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Obscurité (3)

Publié le 30 janvier 2010 par Feuilly

A la fin sa propre mère se décidait à intervenir et il se retrouvait enfermé dans sa chambre sans dîner et puni jusqu'au lendemain. Ainsi il aurait le temps de réfléchir, lui lançait-on à travers la porte. Mais lui, la seule chose qui le tracassait, c’était de savoir pourquoi sa mère avait finalement demandé à son compagnon de se calmer. Etait-ce parce qu’elle l’aimait quand même un peu, lui son enfant, ou bien tout simplement parce qu’elle voulait préserver les meubles de la maison et éviter des ennuis avec les voisins ? C’est que ça criait fort dans ces cas-là ! Entre l’Autre qui gueulait, les chaises qui volaient et lui qui hurlait, cela faisait un potin pas possible. Un jour les gendarmes étaient même passés à l’improviste et le lendemain c’est une assistante sociale qui avait fait son apparition. De sa chambre, il avait tout entendu (on se couche à terre et on colle son oreille sur le plancher). On lui avait bien expliqué, à la brave dame, quel enfant terrible c’était. Il avait suffi de montrer une chaise cassée (celle qu’il avait reçue sur le dos) et un vase brisé (celui que le beau-père avait jeté par terre dans un accès de rage) pour qu’elle s’en aille rassurée. Il y avait décidément des jeunes bien turbulents. Heureusement qu’il existait encore des parents pour leur tenir tête. Sans ces gens qui avaient des valeurs, on se demanderait bien ce qu’il adviendrait de la France…

Puis quelques années avaient défilé et voilà que celui qu’il appelait son Bourreau s’était mis à devenir violent avec sa propre compagne. Pas toujours, non, rarement en fait, mais de temps à autre quand même. L’amour s’en était-il allé, le couple rencontrait-il des difficultés matérielles qui empoisonnaient leur relation, le naturel agressif de cet homme s’exprimait-il seulement maintenant dans toute sa splendeur ? Cela, l’enfant n’aurait pas pu le dire, mais ce qu’il savait c’est qu’il n’était plus le seul, désormais, à devoir supporter sa violence et ses coups. Loin de le consoler, le fait de partager sa vie de martyr avec la femme qui l’avait mis au monde le désolait profondément et la voir pleurer de plus en plus souvent lui fendait le cœur. Mais que faire ? Aujourd’hui, pourtant, un pas de plus avait manifestement été franchi et c’est à la petite sœur qu’Il s’en était pris. Et là, la mère avait réagi. Il ne pouvait que s’en féliciter, lui le souffre-douleur, mais au fond de lui une voix lui disait qu’on n’avait pas fait tant de cas de toutes les blessures qu’il avait dû endurer pendant des années. D’un côté il savait qu’ils faisaient bloc, tous les trois, dans cette voiture et que leur fuite légitime les soudait, mais de l’autre il comprenait que l’inégalité fondamentale qui existait entre lui et sa sœur perdurait. Cela lui laissait un goût amer dans la bouche et c’est avec une grande tristesse qu’il regardait le paysage défiler. On était toujours dans la grande forêt et les troncs qui s’alignaient le long de la route, indéfiniment, lui semblaient menaçants, comme s’ils avaient été autant de soldats en armes prêts à leur barrer la route. Il avait l’impression que la forêt tout entière voulait les écraser et que la petite voiture ne devait son salut qu’à la vitesse. Le compteur marquait quatre-vingt-quinze, ce qui était de la folie vue l’étroitesse du chemin, mais il fallait bien prendre des risques s’ils voulaient s’en sortir.

La petite sœur s’était endormie. Dans le rétroviseur, il voyait les yeux de sa mère, toujours aussi tendus, pleins de colère et de détermination. Où les emmenait-elle ? Alors il ferma les paupières et se mit à réfléchir. Si sa mère le quittait, Lui, le Bourreau, c’est qu’elle ne l’aimait plus ou en tout cas qu’elle l’aimait moins qu’elle n’aimait sa fille. Mais alors celle-ci aussi se retrouvait sans père. Dès lors il n’y avait plus un couple désuni, dont il était lui le fruit maudit, et un coupe légal dont elle était, elle, la princesse. Il ne restait que deux enfants sans père, vivant avec leur mère, un demi-frère et une demi-sœur mis enfin sur un pied d’égalité. Il se mit à rêvasser à un bonheur possible et rêva si bien qu’à la fin il s’endormit. Si quelqu’un avait pu l’observer, il aurait remarqué comme un sourire au coin de ses lèvres, sans qu’on sache si c’était la marque d’un contentement ou celle d’une vengeance enfin assouvie.

Il était dans un pays chaud, très chaud, où la lumière était éclatante. Cela ressemblait au désert du Sahara, tel qu’on le voit dans les reportages, avec du sable à l’infini, mais en plus il y avait partout des plantes gigantesques et luxuriantes. Des palmiers de trente mètres de haut dressaient leur feuillage face au soleil et, sur le sol, leur ombre formait des dessins étranges et merveilleux. Il se dit qu’il devait probablement être dans une sorte d’oasis. La preuve : à peine s’était-il fait cette réflexion qu’il aperçut non pas une source, non pas un point d’eau, mais une véritable rivière qui bouillonnait entre les dunes. Deux femmes étaient assises près du bord et trempaient langoureusement leurs pieds dans l’eau.

Il s’approcha et, reconnaissant sa sœur et sa mère, il se dit que ce n’était pas possible et qu’il devait être en train de rêver. Pourtant elle tournèrent la tête et lui sourirent. Il vint s’asseoir près de sa maman et posa tendrement sa tête contre son épaule. C’est alors que sa sœur, contre toute attente, se déshabilla complètement et entra nue dans l’eau bleue. Elle riait et s’aspergeait autant qu’elle pouvait, heureuse comme jamais elle n’avait été. Il la regardait s’ébattre tout en admirant son corps de fille, si beau, si fin, si élancé. Alors il sut qu’il l’aimait, qu’il l’avait toujours aimée. Il voulut le dire à sa mère, mais il s’aperçut qu’elle aussi s’était avancée dans l’eau. Elle avait les mains autour de la poitrine et le regardait d’un air désapprobateur, presque courroucé, comme cette fois où il l’avait surprise dans la salle de bain. Déjà le moment de bonheur s’éloignait et il commençait à se sentir coupable quand sa sœur poussa un hurlement de terreur avant de disparaître dans les flots tumultueux. Il se jeta aussitôt à l’eau pour lui porter secours, mais ne vit rien. Il eut beau plonger et replonger, il n’y avait plus personne, elle avait été emportée par le courant ! Désespéré, il chercha sa mère du regard, mais se rendit compte qu’elle aussi avait disparu et que probablement elle avait également été engloutie au milieu des tourbillons. Il sortit de l’eau sur la rive opposée et se mit à marcher dans le sable, seul, désespérément seul. On ne voyait que des dunes jaunes et ocres, qui s’étendaient jusqu’à l’horizon, alors que le soleil, d’un rouge éclatant, commençait à décliner. Il faisait chaud, si chaud et il avait soif, si soif…

Quand il ouvrit les yeux, réveillé par un cahot de la voiture, il faisait presque noir. On avait enfin quitté la forêt et on roulait dans une grande plaine, avec des champs de blé qui s’étendaient à l’infini. Dans le ciel, le soleil avait disparu et il ne restait, dans les lointains, qu’une lueur rougeâtre qui bientôt s’éteignit. « J’ai soif » dit-il soudain. Sa mère répondit par un grognement. Mais c’est vrai qu’il allait quand même bien falloir s’arrêter pour manger et boire. Elle stoppa à la première station d’essence et revint avec des bouteilles de Coca et des biscuits au chocolat. Il n’y avait rien d’autre. Ce n’était pas grave et tout le monde grignota pendant que la voiture continuait sa course plein Sud.

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