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Injures publiques malpolies

Publié le 01 février 2010 par Doespirito @Doespirito
480px-Charlie_Chaplin Le clodo était debout, la bouteille à la main au beau milieu du terre-plein du boulevard. Sorte de Charlot barbu, les joues rouges, l'œil noir, la bouche édentée, les habits crasseux, il hurlait, les yeux braqués vers un interlocuteur imaginaire, sans se soucier des passants qui le croisaient en s'écartant prudemment : «Pays d'enculés ! V'là c'que c'est ! Un pays d'enculés !» La scène date de 30 ans, mais la trogne de cet imprécateur sans domicile fixe est restée gravée dans ma mémoire. Sa formule aussi, qui avait le mérite de la concision et du cran. Car il faut oser : «Enculé !», c'est l'injure suprême, le nirvana du commentaire définitif, mais qu'on lâche en tout petit comité. Il en faut du courage pour crier ces mots à la face du monde incrédule. La déchéance sociale de notre homme, relevée par une alcoolémie à conserver les cerises, lui conférait cette audace, cette liberté de parole réjouissante et qui me fait cruellement défaut, parfois. Par parenthèse, cette formule ne rend pas justice aux pratiques des adeptes masculins ou féminins de la sodomie, qui trouvent là un des fondements de leur plaisir, et je suis poli. Mais c'est un autre débat et je ne vais pas commencer à digresser.
Coq_pour_coq_au__4abcc4f66bf21 J'ai beau prendre mes grands airs d'homme sûr de lui, capable d'en remontrer aux puissants, de bondir en saisissant l'étendard de la révolte contre les inégalités cruelles qui rongent notre société, je ne suis pas capable d'une telle envolée verbale de redresseur de tort. Moi l'animal urbain, je réserve le plus souvent cette expression imagée à des trucs vraiment très mesquins et à des dialogues entre quatre zieux : un coq qui guigne ma place sur le perchoir, un bovin plus pressé que moi de rentrer à l'étable, un basset qui me dispute le contrôle du trottoir. Attirés par la dispute, les badauds commencent vite à rappliquer. Il faut avouer que des éclats de voix plein de gros mots, c'est assez réjouissant. C'est bien plus intéressant que de vaquer à ses occupations ennuyeuses. Ça vaut le coup de rater un métro, d'arriver en retard chez son dentiste ou de remettre à plus tard la solution d'un sudoku. Mais bon, à part les habituels témoins en mal de fait divers, je réserve cette explosion à un public trié sur le volet. Ça serait une autre musique si je devais crier ça devant 10 000 personnes. J'ai encore des progrès à faire.
Barbier2 La plus récente explosion de colère publique à laquelle il m'ait été donné d'assister a été la réaction de Dariamax à l'édito de Christophe Barbier (L'Express) sur les obèses. Simulée ou sincère, sa diatribe intitulée «J'encule Christophe Barbier», a été d'une violence extrême. Cécile Quoide9, qui connaît les blogs comme sa poche, a un peu douché mon enthousiasme en remarquant que ce n'était pas le meilleur texte de la dame en question, ce que je suis tenté de croire. N'empêche, sa note, je l'ai retweetée et il y a eu 200 clics sur mon seul lien ! (Avis aux blogueurs en mal de visites : ajoutez "enculé" à vos titres, les internautes rappliquent). Ce qui m'a surpris n'est d'ailleurs pas la violence du ton que la futilité du prétexte. L'édito du journaliste à l'écharpe rouge n'était pas empreint d'une grande finesse. Mais ce n'est pas la première fois, et la bordée d'injures aurait tout aussi bien pu venger ses précédentes prises de position contre les grèves du RER ou les râleurs de la vague de froid. La blogueuse n'a pas pris de gant pour lui souffleter le visage, elle n'a pas cherché de faux-fuyants ni de langage chantourné pour dézinguer le journaleux qui s'y croit sans craindre le procès en correctionnelle, ce qui est le lieu commun des médias bien pensants : la blogueuse appelle un chat un chat et Barbier un enculé. J'en serai proprement incapable, je le répète. Sauf s'il prenait l'idée à Christophe Barbier de prendre prendre ma place de parking souterrain, non mais des fois, il y a des limites...
010220105837 L'imprécation rectale devrait être un des mes droits publics naturels, que je devrais exercer de temps quand la goutte d'eau est prête à mettre le feu aux poudres et l'étincelle sur le point de faire déborder le vase. Et pas seulement quand un plouc me marche sur les pieds avec ses gros sabots dans le bus, les  jours de salon de l'Agriculture. Un jour, vous verrez je prendrai mon courage et une caisse en bois à deux mains, et j'irais rue de Rivoli, devant le BHV. Là, juché sur mon estrade improvisée, je traiterai d'enculés tous les responsables des horreurs quotidiennes qui me hérissent le poil en temps normal. Jean-Pierre Pernault pour son journal de la France qui marche avec des sabots sculptés avec les ongles et qui se chauffe au bois après avoir allumé son feu avec deux silex. Marc Lévy pour avoir juste réfléchi à l'idée d'un prochain livre. Sarko & Besson pour leur numéro de duettistes pétomanes sur l'identité nationale. La ferme des célébrités pour avoir désigné Aldo Maccione comme chef de la basse-cour. La SNCF pour avoir déclaré que le TGV à bord duquel j'avais pris place allait avoir un retard indéterminé à cause d'un incident technique, veuillez nous essscuser pour le retard (je mets les trois S car les chefs de train ont souvent l'assent du sud-ouest, je ne sais pas pourquoi).
Je ne devrais pas tenir plus de trois minutes, montre en main, filmé par les téléphones portables des japonais et des blaireaux de passage, avant d'être ramassé sans ménagement par une patrouille de la BAC et d'être emmené, toutes sirènes hurlantes, vers le dépôt le plus proche. Histoire de me dégriser de ma gloire éphémère et de faire goûter par la même occasion les délices de la garde à vue, pratique que le monde entier nous envie et que je pourrais critiquer ensuite tout à loisir, de l'intérieur. Après m'avoir palpé même là où ça me chatouille et avoir vérifié là où je pense si je n'ai pas caché mon iphone et son cordon de recharge, après m'avoir dépouillé de mes papiers, de ma ceinture et de mes lacets, on me collera au gnouf pour le compte, et j'y passerai un certain temps entre une prostituée et un SDF, le temps que mon avocat se souvienne que je devais déjeuner avec lui et que c'est bizarre que je sois en retard. La péripatéticienne m'accueillera avec son habituel «T'as pas une clope, beau brun?» réservé à ses clients et prospects. Le clodo lèvera un œil familier et me saluera d'un sonore «Pays d'enculés ! »

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