Magazine Culture

JD Salinger par Philippe Djian

Publié le 04 février 2010 par Petistspavs

Il y a peu de géants en littérature, aujourd'hui. Il n'y en a pas en France, pas un comparable à un très bon écrivain, par exemple américain. Malgré Marie Ndiaye, Houellebecq ou Philippe Djian. J. D. Salinger n'était pas un produit cosmétique. Il n'écrivait pas un livre par an. Il s'était même soustrait au regard des caméras, des chaines de télévision et des administrateurs de prix littéraires depuis plusieurs dizaines d'années. Bizarre, vous avez dit bizarre ? Moi, j'ai découvert Salinger sur le tard, je l'avoue, en lisant Ardoises de Philippe Djian. Qui m'a fait saliver, alors j'ai acquis L'attrape-coeurs, traduit par Sébastien Japrisot... Bref, le mec qui parle le mieux de Salinger, c'est Philippe Djian car, je crois, il est réellement accroc, il a dû lire The catcher in the rye en VO.
J'aurais aimé publier ici son texte de Les inrocks dans lequel Ph. Djian confie que son père voulait casser la gueule de JD S, responsable de la dégringolade des notes de français du petit Phil. Mais le site desdits inrocks ne reprend pas le texte et je n'ai pas pour habitude de retaper des articles lus, même par égard pour vous, chers lecteurs.
Ph. D. avait rendu une sorte d'hommage au géant américain dans un article publié en 2006 par Le Monde.
Le voici.
(Les éditions Gallimard publient le 11/02 Incidences de Philippe Djian, 240 pages de littérature, 17,90 € à la FNAC ou dans la super-sympa librairie du coin grâce à Jack Lang qui, en imposant le prix unique des livres a sauvé nombre de vraies librairies).

Ph_Djian

J. D. Salinger, une extraordinaire lumière

par Philippe Djian

Bill Walton. Le géant qui jouait pour les Celtics. J'avais loué sa maison à Cambridge, Massachusetts. Très bien, très belle maison. Sauf que les lavabos m'arrivaient au milieu de la poitrine. Je devais également monter sur un truc pour me raser.
Il avait des mains énormes : un ballon de basket tenait dans sa paume comme une balle de ping-pong dans la mienne, ce genre de proportion. Et un soir, il me la plaqua sur l'épaule - je crus que le plafond s'écroulait - et il me fit : "Salinger ? Tu veux dire Jerome David ? Celui de L'Attrape-Cœurs ?" J'acquiesçai. Nous étions assis sur la véranda, guettant un raton laveur, son ombre de géant et la mienne toute petite, la bestiole nous ayant déjà ravagé deux poubelles. "Si tu veux, me dit-il, je vais l'appeler. Je vais l'appeler, okay ?"
M'étranglant, je vaporisai, dans un spasme, la moitié de mon Pepsi. Bill me donna quelques tapes dans le dos tandis que mes yeux s'emplissaient de larmes. Et c'est ainsi que l'histoire a commencé. Par une nuit de pleine lune, non loin d'Harvard Square - la chasse au raton laveur était ouverte et Bill voulait corriger ce fils de pute.
Donc, retrouvant mes esprits, je suppliai Bill de ne pas appeler Jerome David Salinger, de ne pas déranger J. D. Salinger, car cet homme, ce magnifique écrivain, ne voulait plus voir personne depuis belle lurette, si bien que pour ma part j'aurais préféré mourir plutôt que...
Bill composa le numéro de téléphone sous mes yeux. Je lâchai un hoquet.
Depuis que son genou était niqué, Bill passait souvent à la maison pour voir si tout se déroulait correctement, si nous n'avions besoin de rien, si je n'avais pas démoli son antenne satellite ou touché à ses encadrements du Grateful Dead ou abîmé son broyeur.
"Et voilà. Le tour est joué, fit-il. Demain, au Walden Pound. J'apporterai quelques bières. A moins que tu ne veuilles t'en charger.
- On prend nos maillots de bain ?" demandai-je.
Au matin, lorsque Bill vint me chercher - il rentrait avec difficulté dans sa Grand Wagoneer blanche et verte - je n'étais pas encore sûr de ne pas m'enfuir au dernier moment.
"A ce point-là ?" s'étonna Bill, claudiquant à mes côtés, me fournissant ainsi une protection bienvenue contre la lumière directe du soleil qui flamboyait sur la forêt. J'opinai, m'enserrant des bras la poitrine avec force. Je me sentais oppressé. Nous passâmes devant les restes de la cabane de Henry David Thoreau. Le lac Walden miroitait en contrebas.
"Toi, qui est ton héros ? lui demandai-je, tandis que nous dévalions un tapis de feuilles mortes semblable à une coulée de lave. Bon, peu importe. Eh bien pour moi, J. D. Salinger..." Je ne terminai pas ma phrase car nous venions de déboucher au bord de l'eau. Eblouissant.
Eblouissant. Bill me pinça le gras du bras et me désigna un groupe d'une demi-douzaine de pêcheurs à l'oeuvre. Jerome David S. était le dernier en partant de la gauche. Les sapins se balançaient dans l'air doux. Je faillis flancher. Heureusement, j'avais emporté en prévision une pleine gourde de Jack Daniels coupé de Coca.
Les pêcheurs se trouvaient installés dans de grosses bouées, plus grosses que des chambres à air de camions. Certains possédaient une petite télé, d'autres un assortiment de thermos, de timbales, de boîtes à gâteaux. Un système de combinaison de caoutchouc maintenait le bonhomme au sec. Chaque bouée était équipée d'un petit parasol.
Quoi qu'il en soit, je ne pouvais faire un pas de plus. Pas un seul. Mon cœur cognait. J'imaginais que Jerome David allait sortir une arme de son embarcation et nous abattre comme des chiens sur la rive avant même que nous ne l'eussions dérangé, et par avance je lui donnais mille fois raison. J'admirais tellement cet homme.
Je le voyais dodeliner doucement la tête - le casque dont il était affublé me permettait de penser qu'il écoutait de la musique indienne, très en vogue à l'époque. Cet homme était génial.
Il avait effacé ses traces et se cachait sous l'apparence d'un paisible pêcheur à la ligne, lunettes sombres et casquette In-Fisherman. Fabuleux. J'étais estomaqué par tant de matière romanesque derrière laquelle flottait une longue rangée de sapins, celle-là même qu'avait contemplée Henry David Thoreau en posant son sac le 4 juillet 1845 avec l'intention d'aller piquer une tête dans le lac Walden - où déjà devaient frétiller de beaux poissons.
"J'y crois pas. T'as la pétoche ?" ricana Bill.
"La pétoche de quoi, imbécile ?" répondis-je tandis qu'une extraordinaire lumière irradiait du point précis où se trouvait J. D. un instant plus tôt, bleutée, aveuglante, stridente, et qu'il s'élevait au-dessus des sapins par la seule force de son esprit. Épatant. Absolument génial.
Ce texte est paru initialement dans le journal Le Monde, (11/08/06)


Retour à La Une de Logo Paperblog