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Dieu est un fumeur de Flor Fina

Par Ernestoviolin

Tintin et les Cigares du Pharaon

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C’est le premier album correct de Tintin, et malgré quelques maladresses il trace déjà les grandes lignes de la production future. A partir d’ici, le héros ne sera plus perçu comme un journaliste donneur de leçons qui part évangéliser les foules. Il devient à la place un jeune garçon assez banal et neutre (il n’a plus rien à voir avec le journalisme) sur qui tombent les aventures les plus exotiques. Cette transformation est cruciale dans la construction du mythe : si Tintin est un personnage important malgré une relative platitude, c’est avant tout parce qu’il nous ressemble. Il symbolise monsieur Tout-le-monde pris dans la tempête de l’Histoire, et une force le fait agir instinctivement pour le bien, en mettant à son service les rares armes qu’il possède : logique, ruse, courage, etc. Tintin ne se plaint jamais de la cruauté du destin, il ne pleure pas sur son sort. D’ailleurs il apparaît rarement touché par une émotion forte. La seule chose qui le caractérise à travers tous les albums est la curiosité, un grand intérêt pour le monde qui l’entoure et qu’il veut, consciemment ou non, préserver. Aussi il ne se pose pas de questions quand sa route croise celle du Mal : sans broncher, il part à l’aventure pour résoudre des situations venimeuses, en espérant que l’équilibre de la Création se rétablisse. Ce mouvement est chez lui aussi naturel que la respiration ou la pousse des ongles. Il ne sait pas pourquoi, mais il doit le faire. Ce n’est que grossièrement esquissé ici, mais les traits s’accentueront au fur et à mesure qu’Hergé vieillit et se rapproche de la mort.

L’auteur fait un bond gigantesque ici en proposant pour la première fois un vrai scénario qui, tout décousu et approximatif qu’il soit, ne se limite plus à une succession de gags. Cette fois-ci les événements ont des causes et des conséquences qui s’insèrent dans une intrigue plus générale. L’atmosphère rappelle le roman d’espionnage colonial, avec des éléments obligatoires comme le trafic de drogue international ou les organisations secrètes. L’aventure conduira Tintin d’Egypte en Inde, du désert à la jungle, avec une puissance d'évocation exotique dix fois plus efficace que dans les volets précédents. Les progrès d’Hergé en termes de décors sont visibles, et surtout, cette fois-ci apparaissent enfin des personnages marquants.

Si Tintin a le rôle ingrat d’instrument du destin, et si par conséquence il est parfois difficile de s’identifier à quelqu’un qui n’est que mouvement perpétuel, Hergé a l’idée de génie d’insérer des personnages secondaires plus solidement ancrés dans la réalité, plus humains car vulnérables et remplis de défauts. Au premier rang, bien sûr, se trouve Rastapopoulos, qui n’apparaît pas encore comme une représentation du Mal protéiforme et impossible à éradiquer, mais plutôt comme un truand sans grande intelligence. Ses multiples rencontres avec Tintin (sur le bateau, dans le désert, etc) ne doivent rien à des coïncidences complaisantes dignes d’un auteur de série Z comme on a pu le lire ici et là : le grec doit rencontrer Tintin, tout comme le Mal doit croiser le chemin d’un héros pour que se créé un élément de tension à la base de toute œuvre de fiction. On verra Hergé jouer par la suite avec cet élément déclencheur et le parodier dans les mythiques Bijoux de la Castafiore.

Autre signe distinctif, le professeur Philémon Siclone, comme la plupart des scientifiques qui le suivront, apparaît comme hautement fantaisiste et tête en l’air. Hergé dénonce ainsi les partisans de la science, la nouvelle religion du XXeme siècle, en les faisant passer pour de grands enfants immatures. Dans une séquence magnifiquement mise en scène, les momies des chercheurs dans le tombeau égyptien montrent que la science se résume souvent à l’expression d’hypothèses avant-gardistes qui sont rapidement dépassées et remplacées par d’autres. On peut aussi lire à travers les lignes de cet épisode en disant que le tombeau séculaire égyptien (la spiritualité) restera toujours supérieur aux prétentions humaines : qui cherche à défier Dieu sera puni, comme le rappellent tous les Frankenstein du monde.

La plupart des critiques ne l’ont pas perçu, mais il est évident que le personnage le plus marquant de cet épisode, à savoir le fakir, n’est pas un homme mais un serpent. Le pouvoir hypnotique de son regard, tout comme le poison qu’il distille à ses ennemis pour paralyser leur esprit (ce Radjaïjah, c’est un peu le symbole de l’oppression contre l’intelligence) sont pourtant des preuves assez évidentes. Sa capacité à changer de peau (il apparaît tour à tour en pagne ou coiffé d’une tunique violette qui rappelle une version bâtarde du Ku Klux Klan) lui permet de s’insérer dans tous les milieux pour propager sa malfaisance. Dans l’adaptation animée de 1992, il est tout à fait cauchemardesque.

Il est à noter aussi qu’apparaissent ici les premiers éléments surnaturels de la série. Si le fond de l’intrigue reste « réaliste », de multiples allusions sont faites à une malédiction millénaire ou aux fantômes, et il y a bien évidemment cette séquence terrifiante du poignard qui tombe devant Tintin. En analysant le dessin avec une loupe, on s’aperçoit que la trajectoire est trop complexe pour être le fait du major anglais. Cette tendance sera plus évidente dans l’Etoile Mystérieuse.

Le premier bon album, donc, mais le prochain le dépassera largement.


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