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Claude Lanzmann, pour le meilleur et pour le pire

Par Sergeuleski

Pas facile de se libérer pour re-voir Shoah de Claude Lanzmann.

Je profite des vacances pour visualiser ce documentaire d’une durée de neuf heures trente qu'on ne présente plus et que je n'ai pas revu dans son intégralité depuis 15 ans.

  

Je m’installe : la projection devra commencer à 9h le matin car je sais - pauses incluses -, que j’y passerai la journée.

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Contrairement à ce qu'écrivait Simone de Beauvoir lors de la sortie De Shoah en 1985, (« Pour la première fois, nous vivons l’affreuse expérience dans notre tête, notre cœur, notre chair, et cette expérience devient la nôtre» - sans doute a-t-elle livré à la postérité ce commentaire à titre de prestation compensatoire : pour avoir été une planquée à Radio-Vichy, pendant l‘occupation. Allez savoir !) l'expérience de ce documentaire qui explore des faits irréfutables,  ne sera jamais vraiment la nôtre ; malaise, le cœur à genoux mais la chair indemne, on ne peut que demeurer spectateur.

Shoah nous montre des rescapés, des témoins, quelques bourreaux, et avec minutie, des faits : transport des déportés, convois, trains, camions, voies ferrées, routes, camps menant à la mort, topographie des lieux du crime, organisation, identification, écoutes des victimes, visages, voix…

Si ce documentaire est un outil qui nous permet de comprendre comment ce crime d‘exception a été perpétré, à défaut d’un "comment ce crime a-t-il été possible et pourquoi ?" - pour cela, il faudra retrouver Arendt et Lévi, et les avoir lus, vingt ans plus tôt -, au fur et à mesure de son déroulement, là, sous mes yeux, un autre malaise me saisit : le réalisateur semble profiter de l’opportunité qu’il s’est offert pour tenter subrepticement de faire le procès de tout un peuple *: le peuple polonais (celui du Nazisme n’étant pas nécessaire puisque Nuremberg s’en est déjà chargé).

Absence de compassion et de solidarité, voire même… réjouissance à l‘idée de voir les juifs de Pologne disparaître corps et biens ; au fil des minutes et des heures, ce documentaire semble s’orienter vers une tentative de mise en accusation du peuple polonais dans son ensemble : peuple pourtant occupé, vaincu et martyr, tout à la fois.

 En effet, difficile de trouver, dans ce documentaire, un Polonais qui ne soit pas antisémite.

Plus souvent interpellés et gardés à distance de la caméra et du micro de Lanzmann que réellement interviewés, tout en cherchant à créer un climat propice à toutes les confessions de la part de polonais très très moyens et vivant en milieu rural, Lanzmann n'a qu’un souci, à la motivation sournoise, subtilement mâtinée de mépris, plus proche du règlement de comptes que de la recherche d‘une quelconque vérité concernant la nature humaine : confier à ces quelques polonais triés sur le volet, le soin de débiter des préjugés anti-sémites bien établis et ronflants, un rien pantouflards, insistant sans relâche, les relançant, s’acharnant lorsqu‘il n‘obtient pas d‘eux ce qu‘il croit devoir attendre et surtout, entendre...

(Pour la traduction de ces séquences, j'ai fait appel à un ami polonais ; en effet, je ne souhaitais pas me contenter de la traduction qui nous est proposée)

  

Certes, on m’objectera - ou bien alors on ne m’objectera rien, ce qui est tout à fait possible : Shoah n’est ni un travail de journaliste, ni un travail d’historien, ni d'intellectuel, ni…

Soit !

* Article sur la relation entre Lanzmann et un résistant polonais, Jan Karski qui collabora au documentaire Shoah à propos duquel il déclara en1986 : « Shoah, est une vision biaisée de l'Holocauste ; Lanzmann a fait en sorte que l’on ne puisse jamais voir un Polonais qui ne soit pas antisémite ».

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Quelques années plus tard, avec "Tsahal", documentaire imbécile à la gloire de l‘armée du même nom (quand on sait que c'est l'occupation et la colonisation par l’armée de Tsahal de la Cisjordanie qui condamne le peuple israélien depuis 67 à ne jamais connaître la sécurité ni la paix), notre documentariste consacrera cinq heures à cette armée israélienne - armée culte à défaut de documentaire culte.

On aura même droit à pas mal d'âneries, du style : "Notre armée est pure (...), elle ne tue pas d’enfants. Nous avons une conscience et des valeurs et, à cause de notre morale, il y a peu de victimes [palestiniennes]"…

Non contradictoire, véritable outrage à la vérité factuelle, le plus souvent, ce film de propagande est d’un ennui ferme pour quiconque sait voir un tout petit peu plus loin que le bout de son nez… comme - mais ce n’est qu’un exemple : être capable d'établir des relations de causalités tout en cessant de prendre les effets pour les causes ; et puis aussi, faire preuve de clairvoyance en étant à même, un tant soit peu, de les prévoir… toutes ces causes aux effets dévastateurs - et dans ce domaine, les précédents ne manquent pas : il suffit de se pencher sur l’histoire coloniale européenne.

Intellectuellement faible mais... documentariste doué, habile et déterminé, avec Lanzmann, une vision manichéenne du monde semble dominer, doublée d‘une vision à la fois presbyte et myope.

Aveugle Lanzmann ?

Directeur de la revue Les Temps Modernes qui prend aujourd’hui comme un sacré coup de vieux (ou d'ancien), l’engagement anti-colonialiste de Lanzmann (il fera partie des signataires du Manifeste des 121, qui dénonce la répression en Algérie de 1957), et la fréquentation de Sartre et de Simone de Beauvoir ne lui auront donc été d’aucune utilité et d'aucun secours…

Ou bien alors, cette dernière fréquentation serait-elle responsable de la cécité dont souffrirait Lanzmann ? Et c'est bien possible, après tout : relents de manichéisme stalinien dans la pensée de tout ce beau petit monde ?!

  

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Pourquoi hésiter à le dire ?!

N'est pas Hannah Arendt qui veut !

Je pense à son étude sur le totalitarisme et l’aptitude de certains régimes à détruire la volonté des individus, ainsi qu'à son étude sur le mal, ou plutôt, son étude sur les ressorts du mal et de sa banalité dont aucun peuple, aucune culture et aucun Etat ne peut prétendre être à l‘abri, sûr de son bon droit... 

En effet ! Les cours d’assises et les cours internationales regorgent d’individus qui avaient tous de "bonnes raisons" de penser et d'agir comme ils l'ont fait.

Et là encore : n’est pas Primo Lévi qui veut !

Son ouvrage "Si c'est un homme" explique, à la manière d'un sociologue, la déshumanisation, l’absence de solidarité et de compassion dans les camps, les stratégies et les tactiques machiavéliques - seules conditions pour assurer sa survie -, la culpabilité des survivants…

Nul doute à ce sujet ! Avec ces auteurs, c’est une nouvelle compréhension de cette nature humaine labyrinthique (et toujours innovante !) qu‘est la nôtre, qui nous est proposée : nature en trompe l'oeil, dissimulatrice, accapareuse et rétentrice, cruelle au besoin et toujours prompte à l’oubli.

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Lanzmann aura été confronté à trois peuples martyrs. Les voici, dans l'ordre chronologique (liste non exhaustive, bien évidemment et puis… vous pensez bien !)

- Le Peuple juif dont il fait partie.

- Le Peuple polonais : rappelons que résidait en Pologne la plus importante communauté juive d’Europe ; il aura donc bien fallu que la Pologne les ait accueillis à un moment ou à un autre tous ces juifs (au 15è siècle, ce fut fait), et que d'autres pays d‘Europe ne se soient pas trop pressés d‘en faire autant - quand ils ne les auraient pas tout simplement priés d’aller voir ailleurs si cela se faisait que d’être juif ; sans oublier les nombreux enfants des familles menacées d'extermination qui auront été confiés à des familles polonaises catholiques ; lesquelles se seront acquittées de leur responsabilité avec honneur.

Et pour finir…

- Le Peuple palestinien, à travers les actions de résistance de ce petit Peuple vaincu et humilié par un Etat colonisateur sans scrupules qu‘est Israël ; et l‘engagement si peu légitime mais compréhensible de Lanzmann au côté de la politique de cet Etat.

Or, de ces trois peuples martyrs, Claude Lanzmann n'en aura reconnu qu'un seul : son peuple ! Les polonais et les palestiniens n'étant à ses yeux que les bourreaux du peuple juif.

Arroseur arrosé, l’accusation portée contre les peuples polonais et palestinien pouvant lui être très facilement retournée, la Shoah aura fait de Claude Lanzmann un tartuffe de l’élévation de la conscience humaine, lui-même s’étant trouvé tout juste dans la moyenne (sinon, en dessous) quand il s‘est agi d’être capable de faire preuve de compassion, de solidarité et de compréhension envers les peuples polonais et palestinien.

Si l’expérience de la "solution finale" d’un Primo Lévi et de quelques autres aura permis à ces auteurs de se hisser jusqu'à l'Universel, éclairant telle un phare notre conscience, réveillant telle une semonce cette même conscience propre aux humains - ce dont l’Humanité a tellement besoin ; elle qui ne cesse d’osciller entre sainteté et démons pour finalement trouver un équilibre dans un entre-deux toujours précaire...

En revanche, Lanzmann n'aura pas échappé à cette règle, décidément récurrente, qui fait de l'être humain un être à la compassion intermittente et sélective...

Car, confrontés au travail de ce documentariste, ce dont il nous est demandé d’être les témoins c'est de la chape de plomb d’une conscience humaine universaliste absente et du triomphe de l'égoïsme et d'une haine à peine contenue, dans une vision communautariste à la raison débilitante...

Contre le poids plume d'une humanité capable de réconciliation et d’accalmie dans une élévation qui laisse loin derrière elle une bêtise revancharde, fruit d'un ressentiment stérile, castrateur de toute pensée et de son développement, la privant de maturation et de justesse.

  

Souvent présenté en France comme un intellectuel jouissant d'une autorité qui se voudrait morale, comment ne pas voir en Claude Lanzmann un documentariste partial, vindicatif, manichéen et partisan du plus petit commun dénominateur qui soit : celui de "La communauté" (toute communauté : communauté de naissance, d'adoption, communautés intellectuelle, ethnique, sociale) comme seul espace digne de considération : unique espace d'épanouissement, de développement - et de jouissance, au sens lacanien.

Aussi, on ne le soulignera jamais assez : les faits concernant la Shoah sont bien plus forts, bien plus grands, bien plus têtus et bien plus féconds que tout le travail de Lanzmann ; il suffit de se reporter à tout ce dont la Shoah a accouché dans le domaine de la Pensée : Arendt, Primo Lévi, Adorno, Antelme, Hans Jonas, Lévinas, Blanchot, Derrida, Imre Kertész...

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 P.S : au sujet de la relation Lanzmann - Simone de Beauvoir...

Tragique ironie !

L’acharnement aveugle d’un Lanzmann dont la démarche - comme nous avons pu le voir -, semble le plus souvent plus proche du règlement de comptes que de la recherche d‘une quelconque vérité concernant la nature humaine, cacherait-il une culpabilité inconsciente eu égard à son attachement à une Simone de Beauvoir (sans oublier Sartre) qui, pendant l’Occupation, et alors qu'elle est employée à Radio Vichy, incarnera à la perfection cette classe privilégiée et éduquée restée supérieurement indifférente aux lois anti-juives et à une rafle du Vel d’Hiv qui enverra à la déportation et à une mort certaine : 13 152 juifs ?


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