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André Dhôtel ou la révolte du naturel (3/3)

Par Montaigne0860

L’œuvre

   La révolte couve en creux.

   Les plaies et les bosses des héros sont vécues comme les conséquences normales de leur refus. Ils n’y peuvent rien, ils sont comme ça, définitivement à côté, en marge. Leur révolte est tellement naturelle, si peu consciente, qu’elle éveille chez le lecteur un sourire de compassion qui entre en harmonie avec l’ironie tranquille de l’auteur. La sagesse est à mille lieues de la résignation, elle franchit le ruisseau fangeux du temps de la révolte sociale pour s’étendre à toute notre condition.

   Ses personnages attendent. ‘Il va se passer quelque chose’ : mille fois cette phrase revient, comme un leit-motiv qui mesure le récit. Cette candeur, cette simplicité dénuée d’ambitions est une forme de scandale, car le temps est à l’histoire, à la croyance illusoire en un progrès humain ; à l’instant où les pays se transforment en vastes friches industrielles, Dhôtel marque sa distance. Il ne cède pas pour autant à l’accablant : « C’était mieux avant ». Il se garde bien d’aller vers l’arrière, la plainte n’est pas son fait. Il dépose simplement ses héros dans nos sociétés et toute son affaire consiste à attendre. C’est Godot revisité par le village, car on ne peut rien attendre évidemment des grandes villes, rien ne sortira de nos précipitations, énervements, divertissements, ambitions mondaines ahurissantes d’oubli de soi.

   Le décor du village bouge cependant : dans  Le village pathétique[1] Odile s’engage dans la construction d’un système d’alimentation en eau du village de Vaucelles. Elle est architecte et rien n’est plus naturel que d’aider à concevoir les plans. Mais dès qu’il est question pour elle d’occuper un poste officiel, elle refuse. Et le lecteur, habitué à dire ‘oui’ dès qu’il est question de le mettre en valeur socialement, ne manque pas de s’étonner d’une telle ‘inconséquence’, alors que du point de vue de la nature ouverte et libre – l’histoire commence par la séparation du couple – Odile est au plus près de sa vérité, qui est en fait la vérité dhôtellienne, celle qui exige indépendance et patience. Cette Manon des Sources des pays du nord profite même de sa beauté naturelle pour être plus libre encore. ‘Libre’ ne signifie pas qu’elle couche avec tout le monde – contrairement au mythe désolant d’une pseudo-libération - c’est même tout le contraire, elle ne veut rien, d’aucun homme, d’aucune femme, elle attend. Certes, elle s’active, mais elle est là, seule, cherche sa voie, son être pur et qui pour le temps du récit est errance, comme le vent, comme les fleurs. Presque rien.

   Dans le même roman, Julien, le mari dont Odile s’est séparé, est réparateur de bicyclettes. Or, Odile le chasse parce qu’il ne veut pas devenir poète. Julien est alors la même figure : il est utile au village, mais il attend. La coïncidence des destinées de Julien et du Léopold de Des Trottoirs et des Fleurs doit nous alerter. Le refus d’être poète dans des romans qui sont si poétiques, si déconcertants, ne peut laisser le lecteur indifférent. On nous offre en toute ironie un texte qui raconte l’histoire d’hommes qui ne veulent pas écrire et qui attendent. Mais qu’attendent-ils ?

   En fait, la main qui écrit le texte ne quitte jamais le moment où elle écrit. L’attente est celle-là même de l’écrivain qui a lancé ses personnages dans un monde conventionnel pour les voir se déployer comme des fleurs. Car à la fin de chaque aventure, quelque roman que l’on lise, l’émerveillement se fait, le miracle qu’on attendait surgit inexorablement dans les dernières pages. Que se passe-t-il alors du côté de l’écrivain ? L’œuvre s’achève, tout simplement. Nous avons erré avec les héros, avec l’auteur, et nous voilà récompensés de notre attente. Un des plus beaux exemples est sans doute le chant de Lydie qui clôt Vaux Étranges[2] ; car le matériau est alors poésie pure dans le village définitivement oublié. Le prénom fait allusion au mode lydien bien connu des musiciens, mais la pureté de la voix qui chante pour presque rien est si proche du conteur qu’on se dit que c’est là ce qu’il cherche, et qu’il le trouve avec nous dans un instant étonnant où l’on a l’impression que l’on est avec lui en train d’écrire la fin du texte. Les parhélies qui surgissent dans la dernière page de Des Trottoirs et des Fleurs sont l’équivalent visuel de cette même découverte commune.

   Chaque histoire contée est alors à elle-même le récit de sa lecture et de son écriture ainsi qu’on le voit( !) bien dans la nouvelle intitulée Pierre Marceau[3] où le héros devient aveugle et découvre le monde. On nous permettra d’évoquer cette scène étonnante où Pierre Marceau reconnaît son pays au toucher des plantes, du bout des doigts, du fond de sa nuit. Quelques années plus tard, André Dhôtel reprend la même scène dans Les Chemins du long voyage[4] : « Il (Colligant) reconnut au toucher les petites masses globuleuses des sanguisorbes. […] Il crut, pendant un instant, malgré les ténèbres, voir avec netteté le rouge des sanguisorbes, plus obscur encore que la nuit. » La nuit, la cécité sont ici à l’image de notre propre aveuglement, lorsque nous tenons le livre et que le monde a disparu. C’est alors, pour le lecteur du livre comme pour l’auteur du texte, que l’on voit le mieux les choses de l’univers.

   L’aveuglement, l’attente, la recherche du pays, ce sont autant de noms différents qui désignent le romancier-poète contemporain dans un monde défait du transcendant et où le poète est à lui-même sa norme. Comme Léopold ou Gaspard, l’écrivain ne sait pas où est son lieu, son métier, son œuvre ; il est hors monde, puisque tant que l’œuvre n’est pas faite, il n’a aucun statut, et une fois faite, l’œuvre emporte plus loin ses émerveillements et l’auteur se doit de recommencer la même histoire de celui qui ne sait pas, attend, avance aveuglément, pour que son identité se réaffirme. C’est l’attente de l’œuvre qui est ainsi régulièrement mise en scène.

   Le Pays où l’on n’arrive jamais[5] a pour solution un livre d’enfant dans lequel des feuilles d’arbre séchées, cueillies soigneusement par la mère dans chaque pays traversé, figurent tous les pays, c’est-à-dire n’importe où, ou plutôt partout, en tous lieux. Il apparaît alors que le récit d’André Dhôtel est un récit sur l’écriture du récit, un livre sur le livre qui creuse des abîmes d’interrogations essentielles. La ruse consiste à présenter le tout comme une histoire d’enfants, ce que notre France vaniteuse interprète immédiatement comme un récit pour les enfants, alors qu’on voit bien que c’est toute l’attitude du poète conteur qui est mise en perspective. Le livre aux feuilles est l’arbre de vie, l’œuvre d’existence dont les poètes rêvent : ce non-lieu de tous les lieux est celui de poésie, l’endroit précis où les feuilles du livre caressent les feuilles des arbres, et qui nous rappelle notre première sensation, lorsque nous l’avons lu dans la prairie et que nous n’avons pu faire de différence entre le livre et la nature qui nous entourait.

   Le récit des aventures de Gaspard et d’Hélène, la recherche du pays, c’est un peu l’attente d’Orphée, le long détour insouciant et soucieux de l’œuvre qui se cherche et se trouve, puis est abandonnée, – il faut bien finir – pour être reprise dans d’autres récits. Maurice Blanchot affirme[6] ainsi que « l’on ne peut faire œuvre que si l’expérience démesurée de la profondeur… n’est pas poursuivie pour elle-même. La profondeur ne se livre pas en face, elle ne se révèle qu’en se dissimulant dans l’œuvre. » L’insouciance anxieuse de Gaspard est la plume d’André Dhôtel explorant les possibilités de son récit.

   Les abrutis, les rêveurs, les maladroits sont dans leur attente hors du monde comme l’écrivain qui, hanté par son récit, se voit bousculé dans la rue ou célébré à distance. Il n’est pas d’ici. Mais le ton dhôtellien n’a pas ce sérieux que nous lui prêtons et l’auteur se garde bien d’attirer l’attention sur ce secret étrange de l’écrivain au travail. À l’inverse de la plupart de ses contemporains, il n’appuie jamais sur ces étais trop voyants qui auraient pu le classer parmi les très grands écrivains ‘critiques’ de son temps. Il est ainsi bien plus élégant, s’ingéniant à présenter des héros incultes, idiots, gaffeurs ou qui refusent de devenir poètes.

   Ironie légère, fausse candeur, allegro mozartien pour chanter l’insouciance qui suit l’impatience de vivre, et la dépasse, formant une heureuse transparence qui berne le lecteur trop pressé. À la profondeur grecque très éprouvée, André Dhôtel mêle une malice ardennaise si l’on veut, paysanne peut-être, ruse en bref, qui est d’emblée consciente, avant même d’avoir commencé à conter, que nature et culture c’est tout un.

   Raymond Prunier.

 


[1] André Dhôtel : Le Village Pathétique, Gallimard, 1943.  Éditions ‘Folio’ N° 582, 1974.

[2] André Dhôtel : Vaux Étranges, Gallimard, 1983.

[3] André Dhôtel : Pierre Marceau, revue Mesures 1940, 6ème année, N° 2, pp. 25-39. Ce court récit a été réédité en 1993 aux Éditions ‘Mont Analogue’.  

[4] André Dhôtel : Les chemins du long Voyage, Gallimard 1949. Éditions ‘Folio’ N° 1540, 1984. C’est à cette dernière édition que nous empruntons notre citation, pp. 122-123.

[5] André Dhôtel : Le Pays où l’on n’arrive jamais, Pierre Horay éd., 1955. Éditions ‘J’ai lu’, 1959.

[6] Maurice Blanchot :  L’espace littéraire : « Le regard d’Orphée », Idées, Gallimard, 1955, p. 228.


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