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Le centenaire de la théorie du chaos

Par Guy Marion

"Le simple battement d'ailes d'un papillon au Brésil pourrait déclencher une tornade au Texas". Cette métaphore, devenue emblématique du phénomène de sensibilité aux conditions initiales, est souvent interprétée à tort de façon causale : ce serait le battement d'aile du papillon qui déclencherait la tempète. Il n'en est rien. Cependant une donnée infime, imperceptible, peut aboutir à une situation totalement différente de celle calculée sans tenir compte de cette donnée infime.

L'effet papillon est probablement la théorie mathématique dont le nom, en frappant l'imaginaire du commun des mortels, est le plus connu du grand public. Développé en 1963 pour décrire les phénomènes atmosphériques et signifier qu'il y a peu d'espoir qu'on puisse prévoir la météo à très long terme, l'effet papillon est aujourd'hui devenu une théorie plus florissante que jamais entre les mains des mathématiciens.

Edward Lorenz ,météorologue au Massachusetts Institute of Technology,découvre en 1963 que l'on peut obtenir un comportement chaotique avec seulement trois variables, soit un système non linéaire à trois degrés de liberté. Il montre donc qu'une dynamique très complexe peut apparaître dans un système formellement très simple. L'appréhension des rapports du simple et du complexe s'en trouve profondément bouleversée. En particulier, on s'aperçoit que la complexité peut être intrinsèque à un système, alors que jusque-là on la rapportait plutôt à un caractère extrinsèque, accidentel, lié à une multitude de causes.

Chez Lorenz, l'intervention de l'ordinateur est cruciale. La sensibilité aux conditions initiales est en effet révélée par le biais de l'instabilité d'un calcul numérique et c'est en 1972 qu'Edward Lorenz présente l'effet papillon devant l'Association Américaine pour le progrès des Sciences avec une célèbre question : "Le battement d'aile d'un papillon au Brésil peut-il déclencher une tornade au Texas?"

Mais, surtout, Lorenz exhibe sur son écran d'ordinateur l'image surprenante de son attracteur. Dans ses travaux de mécanique céleste, Henri Poincaré en avait eu l'intuition, mais il l'avait évoqué par des phrases obscures. Lorenz, lui, explique sa construction par des procédures itératives et la donne à voir.

Il faudra ensuite près de quinze ans pour que ces résultats soient compris et assimilés par des groupes scientifiques différents, des météorologues aux mathématiciens, des astronomes aux physiciens, aux biologistes des populations, etc.

Edward Lorenz a hyper-simplifié les équations composant les modèles extrêmement compliqués qui décrivent l'atmosphère afin de mettre en évidence la «sensibilité aux conditions initiales» ou, comme le dit le proverbe, le fait que de petites causes peuvent avoir de grands effets. «Sur ce modèle simplifié, il a vu que le mouvement de l'atmosphère qu'il avait caricaturé était chaotique. Que si on modifiait un tant soit peu une condition initiale, cela pouvait conduire à des états atmosphériques complètement divergents.
Lorenz a été très prudent avec sa fameuse métaphore, qui en frappant l'imaginaire du commun des mortels a contribué à populariser sa théorie auprès de toutes les couches de la population. Il disait en effet qu'un seul battement d'ailes d'un papillon peut provoquer un ouragan au Texas, mais il spécifiait bien que ce même battement d'ailes pouvait aussi l'empêcher.
Sans vouloir retirer tout mérite à Lorenz, Le mathématicien Étienne Ghys, directeur de recherche au CNRS (Centre national de recherche scientifique) à l'École normale supérieure de Lyon tient néanmoins à rectifier les faits historiques. «Lorenz a redécouvert des choses que l'on connaissait depuis le début du XXe siècle, souligne-t-il. Henri Poincaré et Jacques Hadamard avaient déjà émis l'idée que, dans la mécanique céleste, comme le mouvement des planètes, il y avait du chaos. Ils ont écrit des articles fort poussés sur cette question, mais ils étaient trop modernes pour leur époque.»
En ce début du XXe siècle, c'est la science déterministe de Newton et Laplace qui prévaut. «Il y a même des physiciens qui, à la fin du XIXe siècle, ont dit qu'en physique tout était fini, rappelle Étienne Ghys. Ils ne savaient pas qu'allaient survenir la mécanique quantique, la mécanique relativiste, et que notre vision du monde allait changer en profondeur.»
Selon le déterminisme classique, des causes semblables ou proches induisent des effets semblables. Mais Poincaré et Lorenz ont montré que, si on prend deux causes extrêmement proches, les futurs qu'elles déterminent pourront être très différents, explique le chercheur.
La théorie du chaos nous dit aujourd'hui que, en changeant quasiment rien des conditions initiales, le résultat en sera fortement transformé ..
Les mathématiciens se sont donc appropriés la théorie du chaos dénommée dans leur jargon théorie des systèmes dynamiques.
«C'est une théorie florissante et extrêmement riche qui fonctionne très bien. Elle suscite des questions intéressantes, "intéressantes" voulant souvent dire difficiles. En mathématique, le plus difficile c'est souvent de se poser des questions. Elle est florissante aussi parce qu'elle permet de découvrir la solution à des problèmes qu'on ne pouvait résoudre par le passé. Elle possède tous les critères d'une bonne théorie mathématique, parce qu'elle diffuse dans les autres théories, comme la théorie des nombres, par exemple. On imagine rien de plus précis et rigoureux qu'un nombre, mais aujourd'hui on peut comprendre des systèmes dynamiques [ou chaotiques] en théorie des nombres», indique le mathématicien.
Il a donc fallu attendre tout le XXe siècle pour que les mathématiciens acceptent cette imprécision dans les données et l'incorpore dans leurs théories, que l'on désigne aujourd'hui sous l'appellation de théorie des systèmes dynamiques, qui essaie de prendre en compte ce genre d'imprécisions
Le mathématicien français Évariste Galois a démontré pour la première fois au début du XIXe siècle qu'il n'y a aucun moyen de trouver des formules pour résoudre les équations du cinquième degré «Elles ont des solutions, mais elles ne nous sont pas accessibles.

Poincaré a aussi montré que l'immense majorité des équations différentielles [qui régissent le mouvement des choses] ont des solutions, mais qu'on ne pourra jamais les calculer.

C'est ce qui se passe dans les équations de Lorenz, explique Étienne Ghys. Chaque position initiale de l'atmosphère a un futur unique dont la solution existe, mais on ne peut pas en trouver l'équation, on ne peut pas écrire la formule qui donnerait la solution.

Dans les équations de Lorenz, le déterminisme existe mais il est inaccessible et il le demeurera toujours.»


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