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toute la mer va vers la ville

Publié le 06 février 2010 par Pjjp44
toute la mer va vers la ville
"Elle a grandi, la gare maritime du Conquet. Hier, c'étaient à peine quelques planches, de quoi se blottir en attendant le bateau d'Ouessant. On partait de Brest, on descendait tout le goulet. C'était  long et lent, ça vous chahutait au large de Saint-Mathieu, où les fonds remontent, mais c'était ainsi. N'embarquaient au Conquet que les locaux. Maintenant, tout le monde a une voiture, tout le monde veut visiter Ouessant. Et du Conquet, c'est beaucoup plus court. Juste en face. Alors on a élargi les parkings. Puis considéré la baraque en planche qui ne ressemblait à rien. Et l'on a transformé ce rien en gare maritime.Même l'hiver, même hors des vacances scolaires, il s'en trouve quelques-uns qui tentent l'aventure. On les reconnaît à leurs habits tout neufs, portant la griffe du Vieux Campeur, à leur enthousiasme solitaire, à leurs sacs à dos. Ils se sont équipés pour du rude, ils l'ont, ils sont ravis. A bord du Fromveur, le traversier qui dessert les îles, les habitués se blottissent dans le carré central, au plus bas. Eux restent dehors, rincés, et, une fois rendus, un peu pâles, ils s'accrochent encore.Thérèse Berthelé a la dent dure, comme tous les iliens. Avec Michel, son mari, elle a, durant vingt-cinq ans, habité le phare du Stiff. C'étaient moins les tempêtes qui gênaient que l'humidité. Le vent, on savait faire, on rentrait la tête dans le cou, mais cette chose insinuante qui venait des murs, qui empêchait de sécher le linge...maintenant Le Stiff n'est plus gardienné, ils ont déménagé à l'heure de la retraite et occupent un logis étanche, flanqué d'une annexe pour touristes.Et c'est ici qu'elle a la dent dure, Thérèse. Les touristes, elle est pour, elle leur loue son gîte. N'empêche que le club théâtral dont elle fait partie, escomptait bien les allumer. Elle décrit la scène. Il y aurait deux personnages. un vélocipédiste, qui pédalerait d'un bout à l'autre du spectacle, épuisant, épuisé. Et un récitant, qui chercherait sur la carte où l'on se trouve, qui n'omettrait pas un seul calvaire, un seul amer, un récitant bienheureux et collectionneur qui proclamerait haut sa joie d'être là, cheveux déployés. pour comble, on donnerait la représentation aux touristes mêmes, on ne la garderait pas pour soi, il faudrait qu'ils paient et qu'ils applaudissent à la fin.Je ne sais si Thérèse a réalisé le projet. Mais je me souviens de son commentaire. "ils sont gentils, nos visiteurs, ils sont aimables, ils ont peur de nous froisser, nous autres qui sommes nés îliens. Mais je me demande toujours pourquoi ils viennent parmi nous se ressourcer. Croient-ils que, d'être exposé au vent d'ouest et cerné d'eau, cela vous ressource?" Et elle ajoutait qu'un week-end sur le continent, franchement, ça requinque.Je comprends ce que veulent dire les urbains stressés au contact d'éléments violents et naturels. ils veulent dire, portés par la vague écologiste, leur besoin de quiétude, de solitude, et d'un temps où le monde paraisse devenir simple. C'est qu'ils sont entre parenthèses quand les autres ne le sont pas. Comme ceux qui confondent la mer et la thalassothérapie, qui s'abandonnent à cette eau suave, tiède et lavée. Comme ceux qui n'entrevoient de la montagne qu'une piste damée avant l'aube.Oui, je les comprends, mais la province ne dissimule nulle "source" cachée. Elle est belle quand elle est belle, ennuyeuse quand elle est ennuyeuse, et voilà tout. L'idée qu'on viendrait se rafraîchir à quelque puits secret est un brin naïve, l'idée qu'en contrepartie de sa rusticité elle vous dévoilerait je ne sais quelle confidence ne l'est pas moins. Ou alors autrement, difficilement, à la longue, à l'usure, et sans que cela ait quoi que ce soit à voir avec le nombre d'étoiles du lieu.Les étoiles, ça va ça vient. Tous les étés, la presse magazine redécouvre la province. Surtout celle des festivals, des stations balnéaires. Savez-vous qu'on joue du théâtre du côté d'Avignon? Qu'on trouve de l'opéra du côté d'Aix? De la variété du côté de La Rochelle? Ou du jazz à Antibes? Savez-vous que l'impératrice Eugénie régna sur Biarritz, que Chateaubriand est enterré à Saint-Malo? C'est formidable la province. Et puis, fin août, c'est fini, la vraie vie se réinstalle à Paris, hormis les marronniers de Jean-Pierre Pernaut, chaque midi, sur TF1.D'ailleurs on ne parle plus de province. on parle de régions. "en région..." Drôle de mot. C'est très français, cette manière d'évacuer le litige, de taire ce qui dérange. On objectera les faits. La fin de l'exode rural, les accents qui s'effacent, le TGV qui relie, n'est-ce pas l'agonie de cette province méprisée dont Flaubert disait que la fenêtre y remplace le théâtre et les promenades? La décentralisation, la déconcentration, les transferts de compétences ne relèguent-ils pas aux orties les frustrations, les timidités d'hier, ce mélange de fascination rentrée et d'agressivité sortie?Naguère, on "montait" à Paris (première ville provinciale de France), on y couvait en silence son mal du pays, et puis on revenait vers les terres originelles avec une belle auto et la palme du martyre. Aujourd'hui, Paris devient une ville de (vieux) riches, une cour y fait figure de parc, un enfant vous ruine à jamais, soixante mètres carrés se paient sur trente ans. Et l'on migre vers les banlieues quand on est jeune, vers le bord de mer quand on est vieux. Pendant ce temps, les capitales régionales embellissent en s'uniformisant: Les mêmes rues piétonnes, le même "coeur de ville", les mêmes enseignes franchisées, la fringue, la fringue, la fringue toujours recommencée...La province a toujours été un concept creux. sans plonger dans les abysses de l'étymologie (territoire conquis et administré par les romains en dehors de l'Italie), elle désignait ce qui n'est pas Paris. L'innommé. L'impensé. Le non-être. Le non-lieu. Tout au plus l'évoquait-on par le folklore (Pagnol, le ferry-boat, les larmes de Panisse), ce qui était bien joli. Ou alors par les fraîcheurs de l'enfance (La Guerre des boutons, l'instituteur missionnaire), ce qui était bien tendre. Ou encore par la fantaisie des bêtes, l'odeur d'un jardin, ce qui chez Colette, était fort sincère. Quand au fond, le désert,cf. Mauriac, était finalement peuplé, il s'y nouait des drames, on y commettait des meurtres, on y empoisonnait par amour, on frissonnait, on cachait la peau à vif sous des étoffes épaisses.Mais on n'y décidait pas.Et puis, dans les années soixante-dix, une soudaine conversion s'est opérée. C'était l'époque de la grève du joint français, des Lip en pleine utopie autogestionnaire. C'est l'époque où le journal télévisé, pourtant aux ordres, ouvrait sur des mouvements sociaux inédits, sur la protestation de la périphérie. après Morvan Lebesque et son Comment peut-on être breton?, Per Jakez Helias obtient un succès inouï avec le réactionnaire Cheval d'orgueil - Le passé est embelli, les anciens étaient des sages, nos coutumes avaient de la gueule.On s'en fiche, que le message soit réactionnaire: d'un seul coup, trop tard, on plébiscite la diversité des cultures, des traditions, on salue la voix de Jean-Pierre Chabrol contant les Cévennes, et celle de Glenmor ou de Gilles Servat chantant les landes. La province a perdu, la province a gagné. on communie dans la nostalgie de ce qui ne sera plus, de ce qui est révolu (et qu'on a laissé choir en échange du "progrès" de l'école républicaine, de l'agriculture intensive). Et l'on célèbre, feignant de croire que le fil n'est pas rompu, l'émergence d'une culture nouvelle, celle de la région.Qui, plus jamais, ne sera "de province".Quoique. Peut-être l'est-elle encore dans l'esprit de ceux qui tranchent, de ceux qui comptent ou croient compter. Peut-être l'est-elle toujours dans celui des "faiseurs d'opinion, des journalistes -qui méconnaissent ou regardent de haut la "PQR", la presse quotidienne régionale. Peut-être l'est-elle encore chez les éditeurs, incapables de se décentraliser. Mais ce sont là des archaïsmes français, des rémanences tenaces.Je voudrais ici raconter comment j'ai vécu la province. comment elle m'a nourri. comment elle a changé, et à quelle vitesse. comment elle m'a formé, initié au militantisme. Comment j'y suis devenu ce qu'il est convenu d'appeler un homme de gauche-Hélas! peu satisfait de cette appellation et de ce qu'elle recouvre. Comment je ne m'y suis pas ennuyé mais avait hâte d'en sortir, puis d'y revenir, et ainsi de suite, promenant mon insatisfaction de la Bretagne vers Paris, de Paris vers la Bretagne, constamment en porte-à-faux.Je voudrais ici soutenir que ce mouvement de porte-à-faux est, précisément, la richesse d'une éducation provinciale- en tout cas de la mienne. Pas un instant je n'ai pensé que mon canton était le nombril de l'univers. Au contraire: il m'invitait au départ, à la curiosité. Insatiable. Je vais mourir avant de connaître tant de villes, tant de langues. Je vais mourir inculte. Mais indemne d'une illusion: jamais je n'ai occupé le centre du monde qui est partout et nulle part.Revenons à Ouessant, à cette île qui m'est chère. J'en jouis, mais je ne m'y ressource guère plus qu'à New York ou Tokyo. simplement, les vagues y sont blanches, la côte abrupte, les courants, puissants et la lande moelleuse. San compter le ragoût dans les mottes et les lumières après la pluie. Je ne sais si  Ouessant est le plus beau lieu de la planète. C'en est un, à mon goût. Parmi cent autres. Parmi les fjords de Norvège, les anses de Madagascar. Ou la jungle de Malaisie. ou des endroits dont, la beauté n'est pas répertoriée, Mourmansk, Bagnolet. l'important est la connivence qui s'y crée.Nous n'avons pas de mot, en français, pour rendre ce que les allemands nomment Heimat. A la fois patrie, lieu d'origine, matrice où se sont développés tant de liens nourriciers, chauds. Quelque chose comme le pays. Pas la nation, qui est le fruit de la volonté. Notre coin. Tel est l'objet de ce livre: mon pays, le fragment de province où le sort m'a fait naître. L'attachement qui s'est formé, et qui perdure. Mais le déchirement, aussi, de le trouver fuyant, insaisissable, irrattrapable.Quand bien même nous avons le privilège d'échapper aux violences qui déportent et qui frappent, nous sommes tous, toujours, déplacés."
-Prologue- de: "Toute la mer va vers la ville"- un livre de  Hervé Hamon (écrivain de marine)-Editions Stock

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