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Un roman sur Twitter ? La vie rêvée (4)

Publié le 17 février 2010 par Perce-Neige
Un roman sur Twitter ? La vie rêvée (4)

Alors ? Dites-nous tout... Vous en savez suffisamment pour nous pondre un scoop du tonnerre de Dieu ? Voilà qui ne nous ferait pas de mal ! / Une révélation de première main. Notre correspondant en Chine revenu spécialement pour l'occasion. Un reportage à couper le souffle. Inouï. / Un trafic de grande ampleur sur le marché des médicaments. Une corruption à tous les niveaux. Des sommes d'argent vraiment considérables. / Avec, pour les malades, pas mal de conséquences car bien sûr la qualité n'est pas au rendez-vous. On devine déjà ce que vous allez écrire... Paul, votre article, il faut vous y mettre sur le champ. Oui, sur le champ ! Vous n'avez pas de temps à perdre. Chaque minute compte double. / Ou triple. Ou quadruple. Vous n'y pensez pas. Avec toute cette histoire, nous pouvons enfin espérer sortir la tête hors de l'eau. On parlera de nous au JT. On achètera notre canard dans les kiosques. Ouahhh ! Bien sûr, rien ne vous empêche plus tard d'en faire un roman. / De broder. De foutre des personnages imaginaires en lieu et place d'individus bien réels. Oui Paul ! Amusez vous. Exploitez le filon un max. / Développez à mort. Complétez tant que vous pouvez. Jouez à fond sur l'ambiguïté. Vous n'êtes pas forcés de me croire... Dites la vérité. / Mais sans jamais la faire passer pour telle. Le réel n'est qu'une fiction parmi d'autres. Une manière d'échapper à la folie. Peut-être ? / Vous ne parviendrez jamais à rien. Mais, au moins, vous pouvez réussir, tant bien que mal, à vous en contenter. La vie dure si peu... / Le genre de sentence définitive qui, généralement, le rendait proprement fou. C'est à moi que vous vous adressez, là, maintenant ? / Vous, qui ne faites jamais, mais alors jamais, le moindre effort pour entendre, et pour vous expulser de vous même, pour sentir, toucher... / Jamais le moindre effort pour comprendre quoique ce soit à ce qui vous arrive, et encore moins à ce qui arrive aux autres, j'en passe... / Jamais le moindre effort pour vous fondre dans la rumeur, pour vous glisser dans la peau de vos congénères ! On rêve. Mieux valait se taire. / Eviter les polémiques. Les laisser croupir dans le marécage de leur ignorance. Juste attendre un peu qu'ils se calment. Ou s'en aillent. / Juste attendre qu'ils fondent sur une autre cible. Qu'ils s'abattent sur d'autres que lui. C'était l'affaire de quelques jours. A peine. / Car toute cette terreur semblait inépuisable. La souffrance des hommes était sans limites. Infinie. Paul en savait quelque chose. Ah, oui ? / Oui… Sauf qu’il arrive qu'on se lasse. A force, chacun s'épuise. C'est humain. L'esprit vagabonde. Paul avait trop à faire pour répliquer quoique ce soit. Trop à faire… / Sur ce terrain, Hélène l'attendait de pied ferme. Toujours prompte à lui rappeler ses engagements. Ses promesses, la main sur le cœur. Paul ? / Tu te souviens pour Benjamin ? C'est toujours d'accord ? Tu pourrais aller le chercher au collège. Ce serait chic de ta part. Vraiment... / Il me parle de toi tous les jours. Tu lui as manqué, je t'assure. J'ai beau le consoler, lui expliquer, lui dire, je ne peux rien contre ça. / Et puis quand ce n'était pas Hélène, c'était Benjamin lui-même qui le harcelait, le rappelait. P'pa, c'est moi ! Tu peux m'ouvrir ? / Il y avait pas mal d'autres versions, dans le même genre. Un appel désespéré en provenance du trottoir en face de la piscine un mardi soir. / Une soudaine envie de dévaliser tous les magasins du quartier dans l'espoir de dénicher le dernier truc à la mode, un look d'enfer, P'pa... / Une escale impromptue dans votre repaire du 11ème arrondissement, au moment précis où vous commenciez à écrire un texte extraordinaire... / Vous n'en aviez jamais fini. Aucun répit ne vous était jamais accordé. Pas une minute de tranquillité. J'exagère à peine. Difficile d'être zen. / Et puis, cerise sur le gâteau, parfois c'était Rose elle-même qui s'y mettait ! Déposant d'étranges messages sibyllins sur votre répondeur. / Quelques éructations incompréhensibles. Entrecoupées de soupirs. De soudaines exclamations. De silences assez difficiles à supporter. / Vous culpabilisant à mort. Car cela faisait si longtemps, oui, que vous ne l'aviez pas serré dans vos bras. Rose c'est moi, Paul, ton fils. / Et c'était une litanie de récriminations. Des reproches à n'en plus finir. Des questions auxquelles vous n'aviez nulle envie de répondre. / Prétextant vos voyages, l'avancement du travail, des excuses qui n'en étaient pas, des embrouilles dans les dates, la fatigue et le reste. / Notez bien il vous arrivait de céder ! Une autre voix au bout du fil reprenait le combiné. Vous obligeant soudain à vous dévoiler davantage. / Alors vous expliquiez. Confirmant. Rectifiant. Répétant. Oui. Il s'agissait de prendre le train de 8h20. A Montparnasse. Pas plus tard. / Histoire de débarquer là-bas sur le coup de 10h et des poussières. Le quai de la gare, le ciel triste à mourir, le taxi qui vous attend. / On connait par cœur. Quelques minutes suffisaient pour vous transporter jusqu'à la Résidence... Un quelconque bouquet de fleurs à la main. / Des chocolats, des pâtes de fruit, une eau de Cologne, que sais-je. Tout un bazar approximatif conservé quelque part au fond de votre sac. / Et la première à vous accueillir vous prenait par le bras. Vous chuchotait de ces trucs... Vous appreniez. Vous disiez presque la vérité. / Car Rose n'était pas vraiment au mieux de sa forme. Perdait la tête chaque jour un peu plus. Ne comprenait plus rien à rien. Se souvenait ? / Non, à peine... C'en était à pleurer. Quelque part, dans un monde qui vous était à jamais étranger, vous étiez encore auprès d'elle. / Mais avec un paquet d'années en moins, si je peux me permettre. Et un look de collégien. Dans le meilleur des cas. Carambar et compagnie / A courir partout. Dans les framboisiers. Se cacher derrière le lilas. Piétiner les salades, le romarin, les trucs qui poussaient un peu. / Et qui n'avaient pas de nom. Saccager les radis avec tes chaussures de gamin. Pour échapper à tes poursuivants. Qui braillaient. Hurlaient. / T'envoyaient dans les fesses des rafales de mitrailleuse. T'aspergeaient. Te postillonnaient. T'annonçaient la couleur. Jubilaient. / Brandissaient un sabre aux dimensions extravagantes. Jouaient du lasso et t'envoyaient les chiens te dévorer tout cru. Rose détestait ça. / Et sortait de sa cuisine pour exiger la cessation immédiate des hostilités. Si ce n'est la paix, au moins un armistice. Faute de quoi... / Faute de quoi... Vous aurez de mes nouvelles, les garçons ! Vu que je suis pas d'humeur. Pas de patience pour tout ça. Me rendre folle... / C'est ce que vous voulez, n'est-ce-pas ? Me faire tourner bourrique... Achever votre pauvre mère. Lui faire rendre gorge. Pitié bon sang ! / Voyez pas que je suis malade ? Fatiguée. Exténuée. Epuisée par vos histoires. A demi morte. Je n'en peux plus les garçons, croyez moi... / Et Rose, le visage décharné, les joues creusées par le cancer, le regard noyé, s'immobilisait brusquement. S'agrippait. Tremblait. Revenait. / Je ne vous remets pas, jeune homme. Ressemblez vaguement à Paul, l'un de mes deux garçons. Oui un air de ressemblance. Étrange, en vérité. / Car je mélange tout, vous voyez... Il m'arrive de me croire hier, alors même que je suis ici. Toutes ces balivernes me fatiguent à la fin ! / Finiront par m'emporter. Me briser. M'envoyer valdinguer dans la stratosphère. Pulvérisée. Annihilée. Dispersée aux 4 coins de l'univers... / Pffouitt... Plus de Rose ! Plus jamais là. Plus personne pour te gronder mon garçon ! Plus personne pour te tirer les oreilles. Tranquille. / Je continue ? Ce à quoi il te fallait répondre : non, M'man... Calme toi. Je suis là. Et fait plutôt gaffe où tu mets les pieds. Bon sang. / Attention à toi. Regarde un peu... Sais-tu que les hirondelles ne vont pas tarder ? Déjà je sens, ici ou là, comme un soupçon de printemps. / Sauf qu'elle n'écoutait pas. Ni vous ni personne. Marchait vite. Mais à petits pas. Revenait à la charge. Trébuchait. S'emportait. Paul ! / S'asseyait. Se relevait. Bavait. Se tournait. Marmonnait des insanités. Jurait ses grands dieux. Se refusait. S'emberlificotait. Paul ! / Retrouvait un semblant d'équilibre. S'embarquait illico dans une démonstration. S'inventait des voyages. Racontait. S'imaginait. Paul ! / S'offusquait. Se plaignait longuement de tout. De la Résidence. Et de ses voisins de palier. Du décalage horaire. Des pensionnaires. Paul ! / Mâchouillait. Mastiquait. Grattait, comme une malade, toutes les plaies à sa portée. Tirait sur ses pansements. Gémissait. Pleurait. Paul ! / Chaque seconde en sa compagnie compte pour une heure. Et chaque heure passée à l'écouter dure un siècle. Une journée ? N'en parlons pas ! / L'odeur d'urine, à peine, mais tout de même. Les apostrophes des uns. La nuit des sentiments. La brusquerie des gestes. On se sent seul... / Presque perdu. Presque abandonné. Presque noyé de chagrin. Presque empêtré dans les discours de circonstance. Presque envie de s'enfuir. / Presque impossible à supporter. Presque révolté. Presque l'idée d'un roman. Car tout cela est drôle, au fond. Il suffit d'en rire, non ? / S'esclaffer. Se tordre. On n'en croit pas ses oreilles... Paul ! Plus on vieillit et plus le monde est comique, c'est la leçon ! Paul ? / Savez vous ce qu'on perd à voir s'éloigner les babillages de l'enfance ? L'esprit de sérieux tout simplement ! Les certitudes adolescentes. / Les travers qui rassurent. Les angles droits. Les rectangles aux propriétés immuables. Les diagonales et le carré de l'hypoténuse au moins. / Et Rose de sursauter quelque part sur une autre planète. Tu n'as jamais été vraiment doué pour la géométrie, Paul... Ni pour l'arithmétique. / Ni pour la gymnastique. Ni pour l'haltérophilie. Ni pour la géologie. Ni pour la numérologie. Ni pour la stéréoscopie. Ni pour la chimie... / Paul ! Jamais doué pour démêler le vrai du faux. Dévisser ou revisser. Démonter. Remplacer. Enfoncer. Extirper. Ton père n'en revenait pas. / Inimaginable d'être à ce point empoté. Gauche. Malhabile au possible. Handicapé moteur ma parole. Combien de fois l'ai-je vu se désespérer. / Se renfrogner. Penser que tu n'arriverais jamais à rien. Incapable de t'en sortir tout seul. Réduit pour toujours à l'état de clochard. / D'épave. Ne ris pas ! Ton pauvre père ne cessait de voir le mal partout. Et t'imaginait toujours infiniment plus fragile que tu ne l'étais. / Car au fond Paul, tu t'es toujours arrangé pour te faire passer pour celui que tu n'étais pas. Un menteur de première ! Fourbe et hypocrite. / Bien sûr, avec le temps, comme nous tous, tu t'es fortement bonifié. Mais j'en ai bavé. Tu ne m’as pas rendu la tâche facile. Quel foutu gamin ! / Dix, vingt, trente ou quarante ans plus tard, il était devenu inutile de répondre. De se justifier. D'opposer des arguments. De pleurer. / On avançait dans l'allée, cahin-caha, naviguant à vue au gré des massifs de fleurs, des pensionnaires qui vous reluquaient, et jasaient. / On n'imaginait pas que tout cela puisse avoir une fin n'est-ce pas ? Juste s'absenter quelques semaines. Mon train ne m'attendra pas, M'Man. / Il faut que j'y aille cette fois. Mais c'était sans compter les sanglots. Les remontrances de dernière minute. Les soupirs. / Les gémissements. Les mains, tremblantes, qui s'accrochent au revers de votre veste. Les lèvres qui désormais n'en peuvent plus. / Cette brusque envie de vous garder blotti, comme autrefois vous en rêviez. Ce désespoir, moribond, de vous forcer à l'accompagner. / Le ciel, épousé de nuit, dont les clameurs silencieuses vous forcent à vous dégager. Vous téléphonerez sitôt rentré ! Promis. Vous souriez. / Déjà, dans le taxi, l'air vous semblait plus léger. A la radio, c'était un vieux tube de Michel Delpech. Ou bien d'autres refrains oubliés. / On finit toujours par croire à ses propres mensonges. Le calcul est vite fait. Dans deux heures et huit minutes exactement vous serez sauvé. / Votre retour aura le goût d'un triomphe. En beaucoup plus atroce. Car on ne se débarrasse pas impunément de son enfance. Vous souriez ? / Chaque voyage là-bas vous brise un peu plus. Dites-vous. Et c'est en tournant la clé de l'appartement que vous devinez ce qui vous attend. / Pas nécessairement demain. Ni l'année prochaine. Qui sait ? Mais, tout de même, cet instinct de l'inexorable vous semble sans appel. / C'est comme s'il vous fallait soudain consentir à vieillir. S'éveiller d'un rêve. Sur votre répondeur, des messages à la pelle : on respire. /

Illustration : Photo de Steven Siewert


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