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Obscurité (suite)

Publié le 25 janvier 2010 par Feuilly

Terrorisé, l’enfant ferme les yeux. En une seconde, il revoit tout ce qui s’est déjà passé autrefois, tout ce qui se passe, depuis toujours : les coups de ceinture, les coups de poings, les coups de pieds. La douleur dans le ventre, quand la bottine ferrée arrive dans le creux de l’estomac, la douleur dans le dos, quand on le frappe avec un cintre et qu’il entend celui-ci voler en éclats. Ou bien les étoiles devant les yeux, le jour où il a reçu un coup de tisonnier derrière les reins… Il a vraiment cru qu’il allait en mourir sur-le-champ, cette fois-là  ! Et ce n’est pas tout. Il y aussi l’odeur du sang dans la bouche, ce goût fade, écœurant, qui vous range d’emblée dans le camp des soumis, des vaincus, des sans droit. Quant à l’amertume des larmes, cela n’a plus de secret pour lui. Qu’elles brouillent seulement la vue ou qu’elles coulent chaudes et abondantes sur les joues, c’est du pareil au même : elles forment comme un écran entre lui et le monde, tout est vague et flou, il ne distingue plus rien, n’entend plus rien. Solitude, incompréhension, douleur.

Il en est là. Les yeux fermés, recroquevillé sur lui-même, poussière parmi la poussière et attend les premiers coups. Mais c’est une voix de femme qui s’élève, incongrue et insolite en ce lieu. « Viens, viens vite, on s’en va. » Sa mère ! C’est la voix de sa mère ! C’est à peine s’il la reconnaît, tant l’intonation est inhabituelle, quasi-hystérique. « Mais dépêche-toi bon sang, ne reste pas planté là, je te dis qu’on s’en va tout de suite. » Il ouvre les yeux. Aussitôt, une douleur insoutenable lui brûle la rétine, pénètre au plus profond de lui. La lumière ! Impossible de regarder, de chercher à percevoir ce qui se passe, cela fait trop mal. Ses paupières s’abaissent malgré lui et d’instinct il mes les mains devant les yeux, retardant d’autant le moment où il pourra enfin comprendre. Il sent une main qui le saisit, déjà il est debout, soulevé comme malgré lui. « Viens, je te dis, on s’en va, on ne reste pas ici. » Cette fois il a compris : le monde vient de basculer, on s’en va, sa mère s’en va, elle quitte ce lieu maudit et lui aussi. Il n’en revient pas. Mais il sent qu’on le tire, qu’on le bouscule. « Vite, il ne faut pas perdre de temps ! » Il réalise soudain que les secondes sont précieuses, que le danger n’est que très provisoirement écarté, que l’homme va revenir, plus en colère que jamais. Alors il se met à courir. Il court tellement vite que c’est lui maintenant qui entraîne sa mère, la tire littéralement hors de l’écurie. Les voilà à l’extérieur, dans l’herbe verte du chemin et ils courent tous les deux. « A la voiture, fonce ! » Il ne faut pas lui dire deux fois. Le voilà à l’intérieur, essoufflé, pâle, la gorge sèche, mais dedans. Sa petite sœur, qui est déjà là, lui sourit tristement. Le moteur démarre, les pneus crissent dans le gravier, les vitesses craquent, les poubelles de l’entrée sont renversées, dans un grand bruit de ferraille. Peu importe, on est sur la route, on roule, on s’éloigne, on est sauvé. Il n’y a pas d’autre voiture à la maison !

Les kilomètres commencent à défiler, personne ne parle, c’est le silence total. Au volant, la conductrice est crispée. Elle a le regard fixe et dans ses yeux se lit une détermination que l’enfant n’a jamais vue. Elle lui fait presque peur tant il la sent inébranlable et comme sous l’emprise d’une idée bien précise. « Ou est-ce qu’on va aller ? » se risque-t-il à demander. « Aucune idée, on verra, pour l’instant on roule, il ne faut pas rester là. » Il regarde sa sœur et se rend seulement compte qu’elle a reçu des coups. Son œil droit est tuméfié et sa lèvre est gonflée. Il ne dit rien et réfléchit. Est-ce finalement pour lui qu’on a pris la fuite, pour que le beau-père arrête de le frapper sans arrêt ou est-ce pour elle, la petite, la fille légitime de ce couple reconstitué ? Car il sait qu’entre elle et lui il y a toujours eu un abîme dans le regard des adultes. Fils d’un homme que sa mère n’aimait plus et qui a disparu sans laisser de traces, il s’est retrouvé comme malgré lui dans cette nouvelle histoire d’amour. Elément perturbateur, il représentait pour cette femme qui était sa mère le passé qu’elle tentait d’oublier. Tout occupée à reconstruire sa vie, celle-ci tolérait mal la présence d’un enfant qui lui rappelait tous les jours qu’il y avait eu un « avant ». C’était un peu comme si elle exhibait devant son nouveau compagnon la preuve vivante d’une infidélité. Alors on s’est mis à lui payer des stages de football, des ateliers créatifs, des leçons d’équitation… Il a même eu droit à trois semaines de colonie dans le Sud, sur une plage du Languedoc. Il n’était pas dupe et il savait bien, lui, que c’était une manière habile de se débarrasser de lui, d’éviter ses regards, de fuir sa présence. D’autant plus que très vite Pauline est née, la petite chérie, qui venait officialiser aux yeux du monde ce nouveau couple qui s’aimait tant.

Ce n’est pas évident d’avoir une sœur, quand on a longtemps été habitué à être seul, mais ce l’est encore moins quand on vous fait sentir que cette petite peste est la seule enfant légitime, le fruit sacré d’une passion profonde. N’y avait-il donc plus aucune place pour lui ? Manifestement non. Pourtant il s’était pris d’affection pour la petite, la distrayait, jouait avec elle, la promenait dans son landau, mais toujours les parents intervenaient et l’accusaient des pires sournoiseries. On emportait le bébé et les punitions tombaient…Oui, même sa mère s’était mise à se comporter comme Lui, comme ce beau-père, ce tyran qui lui avait ravi l’affection de la seule femme au monde qu’il aimait. C’était insupportable. Insupportable et injuste.

Parfois, il ruminait dans un coin et finissait, oui, par ourdir quelque terrible vengeance. Il n’avait jamais le temps d’aller bien loin dans la réalisation de ses projets, d’abord parce qu’étant de nature pacifique il oubliait ceux-ci aussitôt qu’il les avait inventés, mais aussi parce qu’on finissait par le découvrir dans cette écurie où il se réfugiait sans arrêt. Alors c’étaient de nouvelles sanctions qui tombaient, de nouvelles punitions. Le grand inquisiteur, c’était Lui, évidemment. Les questions fusaient, serrées, agressives, malintentionnées. Comment était-ce possible d’effrayer sa propre mère ainsi, en se cachant une après-midi entière ? Il voulait la tuer ? La rendre malade d’angoisse ? Devant son silence, la première gifle tombait, puis la seconde. S’il continuait à se taire, les coups pleuvaient, s’il tentait de s’expliquer, ils redoublaient. Avec les années, il s’était composé une attitude de mépris, une manière de dire « Cogne toujours, tu ne m’atteindras pas ». Alors, là, son bourreau entrait dans des rages folles, il ne se contenait plus. Tout était bon pour le punir et le ramener soi-disant à la raison. Les coups de poings et les coups de pieds, mais aussi les ceintures, les bâtons, les chaises, bref, tout ce qui tombait sous la main.

(à suivre...)

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