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Lettre ouverte d'Auxeméry, à partir de Objets d'Amérique, d'Yves di Manno (3 et fin))

Par Florence Trocmé

Poezibao publie ici la troisième et dernière partie de la lettred’Auxeméry autour du livre Objets d’Amérique d’Yves di Manno.
En lire la première et la deuxième partie.
Un fichier pdf téléchargeable de l’ensemble de la lettre est disponible à la fin de cet article.
    
    
Mais Olson ?
On me demandait, un peu abruptement, quelle place il occupe dans l’histoire de la poésie américaine ? On s’étonnait que j’aie dit que la traduction des Poèmes de Maximus qui vient de paraître était l’œuvre de ma vie.
Je voulais simplement dire que si j’avais décidé un jour de publier quoi que ce fût, c’était avec l’idée de derrière la tête de parvenir à publier aussi ce monument. Je savais que cela prendrait du temps, et j’ai rendu grâce à l’éditeur courageux, Philippe Blancho
n, qui a permis cette publication, à La Nerthe.     
    
La place d’Olson ?
Dérisoire, disais-je, à la lueur des intérêts affichés par le commun des êtres quand il s’applique à monter sa mesquinerie : dans le hall de la Mairie de sa Cité de Gloucester, les édiles y ont caché son portrait (très moche, par un peintre du dimanche) sous une cage d’escalier ! Il faut dire que dans un de ses poèmes, Maximus étrille joyeusement le Conseil Municipal et ses pontes satisfaits de leurs magouilles et de leurs astuces. Mais enfin, il y a ceci : Olson est un homme concerné par la vie de la communauté, comme par celle des personnes qui la composent, et pour lui, la voix qui prend la parole s’adresse à celle-ci, au chacun de tous, et le fait en couvrant toute l’étendue du réel et en sondant tout le substrat physique et humain qui s’est déposé sur le sol de la cité :histoire, géographie, géologie, conflits et accomplissements, rêves, ambitions, ratages, actes de courage ou d’intelligence, mythes, transmission des savoirs et des techniques.. Bref (façon de parler !), tout…
Dimension donc tout à fait énorme de cet homme, car sur sa pensée, sa personne et sa pratique peuvent aisément se concentrer tous les problèmes de l’expression que les poètes de ce pays-là, si pathétique, à tant de degrés, ont à affronter.
L’indifférence n’est pas son lot. Il a été, bien plus qu’Allen Ginsberg (dont la personnalité spectaculaire a ébloui, mais convainc beaucoup moins, avec le temps : trop brouillon souvent), le maître des années 50 et 60, au virage de la post-modernité : ce terme, qui a pris d’autres sens, très éloignés, et contradictoires, c’est lui qui en a été un des premiers usagers… Les Américains usent du terme de seminal pour parler de son œuvre. Lui-même a intitulé un des ses livres Archéologist of morning.
Olson, à la racine des choses, au cœur du monde humain : histoire, mythes, géographie, économie, langue… Tout, voilà.
Bien sûr, cette œuvre a ses failles comme ses grandeurs, et il faut laisser aux Américains des États-Unis la faculté de se colleter à elle comme ils l’entendent.
On aura noté le point commun avec Rothenberg : l’attention portée par Olson à l’histoire et aux mythes qu’elle véhicule. Rothenberg a aussi écrit sur la tragédie des camps (cela rejoint Reznikoff), et d’autre part, dans les Techniciens, cite même une traduction d’un récit hittite faite par Olson lui-même.
Mais je voudrais pour finir élargir ma réflexion.
Di Manno termine son livre par l’exposé d’une courte et très dense histoire de la poésie américaine. Il faut d’abord y lire la substance de ce qui pour nous autres Français peut être d’usage dans notre pratique poétique…
Je veux exprimer les choses autrement. Pour en arriver à ce qui pour moi fait tout le problème de l’expression.
Nous Français, nous avons eu depuis l’origine de ce pays, les États-Unis d’Amérique, un rapport particulier. Cette terre immense de colonisation a une histoire très courte comparée à la nôtre ; et l’identité y pose un problème bien plus grave que ce que nos démagogues voudraient nous faire croire de nous-mêmes ici ces derniers temps, car si notre pays s’est constitué de nombre d’apports venus des conflits internes à l’Europe dans la lente et violente transformation de l’Empire romain en nations, puis de nos jours encore de l’enrichissement des gens venus des anciennes colonies (ce qui pose des questions, mais certes pas à la façon des démagogues dont je parle), il n’en est pas de même de cette union d’États, fabriqués par la conquête du sol indigène par des vagues d’immigrants venus là pour des multitudes de raisons complexes : l’intégrisme religieux, la Maçonnerie par ailleurs, la persécution des déviants, l’infamie de l’esclavage, l’appât du gain, l’adoration de la technique, le culte de la réussite, la misère abondante, mais également la « philadelphie » par exemple, comme le rappelle le nom d’une ville là-bas, et principe dont découle la constitution de l’État dont cette ville est le centre, comme pour d’autres états de la fédération d’autres principes sont à l’œuvre, etc.
Complexité de cette union d’états formés depuis 300 ans, par étapes successives et dans la douleur : élimination violente des autochtones, exploitation des ressources selon des modes de rentabilité furieuse…
Un Whitman a chanté les illusions (mais pour lui, ce n’en était pas) de la naissante « démocratie » : en fait, la constitution définitive d’un empire bien-pensant et résolu à ontrer au monde sa supériorité dans l’art de la survie économique et celui de la louange du Créateur. L’enthousiasme, la générosité qui habitent le chant whitmanien transcendent évidemment ces réalités, mais enfin elles sont à prendre en compte. Et Pound a fui cette démocratie-là, pour se tourner vers ce que les Anciens Mondes avaient de substantiellement plus pertinent, pensait-il : la Renaissance italienne, Confucius, etc. : autres illusions, plus cruelles encore. Williams est sans doute celui qui, restant dans la vie quotidienne, le médecin de sa contrée, et dans son œuvre, un ouvrier acharné des mots, est le lecteur de l’histoire le plus éclairé : ses origines familiales le portaient à un certain cosmopolitisme, mais il se voulait résolument de son pays, en raison même de cette diversité qu’il avait en lui ; et ce fut lui qui saisit un des premiers l’importance du passage des instances culturelles d’une rive à l’autre de l’Océan : il a par exemple parfaitement saisi la portée de la fameuse exposition de l’Armory Show, dans laquelle un Marcel Duchamp, évadé de l’Europe en crise, avait trouvé, lui, à se donner une dimension qu’il ne pouvait atteindre chez nous ; Williams a également écrit le poème de Paterson, qui est le lieu où le citoyen américain trouve à se réaliser de façon spécifique. Là, de notre côté, intervient notre ami Yves di Manno.
Olson, lui, a repris tous ces éléments et bien d’autres, pour s’interroger sur l’« espace » américain tel qu’il a été conquis, investi, aménagé, saccagé aussi : les nécessités de la survie et les conflits idéologiques et politiques, et les transferts de divinités des lieux de naissance de la « civilisation » (la Mésopotamie) vers les rivages des « sauvages », empêcheurs d’exploiter en rond. L’Empire a récemment envahi, par une sorte de retour dérisoire et meurtrier à la source – la source de la divinité actuelle, pour un temps limité : la pompe à essence, car il faut alimenter le pick-up, descendant du wagon de l’immigrant, et les moissonneuses-batteuses des Plaines. Olson en arrive même au détour d’un poème à qualifier son pays si pathétique de « dépotoir ».
Il a mis au point une technique d’exposition, qui dépasse l’emploi de ce que nous appellerions le « vers libre », en s’inspirant de ses prédécesseurs…
Nombre de poètes très différents ne suivent pas ses préceptes, évidemment, ou se définissent à l’inverse de ses choix. D’autres ont suivi sa voie pour finalement trouver la leur propre, comme il se doit.
En tout cas, si nous sommes quelques-uns en France à nous intéresser à lui et aux autres (il se trouve que je me suis fait connaître en tant que son traducteur le plus… obstiné, c’est tout), c’est que nous jugeons qu’il y a là des choses à partager. Pas des leçons à prendre, encore moins des messages à transmettre, ces notions passe-partout étant assez risibles… Des expériences du monde à partager, plutôt, des réflexions sur soi et sur l’autre à creuser, des pratiques de langue à fouiller, des formules de « versification » à enrichir… Parce que nous ne vivons plus désormais ni ailleurs ni ici, ni en d’autres temps que celui où nous sommes, et que nous avons à bâtir notre relation à notre identité propre (pas celle des politiques à langue de bois, bien sûr) et à l’universel.
Il faut ajouter. L’Amérique, celle des USA, est partagée entre deux exigences contradictoires, dans les arts et particulièrement dans celui du langage poétique : la volonté de s’inscrire dans la modernité, c’est-à-dire d’être en rupture avec les traditions classiques de l’expression, lesquelles n’existaient qu’en référence à l’Europe, à l’Ancien Monde : Fenimore Cooper et Edgar Poe, oui, peut-être… mais alors les aventures de Hiawatha de Longfellow, qui peut encore lire ça sans rire ?. Et d’autre part, le désir impérieux de fonder une tradition spécifique, qui, n’existant pas, devait devenir le classicisme du Nouveau Monde industriel, conquérant, injuste, violent, ouvert comme un espace à faire prospérer, et vivant dans l’illusion de la liberté… Songeons que si nous entrons dans un musée américain, nous entrons dans un espace « privé », régi par la législation du mécénat et du sponsoring ; et que donc les salles d’expositions sont quelque chose comme l’antichambre de la boutique où l’on achète les souvenirs (l’ersatz « culturel ») et où l’on s’inscrit sur la liste des bienfaiteurs (si on a une surface sociale à couvrir, une vanité à alimenter, et les moyens de le faire, quand on a « réussi »)… Et si nous regardons les cartels sous les tableaux, nous lisons (j’ai vu ce genre de choses plusieurs fois, à Albuquerque par exemple, ou à Denver…) : « Je m’appelle Untel, mon arrière-arrière-grand-père paternel fut un homme des bois d’origine française en Louisiane (c’est-à-dire dans ce qu’on appelle maintenant le Montana), son épouse (si on peut lui donner cette qualification) devait être une indienne rencontrée après fraternisation avec une tribu entre bassin supérieur Missouri, qui descend vers le sud, et Snake River, laquelle part vers l’ouest, vers l’Oregon ; mon grand-père maternel fut un fermier établi vers la Colorado, son épouse une institutrice venue d’Irlande, et veuve d’un sergent de cavalerie… (la liste peut s’allonger…) … Qu’est-ce qu’un Américain, qui est moi ? » Vous regardez le tableau exposé, une belle croûte faite avec amour, où vous reconnaissez un tracé de peinture de sable, en même temps qu’une lointaine réminiscence d’un Kandinsky…
Être « poète-pédagogue » à la façon olsonienne, c’est tenter de percer l’énigme bien concrète de l’être. Voilà ce qui peut tenir debout, mais aussi nous montrer à nous des voies neuves pour nous interroger nous-mêmes sur notre identité, sur le destin de notre langue, en allant puiser là des façons de faire qui confortent ou font évoluer nos propres traditions : la distribution strophique, le mouvement et l’allant de la phrase, la scansion soumise ou non à la métrique, la respiration même de la syntaxe, le rapport au corps parlant et sensible…
Mais je voudrais compléter. Pour faire sentir l’importance de la relation que nous Français entretenons avec la poésie américaine – du moins certains d’entre nous, et pas tous d’accord entre nous, comme j’ai dit, et du moins travaillant selon des angles de visée très divers (d’Emmanuel Hocquard à Michel Deguy, de Jacques Roubaud à Pierre Alféri, de Joseph Guglielmi à Paul Louis Rossi, ou Jacques Darras, ou Paol Keineg – ce dernier étant le traducteur d’un poète qui là-bas comme ici n’a pas toute l’audience qu’il mériterait : William Bronk… je cite dans le désordre le plus total).
La poésie américaine des États-Unis possède deux caractéristiques contradictoires qui la travaillent depuis la formation de sa littérature propre, laquelle date de deux cents ans. Dans le grand mouvement des idées et des formes, elle a eu à se poser le problème du « modernisme ». Le pays en formation lui-même s’est voulu précisément à la pointe d’un combat pour la survie, qui passait par un engagement résolu dans des modes de fonctionnement économique, politique et intellectuel devant faire concurrence au Vieux Monde, dont lui-même était issu par la conquête et l’immigration, et qui était pour lui ce qui devait être dépassé, et sauvé même : songez par exemple que dans le Colorado, les temples que l’on retrouve au centre de la moindre bourgade sont une chapelle protestante – au moins une, car la prolifération des sectes fait qu’aux alentours on en retrouve une dizaine… ! –, le local de la Loge maçonnique – les éliminateurs d’Indiens et de bisons comme Buffalo Bill ou Kit Carson sont des Maçons convaincus – plus, le general store du coin, le magasin où l’on vend de tout. Et éventuellement le musée local, où l’on conserve les résidus de la conquête : boutique du barbier, salle de classe, bar à putes pour gardiens de vaches…
Et donc cette nécessité d’être « absolument moderne » (comme dit Rimbaud, dans un autre contexte, celui de l’Europe, justement, qu’il allait fuir, lui – un autre contexte, mais dans une optique peut-être pas si éloignée, elle, de celle des créateurs américains, en ce sens qu’il y avait urgence à faire sécession avec les modes opératoires antiques et classiques…), cela implique une rupture avec une tradition… Or, précisément, l’Américain est cet être qui n’a pas de tradition ! C’est un « complexe d’occurrences », dit Olson : il est issu d’horizons multiples et divers ; sa parentèle ancestrale, il s’en est détaché ; il a quitté tout pour refaire du tout. Et il ressent l’autre nécessité, contradictoire donc avec celle de l’avancée, de l’allant, qui est la nécessité de se trouver un substrat sur lequel fonder une tradition, qui soit une justification solide de son identité neuve…
Cela ne se passe pas sans souffrance ou désillusion : Olson précisément évoque le destin de son père, employé de l’Administration des Postes, rétrogradé et persécuté dans son travail parce qu’il avait voulu éduquer son fils dans l’esprit de la démocratie en l’emmenant participer aux festivités d’anniversaire de fondation, mais sans tenir compte d’un refus du congé qu’il avait sollicité auprès de ses chefs.
Pour un poète européen, une tradition se révèle étouffante, inhibante, et en particulier en notre temps où notre continent s’est appliqué si bien à se détruire, il est difficile de trouver dans les illusions de l’humanisme traditionnel, et même des Lumières, une justification qui permette de soutenir la considération des ignominies commises, et la conscience, surtout, d’une décadence, d’une perte de substance active…
Olson pensait, lui, qu’il était possible de fonder un sol sensible et intellectuel sur un rapport équilibré à la nature et à la culture, qu’on fût européen ou américain ; en « archéologue du matin », en poète des origines de la Cité (très critique, par ailleurs, du fonctionnement de la démocratie), mais en homme de volonté, il conseillait à un ami poète allemand, au début des années 50, de « prendre la porte de derrière pour sortir de l’héritage » trop lourd à porter…
Pour Robert Creeley (l’ami le plus constant d’Olson : leur correspondance est un monument) la chose n’est peut-être pas aussi simple. Dans sa jeunesse, il était parfaitement conscient que la tradition européenne n’avait aucun poids sur lui, pour l’excellente raison qu’elle ne s’imposait pas en tant que gardienne des valeurs du pays neuf dans lequel il avait à vivre, en sachant que la vie, justement, était une affaire sérieuse, et que le réel devait s’affronter, dans ce pays de pionniers… et non de nations établies dans leurs certitudes ancestrales sclérosantes ou meurtrières. Chaque poète américain doit ainsi se situer, trouver sa solution personnelle. Chaque Objectiviste a suivi sa voie : Oppen a construit une œuvre qui n’a rien à voir avec celle de Rakosi ou de Zukofsky ou Reznikoff, sauf évidemment le rassemblement de départ, qui tient sur un principe de base : l’un s’est tu longtemps pour se consacrer à l’action sociale, et revenir à l’expression sur le tard, l’autre a développé son œuvre dans la solitude, etc. Les « projectivistes » également, Ed Dorn, Denise Levertov, par exemple : ainsi nommés par référence au Vers Projectif olsonien, par l’auteur, Stephen Fredman, d’une étude intitulée The Grounding of American Poetry… Un cas même très original : celui de Robert Duncan , participant de deux pôles d’attraction, la communauté de la côte Ouest, et la participation à Black Mountain, avec un rapport très particulier à la personne et à l’œuvre d’Olson, à la fois rapprochement et considération, et définition par écart
En Amérique, le poète devait donc partager ce sentiment commun aux Américains qu’« ils devaient, peut-être plus que tout autre groupe de gens sur terre à ce moment-là, à la fois imaginer et ainsi faire advenir [make, dit-il, “fabriquer”] cette réalité dans laquelle ils avaient à vivre. C’est comme s’ils avaient à réaliser [realize, en anglais, mais cela veut dire aussi bien “prendre conscience, prendre en compte” que “faire, réaliser en tant que bénéfice à tirer de l’action concrète”] le monde à nouveau [realize the world anew = “faire un monde neuf, recommencer le monde”] ». C’est ce que dit Creeley, dans Quick Graph.
L’Américain vit en quelque sorte sur un terrain instable [shaky, “qui tremble sous l’effet des mouvements du continent”], et l’ami allemand d’Olson et Creeley (dans un poème qu’il leur a dédié) note qu’ils se trouvent « dans un nouveau tunnel où manquent les étais.» La métaphore est forte.
Si le poète américain (et encore de nos jours, et peut-être encore plus, tant ce pays-là est ballotté entre désespérance devant ses propres contradictions et ses conflits internes, et résolution optimiste, le président noir actuel se trouvant dans le cas d’être nobélisé pour son œuvre de paix, alors qu’il poursuit une guerre entreprise par son prédécesseur… pour des raisons complexes où la lutte pour la conservation des ressources énergétiques intervient, autant que les façons de gérer intellectuellement le réel, de façon générale) est souvent dans la situation de creuser un tunnel où le danger menace en permanence, du fait que les parois n’ont pas le soutien d’une tradition solide depuis longtemps acquise. Car ce pays s’invente encore tous les jours ses raisons d’être, ses justifications, tant le doute sur soi l’habite.
Le poète européen, et le français en particulier, héritier, lui, de la tradition d’une des nations les plus anciennement constituées du vieux continent, a cependant l’impression, l’histoire ayant déposé ses amas de ruines autant que ses dépôts de sens, d’une perte de soi, de ce qui fait sa substance.
Si bien que nous, poètes d’ici, avons peut-être des choses à aller chercher là-bas, comme eux en ont à venir chercher ici…
Mais nous avons bien sûr autant à aller chercher aussi vers l’Orient, de l’autre côté, ou en Afrique.
Cela dure depuis plus d’un siècle, depuis Pound, Eliot, Williams chez eux (pour les Américains de langue hispanique ou lusitanienne, le phénomène est différent, quoique comparable, évidemment). Peut-être sommes-nous en une fin de quelque chose, nous… et devons-nous nous tourner toujours et encore vers ces gens qui eux en sont encore à l’initiale d’une civilisation, mais aussi peut-être avec la conscience que leur empire ressemble aux nôtres qui ont si bien sombré… Une initiale très menacée, par conséquent. Il y a là beaucoup de « peut-être ». Inutile ici de s’appesantir sur cette remarque de Lévi-Strauss selon laquelle l’Amérique est le seul pays qui soit passé directement des origines à la décadence, ce serait cruel…
Ce qui en Olson me paraît devoir être considéré, aussi bien ici que là-bas, c’est son ouverture d’esprit, son attention à la marche des civilisations, aux mouvements des peuples, aux substrats politiques et économiques de toute pensée et en particulier de la pensée poétique du monde. Cela rejoint ce que je pourrais dire sur Hölderlin (un Européen majeur, vivant en une période charnière, où la farce tournant bien résolument à la tragédie), ou même après tout ce que faisait aussi des gens comme Virgile, Dante, Lucrèce, Horace, Goethe…
Olson est à la hauteur de Melville (son maître, celui qui a, d’après lui, vu le caractère épique des modes de la survie du continent neuf : c’est au début de Moby Dick qu’il est déjà question de l’Afghanistan !), ou de Shakespeare : Olson a beaucoup réfléchi sur la transmission de la langue ; et l’idiome américain, s’il est l’héritier de la langue anglaise, a des spécificités qui contribuent à constituer le substrat dont je parlais : dans ce problème de la langue, se lit à la fois celui de la rupture avec la tradition antérieure et la nécessité d’asseoir une tradition nouvelle – mais voyez comme les choses ne sont pas simplistes, comme beaucoup le voudraient : la langue espagnole est en passe d’être majoritaire au pays des Fondateurs (Blancs, Protestants, Anglo-Saxons : les WASPs) dont se réclame, par obligation autant que par conviction, le président, descendant métis d’un Africain et d’une Blanche résidant dans le Pacifique, ce « lac américain », disait Olson.
Faire le poème du monde… Nous, nous avons eu Cendrars, bien sûr… C’est à mes yeux un peu court, quoique très sympathique.
Habiter poétiquement le monde, dit Hölderlin. C’est déjà plus solidement sensé.
Comment faire ? Que devenir ? J’en reviens à mes questions initiales. Celles qui ne cessent de me fouiller moi-même. Que suis-je ? Et non, qui ?
Mon identité s’inscrit non pas dans la fluctuation psychologique, mais dans le règne des faits.
Il faudrait aboutir à un poème qui soit plus qu’une apologie de l’exote, du voyageur curieux, de l’exilé heureux ; un poème qui sache trouver ses racines en soi et dans l’autre, en profondeur comme en étendue.
Établir un rapport au réel qui soit fondée sur la véridicité des choses et des êtres, dans leur mouvement organique, et dans leur densité.
Affronter le problème de la forme, non dans un simple exercice de maniement de la langue, mais en termes d’efficacité : Olson, je conclus là-dessus, n’a pas craint de faire « prosaïque ». De distribuer sur la page des lignes de sens qui, apparemment, ne devaient rien aux canons de la scansion. En fait, ses solutions sont bien plus subtiles : il connaît toutes les ressources de la respiration des mots ; il sait la force de l’allant de la ligne de sens. Si bien qu’on peut parfaitement, sous l’apparent prosaïsme de la ligne et de la strophe irrégulière, entendre fonctionner les rythmes fondamentaux des syllabes à l’œuvre d’enchantement.
Il sait par dessus tout que l’émotion naît de cet enthousiasme qui doit habiter le vers : le seul dieu que nous ayons à honorer est celui qui donne à nos mots leur densité.
Forme et contenu : leur rapport nécessaire est d’efficience.
L’enchantement : le regard porté sur la paysage humain, et l’oreille à l’écoute des sons du monde.
©Auxeméry, 27 janvier 2010

Téléchargement Auxeméry, lettre sur la poésie américaine.


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