu de destination " et " par le traitement et les conditions de vie déplorables des personnes détenues dans les camps en Libye ainsi que par les récents rapatriements massifs d'étrangers de la Libye vers leur pays d'origine dans des conditions qui n'assurent ni leur dignité ni leur survie ; préoccupé également par les informations de sources libyennes qui feraient état de 106 cas de décès suite à ces expulsions ".
En conséquence de quoi le Parlement a invité instamment " la Commission, gardienne des traités, à veiller au respect du droit d'asile dans l'Union européenne, conformément aux articles 6 du traité UE et 63 du traité CE, à faire cesser les expulsions collectives et à exiger de l'Italie ainsi que des autres États membres qu'ils respectent leurs obligations en vertu du droit de l'Union " et lui a demandé " de mener un dialogue transparent sur cette question, y compris en rendant publics les résultats de sa mission technique en Libye de novembre/décembre 2004 sur l'immigration illégal e ".

En France, le réseau d'avocats du Gisti, de l'ADDE, et du SAF, etc. avait réussi à s'opposer au renvoi des "naufragés kurdes de Fréjus" en 2001 (le TA rendit néanmoins son jugement sur la création illégale de la zone d'attente 6 ans après).

Mais dans les lieux d'enfermement (l'Anafé en zone d'attente, la Cimade & Cie en rétention pour les réadmissions, Migrants outre mer dans certains départements d'outre mer), les intervenants sont confrontés à des procédures non suspensives qui, même lorsqu'ils obtiennent une mesure provisoire de la Cour, ne permet pas de poursuivre la procédure (voir par exemple cette affaire CINQUIÈME SECTION DÉCISION, 16 juin 2009, Requête no 4920/08 présentée par MA contre la France : d'un demandeur d'asile à la frontière qui après mesure provisoire et admission sur le territoire disparaît dans la nature et perd le contact avec l'Anafé).

Il faut avoir conscience que la zone d'attente de Roissy est, avec Lampedusa, le plus grand centre d'enfermement des étrangers en Europe (15 000 personnes/ an) et, grâce à l'arrêt Gebremedhin, d'avril 2007 les demandeurs d'asile à la frontière y bénéficient d'un recours suspensif devant le TA de Paris.

Ce n'était pas le cas à Lampedusa en octobre 2004 et mars 2005 pour ces milliers d'exilés. Ils ont été expulsés, sans bénéficier de recours effectif.

Sur les refoulements de migrants organisée par l'Italie vers la Libye en 2004 et 2005

Au mépris des droits de l'homme.

Octobre 2004 : Expulsions de masse vers la Libye

Mars 2005 : Lampedusa, les expulsions s'amplifient

Sur le centre de rétention de Lampedusa :

Rapport MSF Italie sur les CPT (Centri di permanenza temporanea e assistenza), janvier 2004

Rapport FIDH, Droit d'asile en Italie : l'accès aux procédures et le traitement des demandeurs, juin 2005

Récit du journaliste Fabrizio Gatti qui s'est fait passer pour un Kurde et a été détenu une semaine dans le CPT de Lampedusa à la fin du mois de septembre 2005 ( L'Espresso, en italien)

"Révolte d'immigrés au centre d'expulsion de Lampedusa", RFI, 18/02/2009


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