Magazine Cinéma

Vingt ans après

Par Stéphane Kahn

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Autour des Promesses de l'ombre de David Cronenberg

En matière de cinéma, comme pour les disques, il y a des repères. Des repères affectifs souvent. Des films pour lesquels je me souviens précisément où, dans quelle salle et avec qui je les ai vus, j'en collectione des dizaines.
Janvier 1987 demeurera pour moi le moment où sont sortis La mouche de David Cronenberg et Blue Velvet de David Lynch. Chose impensable aujourd’hui, les deux films furent distribués en France le même jour, le 21 janvier 1987. Tous deux étaient présentés alors au Festival du film fantastique d’Avoriaz. Blue Velvet y obtint d’ailleurs le Grand prix tandis que La mouche remportait le Prix du jury. On ne pouvait rêver plus beau palmarès. A l’époque, le festival d’Avoriaz signifiait beaucoup pour quelqu’un qui avait tout juste le droit d’aller voir en salles des films "interdits aux moins de treize ans". A l’époque, le cinéma de genre, le cinéma d’horreur particulièrement, était encore à défendre, pas tout à fait récupéré par la critique institutionnelle, malgré quelques tentatives isolées d'Olivier Assayas ou de Charles Tesson dans Les Cahiers du cinéma. Lynch et Cronenberg n’avaient pas encore eu les honneurs du Festival de Cannes et une revue comme Starfix aidait une nouvelle cinéphilie, teintée de rock et de fantastique, à s’épanouir. Vingt ans plus tard, le Festival d’Avoriaz n’existe plus depuis longtemps, il a été remplacé par celui de Gérardmer qui s’avère chaque année de moins en moins décisif, de plus en plus inutile. Quant à Starfix, ce n’est plus qu’un lointain souvenir : certains de ses rédacteurs, tel Christophe Gans ou Nicolas Boukhrief, sont devenus des réalisateurs à l’inégale filmographie (Le convoyeur et Silent Hill pour le meilleur, Le pacte des loups pour le pire), d’autres se complaisent dans une prose post-adolescente souvent rance et réactionnaire (voir les critiques de Christophe Lemaire dans Rock&Folk).
Pour ma part, je me souviens parfaitement du choc que fut la découverte de La mouche dans une salle de cinéma près de l’Opéra, à Paris, un soir de janvier 1987. Ainsi, un film d'horreur pouvait se muer en mélodrame et faire pleurer. Ce fut le premier film de Cronenberg que je vis en salles. Plus tard, je découvrirai ces œuvres antérieures (de Frissons à Vidéodrome en passant Dead Zone) et serai régulièrement bouleversé par ses nouveaux films (particulièrement Le festin nu, M Butterfly et Crash). Mais les temps commençaient à changer et ceux qui étaient jusqu'alors à la marge intégrèrent bientôt l’internationale du cinéma d’auteur. Accueillis désormais à Cannes, Lynch et Cronenberg s’y aventuraient toutefois avec des films extrêmes et passionnants (Twin Peaks, Fire Walk With Me pour le premier, Crash pour le second).
Pourtant, après son adaptation magistrale du roman de J.G. Ballard célébrant les noces de la machine et de la chair, Cronenberg ne cessa de me décevoir. A la fin des années 90, tandis que Lynch s’envolait vers de passionnantes expérimentations narratives (Lost Highway), Cronenberg se mit à hoqueter. Je ne voyais en eXistenZ et en Spider que les nouveaux films d’un auteur par trop soucieux de cette nouvelle considération qu’on lui accordait soudain. Ces deux films-là étaient bien trop conscients d’eux-mêmes et de leurs effets, bien trop raccords avec ce que l’on pouvait attendre du cinéaste canadien. Puis vint le cas de History of Violence, la première collaboration du cinéaste avec Viggo Mortensen. Le film découvert à Cannes m’impressionna d’abord avant, très vite, de révéler sa vacuité. Le détour par le film de commande venait certes bousculer la mécanique ronronnante qu’était devenue le cinéma de Cronenberg, mais, enfin, ce film-là, avouons-le, n’était qu’une mauvaise série B transcendée par une mise en scène à l’épure sèche et fascinante.
Du coup, je ne m’attendais guère au choc que constitua tout à l'heure le visionnage des Promesses de l’ombre, le nouveau film de David Cronenberg. J'y allais sans grand espoir, peu attiré par le sujet, convaincu qu'une fois de plus ce nouvel opus ne saurait égaler le moins bon des grands films du cinéaste (Dead Zone par exemple). J'avais tout faux. De facture assez classique, cette immersion dans le monde des malfrats russes renoue paradoxalement avec le lyrisme que le cinéaste laissait se déployer dans La mouche et dans M Butterfly. L'émotion ne s'était plus frayé son chemin dans un film de Cronenberg depuis bien longtemps. Il faut à cet égard relever à quel point la musique composée par le fidèle Howard Shore vient à nouveau servir le propos du cinéaste. Au tranchant glacé des guitares déshumanisant le monde sans émotions de Crash succède ici une bande originale au lyrisme bouleversant. L'écart entre ce nouveau film et History of Violence n'en est que plus flagrant. Là où History of Violence était malin, narquois et maîtrisé, Les promesses de l'ombre nous présente un cinéaste bien décidé à nouveau à prendre des risques. A nouveau, Cronenberg excelle à déjouer les attentes, à cueillir l'émotion là où on ne l'aurait jamais attendue (voir le personnage joué par Vincent Cassel). Sous les codes du film noir, Les promesses de l’ombre s’impose ainsi en sombre mélodrame, un peu comme le nouveau film de James Gray, La nuit nous appartient, à l’affiche fin novembre. Il est d'ailleurs étonnant de constater que la mafia russe – basée à New York cette fois-ci – est également au cœur du somptueux film tragique de Gray. Histoires d'infiltrations, de trahisons, de fratries, les deux films n'ont pas fini de résonner l'un avec l'autre. Après les détours de David Lynch dans la Pologne de Inland Empire, l’Est s’impose clairement comme le nouveau pôle de fascination des cinéastes nord-américains.
1987 : La Mouche et Blue Velvet. 2007 : Inland Empire et Les promesses de l’ombre. Que nous réserve donc 2027 ?



NB : Les promesses de l'ombre, je l'ai vu tout à l'heure au cinéma Georges Méliès de Montreuil dans une salle comble. Ce cinéma municipal à la programmation art et essai revendiquée et de qualité a un projet d'extension et est du coup attaqué par UGC et mk2 pour "concurrence déloyale". C'est le monde à l'envers. C'est surtout le signal - auquel il va malheureusement falloir s'habituer - d'une attaque frontale contre la notion de service public de la culture, contre les salles art et essai et les aides publiques dont elles bénéficient. Précisions et pétition de soutien au Méliès ici : http://rencartaumelies.fr/petition.php


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