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L’information qui mijote

Publié le 14 février 2010 par Jlhuss

i_presse.1265214545.jpgGilles Lapouge encore et toujours, pour enchanter benjamin , un fan à juste titre, dans une magnifique page sur l’information. Écrite en 1977, on la pense de ce matin. « L’information molle, recouverte de patine » de Lapouge, au mûrissement prometteur, est à l’opposé de ce “buzz” qui n’a pas vu le Christ, et s’étend sur les 86 coups de couteaux portés à deux vieillards avec “l’énergie d’une allumette”

Dans « Équinoxiales », c’est bien au-delà du Brésil et de son arbre disparu et retrouvé, écarlate, que nous entraîne Lapouge ; c’est bien au-delà de l’Amazonie. Il désigne avec des jolis mots et une lucidité étonnante les enjeux et les mutations, sans acrimonie, sans aigreur mais avec talent et l’acuité de l’ethnologue qui ne revendique pas ce titre.

… Elle mijote [la lettre] . Elle se lustre et prend des forces, elle se recouvre d’une petite patine. Du moins si l’on a pris le soin de la rédiger dans un style approprié et de choisir ses informations. Ce n’est pas le tout d’écarter les sornettes et les frivolités car certaines nouvelles, de belle apparence, ne sont dotées que d’une énergie d’allumette, elles brûlent leur charge en quelques heures alors que d’autres, qui n’ont que la peau et les os, sont robustes au contraire, bâties à chaux et à sable et taillées pour de longs parcours. Cela n’a rien pour surprendre : l’Histoire universelle nous a si souvent joué de ces tours-là : une bataille effrayante et qui remplit le ciel de ses fureurs, le temps lui souffle dessus et il n’en reste rien, alors que la naissance du Christ qu’aucun historien de ce temps n’aperçoit et que Tacite à peine note, elle n’a pas fini de faire du bruit.
Si j’étais journaliste, je me ferais nommer chef des informations de longue durée. Pour les informations instantanées, le monde est bien équipé. Les mass-médias produisent chaque jour leurs millions de mots, sans fatigue. L’événement n’est pas achevé que déjà on nous le fournit avec tous ses ornements.

Quand un homme tue un autre homme devant les caméras de la Télévision, s’il inquiète, ce n’est pas seulement d’être un maudit. Il fait sauter les plombs. Il nous plonge dans le noir. Il brûle les signaux qui règlent le trafic entre les choses et les mots. Il livre, tout à la fois, le geste et sa narration. On dirait qu’en tuant Kennedy, il ne se contente pas de supprimer un futur président. Il met aussi le feu dans les soutes : par lui l’histoire et la chronique de cette histoire se confondent. Il esquisse un temps encore capable de fabriquer des événements et pourtant sans histoire.
Or, de ces nouvelles lentes, molles et qui ont besoin de se gorger de temps pour s’épanouir, les journaux ne sont guère friands. Il leur faut de l’immédiat.
Les journalistes sont persuadés qu’une information de la veille est morte, qu’elle tombe à la trappe, au fond des caves, auprès du sacre de Charlemagne et de l’empire des Ming.

Il arrive qu’une gazette donne à une nouvelle une deuxième chance, la ressorte de ses archives, pour un anniversaire, comme on fait faire un tour à un vieux cheval en retraite. Mon journal ne procéderait pas du tout ainsi. Il se spécialiserait dans la nouvelle ancienne, la nouvelle nulle et jamais avenue, malingre et flasque, cagneuse et qui attend son heure dans l’ombre, en se culottant.

Ces notices seraient conservées dans les entrepôts du journal, sous, l’œil ahuri et lent, tellement lent, des spécialistes de la longue durée, des gens qui mettraient une heure au moins pour allumer leur cigarette. Des journalistes à peine plus vifs viendraient chaque jour les observer, mesurer les dépôts qui les enrobent, la poussière dont elles s’enveloppent.

Gilles Lapouge, “Équinoxiales” 1977, (Flammarion)

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