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David Cronenberg ou la violence et son châtiment

Par Marcalpozzo
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Comment se fabrique-t-on une histoire ? Quel est donc le vrai visage de l’homme ? L’autre visage : celui de l’agressivité, de la violence, de la force, et même de la tyrannie peut-être. Oui ! C’est de ce visage là que je voudrais vous parler à présent.

C’est de cette quête de sens en recherche de l’identité même que se fonde le sujet du film de David Cronenberg, A history of violence[1]. Au-delà d’une technique complètement maîtrisée, et d’un film psychologique pénétrant, c’est toutes une série de questions qui sont posées en filigrane, et que nous pourrions découvrir ici ensemble -peut-être en nous sondant chacun de nous : Qui se cache derrière les masques ? Où se terre la violence ? D'où vient exactement la menace ?

Déjà The village de M. Night Shyamalan[2] posait les mêmes questions, faisant monter là la peur, l’angoisse chez son spectateur pour dresser un parallèle avec la pression que les autorités américaines exercent sur ses concitoyens pour garder une Amérique aux abois, hier encore derrière son gouvernement aux desseins guerriers. Il est évident que les résonances du 09/11 et de la suite des évènements sur le théâtre des opérations qui ont révélé au monde entier la figure diabolique d'une Amérique déliquescente qui se prétend puritaine, non agressive, et morale, mais qui cacherait en définitive un sombre visage, trouve dans le film de Cronenberg un écho particulier. Sauf qu’ici, la violence est toute intime.

I. Soi-même comme un autre ?
On connaît l’univers très récent de David Cronenberg basé sur ce qui ressemble à de la névrose et de la schizophrénie alors que c’en est déjà plus, pour reprendre l’interprétation faite par
Mehdi Belhaj Kacem à propos des cultissimes eXistenZ et Spider.

*

Ici, la schizophrénie est au centre de l’œuvre. David Cronenberg conte l’histoire d’un homme. Celle de Tom Stall, bon père de famille vivant paisiblement dans une bourgade tranquille, un lieu caractéristique de l’Amérique profonde. Un jour pourtant, le bon père de famille abat dans un réflexe de légitime défense ses agresseurs, venus organiser un carnage dans son propre restaurant.

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L'événement est le point de rupture. Jusque-là, ces gens, biens sous tous rapports, à l'évidence, le reflet typique du modèle de la famille moyenne américaine, vivaient comme tout un chacun : travaillaient dur et s'aimaient encore ; ils pouvaient aller jusqu’à improviser des petits jeux coquins, jouant les post-ados pour combattre le redoutable sommeil de leur libido. Quant à leurs deux enfants, très beaux, le grand garçon, un fort en thème, faisait du sport et mangeait des céréales au petit déjeuner. Et pourtant ! Quelque chose dans la mécanique tout à coup va cesser de fonctionner. A la fois pour le spectateur, attentiste, assistant hébété face à une scène hyper violente, et la famille qui, au lendemain du drame, à peine fier de leur « héros », se retrouve soudain traquée par des gens patibulaires qui appellent le chef de la maison d’un autre nom que le sien.

Mais le spectateur, plus avertit que la famille dans un premier temps, a déjà compris que quelque chose ne tournait plus rond, parce qu'il y avait un secret bien gardé. Comment un homme ordinaire, malgré la peur, et les pulsions de vie, peut-il, comme cela, à l'instar d'une crise de colère qui rendrait son auteur aveugle mais efficace, se servir avec autant de dextérité d’une arme à feu, être si maître de lui-même, et supporter la douleur d’un couteau dans le pied, sans faiblir à un seul moment ? Toute notre interrogation de spectateur est d’ailleurs résumée dans cette formule prononcée à l’attention de la femme de Tom, par cet homme inquiétant, à moitié défiguré, et plutôt déterminé : « I want you to ask Tom, how come he’s so good… at killing people ! »

II. Tom et Joe
Pour le spectateur donc, comme pour la femme de Tom d'ailleurs, commence les premiers doutes, les premières questions. Certes, il lui faudra attendre la seconde apparition de ce mystérieux personnage, dans sa propre propriété, et surtout la production de violence de son Tom de mari, pour connaître la faille ultime. Qui est Tom ? Tom ou Joe ? Et si Tom était Tom ET Joe ? Une face douce, celle de la morale, de la vie tranquille, châtrée par le long cortège de la « moraline » américaine, l’autre, plus inquiétante : celle des bas instincts, de la cruauté naturelle, de la violence spontanée et originaire.

Serait-ce la réponse à la terrible énigme que nous nous posons soudain, à savoir, comment Tom, si pacifique, peut-il, en un clin d’œil, opter pour un tel débordement de violence ? On peut même se prêter à la comparaison avec le fils de Tom qui, jusqu’ici, subissait les moqueries de deux de ses camarades, optant tout à coup, lui aussi, pour l'agressivité. Car avant cela, Tom pensant avoir tué Joe, inhibait cet instinct de violence en son fils, au risque de l’empêcher d’être un homme.

Dans le titre le jeu de mot marche fort. C’est une histoire au sens de « story » conte, et l’histoire au sens d’ « history ». La violence qui nous est ici contée est celle des civilisations, des hommes et chacun d'entre nous : l'ennemi intime. Il y a celle de ces deux malfrats qui ouvrent le film, sans foi ni loi, abattant hommes, femmes, enfants, sans aucune compassion, aucune empathie pour le genre humain. Il y a cette violence d’un homme aux abois, qui a découvert la socialisation par le travail et la famille. Mais il y a surtout cette idée inquiétante que la violence serait vraiment partout. Produite par la nature même de l'homme, programmé pour l'agressivité envers ses congénères. Certes, la violence est au centre de notre histoire humaine. Hegel et Marx le théorisèrent : la violence est accoucheuse du progrès sur le théâtre de l’histoire. Et l’Amérique n’est pas en reste en ce qui concerne la violence. De par son passé : génocide indien, traite des noirs etc. De par son présent : « Le film parle de la forme de violence que l'on trouve aux Etats-Unis par le simple fait que l'on peut s'acheter librement une arme. En même temps, il ne faut pas oublier que tout pays a été fondé dans la violence, voyez la France avec la Révolution... Souvent les gens perçoivent la violence comme un virus, une contamination. Malheureusement, ce n'est pas le cas. La violence n'est pas une maladie, elle est une des composantes mêmes de la santé[3]. » Comment devons-nous interpréter ses quelques mots ? Y a-t-il seulement dans le cinéma de Cronenberg le moindre espoir de s'affranchir de toute pulsion de mort ? Comme si le père de Scanners se présentait en déculpabilisateur...

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C’est donc un questionnement sur la violence au centre de la société américaine, mais pas qu’elle. Très vite, selon les mots même de David Cronenberg, cela interroge la violence du monde entier. Serait-ce une fatalité car inscrite dans nos gènes ? Serait-ce social ? Pour Cronenberg, la réponse est apportée par la science elle-même : « Oui, elle est inscrite dans notre ADN. Il y a une partie primitive, animale, reptilienne de notre cerveau qui est reliée à nos émotions, à notre sexualité, à notre aptitude à la violence. Des généticiens ont d'ailleurs étudié s'il existait un gène particulier pour les comportements extrêmement violents. Mais, dans le monde d'aujourd'hui, il y a des gens normaux qui commettent des actes violents car ils sont confrontés au chaos, à la guerre. Ce ne sont pas des psychopathes mais des personnes ordinaires plongées dans des situations extraordinaires[4]. »

III. La peur de soi
Alors devrions-nous avoir définitivement peur de cette disposition à la lutte sélective ? Certes l'agressivité se retrouve en toute espèce vivante et, pour des philosophes comme Kant ou Hegel, la violence, en tant que moteur de l'histoire, est en tout homme pour assurer son progrès, mais peut être également domptée, régulée, par la sociabilité naturelle de l’être humain. C'est l'objectif des civilisations et de la culture. Faire apparaître l'humain en l’homme. Homo sapiens sapiens toujours asservis à ses instincts archaïques, mais qui doit également prendre en compte son prochain. Belle schizophrénie ! Dans cette relation de respect de la vie d’autrui, l’homme s’affranchit de son être pour la vie ; il se détache de son être biologique et ainsi s’affirme en tant qu’être humain, - mais sans complètement nier son instinct d'agressivité, car il ne le peut pas.

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Tom a pourtant cru en finir avec ce programme génétique (qu'il partage d'ailleurs avec son frère, voir pour cela la dernière moitié du film) en se socialisant, choisissant pour ce faire, une autre vie, une autre personnalité sociale. Il a mis trois longues années pour tuer Joe, menant depuis une vie tranquille au sein d’une famille aimante, et d’une petite ville où il est très apprécié de ses concitoyens et se ses employés, qu’il traite dans la dignité et le respect. La faille, la mise en question de cette certitude apparaît le soir du « hold-up » manqué. Tragique soirée qui, comme un boomerang, vient rappeler Joe à l’ordre. S’en suit la dérive, les remises en question, le drame familial qui sont observés par l’œil de David Cronenberg, en maître ès technique, sachant saisir les regards, les gestuels, les silences, les moments indicibles où le désarroi, l’incompréhension, l’angoisse, l’interrogation font leur nid. La femme de Tom se sent trahie, bafouée dans sa dignité. Tom pensait avoir tué Joe. Il ne comprend pas comment ce dernier a su aussi vite réapparaître dans des moments particuliers d’extrême tension. Sa femme devient de plus en plus inquiète : qui est son mari ? Tom ou Joe ? N’est-ce pas Joe déguisé en Tom, ou Tom pris subitement de réminiscences d’une vie enterrée : celle de Joe ?

IV Une allégorie morbide

C'est donc une allégorie en forme de questionnement de notre nature humaine. Elle pose des problèmes d’ordre métaphysique, et principalement celui-ci : qu’est-ce que l’identité ? Voilà bien la grande question qui nous tenaille tous derrière Tom/Joe qui, à partir de cet évènement dramatique, n’aura de cesse, dans des silences bruyants, de se poser cette douloureuse interrogation : qu'est-ce qui fonde notre identité ? Sommes-nous la somme de nos actions passées ? Pouvons-nous échapper à cette agressivité naturelle en nous qui détermine nos actions au-delà de toute notion du bien, de l'amour d'autrui, des valeurs d'humanité ? L'identité de l'homme ne montre-t-elle pas au final que la portée de la morale finit par faire taire cet instinct de violence ?

Faudrait-il alors revenir à un sartrisme bien primaire : l’existence précède l’essence : nous sommes ce que nous avons fait de nous-même à partir de ce que l'on a fait de nous. Cela nous permettrait tout du moins de croire en la capacité incroyable que l’homme aurait pour se changer, se réinventer, loin de tout déterminisme biologique et inné.

Ce serait comme si, voulant lutter contre son agressivité naturelle, il y aurait soudain une scission au sein du même homme. Deux faux-frères : l'un représentant le Bien l'autre le Mal. Il y a à mon sens quelque chose de profondément pathétique dans ce mauvais duo : d'abord, la fausse tranquilité heureuse et bienveillante de Tom. La férocité naturelle de Joe. Je ne parlerai pas plus de dédoublement schizophrénique, tant l'un semble si bien contrôler l'autre, et presque s'en féliciter. Mais c'est le destin de toute l'histoire de l'humanité : se placer entre deux forces. L'une représentant le mal, la force obscure, l'expiation, la mort : Thanatos. L'autre s'abreuvant de source de vie, d'amour et de joie : Eros. Mais Tom faute, car il fuit son ennemi intime, cet ennemi intérieur qu'il néglige d'aimer afin de définitivement s'en débarrasser. 

V. La question de l'identité
Au centre de l’œuvre de Cronenberg, c'est donc la question complexe de l’identité. Avons-nous seulement un "moi profond" comme le prétendait Henri Bergson ? Dans ce film, Cronenberg nous parle de cette terrible utopie de la « nouvelle » identité, ou plutôt, l'idée de l'identité qui fait corps. Ce que je veux dire, c'est qu'au-delà d'un programme génétique fondé sur le mode de l'agressivité innée, Cronenberg nous dit que toute identité est artificielle, sociale, et que cette dernière cherche à se substituer à l'identité génétique. Mais elle ne se crée pas de toute pièce. Elle est le produit de cette multitude. Ce qui revient à interroger toute la problématique de la volonté humaine, ou si vous voulez, à se demander si l'on peut se vouloir hors de son programme génétique. L’homme peut-il TOUT contrôler en commençant par son identité, son Moi ? Ce désir de toute-puissance semble bien illusoire. Un Moi qui nie, refoule une partie de lui-même, celle qui représente l'énergie négative, et refuse de comprendre le phénomène, est d'emblée en très mauvaise posture. En se réfugiant à tous prix dans l'amour, afin de nier ce qui vit à l'intérieur de soi, négligeant de regarder et d'accepter la haine, l'hostilité, l'animosité, l'antipathie, la colère, l'aigreur, la rancune, ce Moi se barre lui-même la route de sa séparation d'avec ce qui l'effraye ; il se séquestre dans une fusion qu'il ne parviendra plus, tôt ou tard, à contrôler. Aussi, Cronenberg qui rapproche cette quête d’identité de celle menée par l’Amérique, nous dit : « On doit se souvenir que l'Amérique s'est fondée sur l'idée de se créer une nouvelle identité. Les Européens sont venus s'installer en Amérique pour échapper à leur ancienne identité, aux persécutions politiques ou religieuses, aux systèmes de classes, à des sociétés qui étaient trop répressives. Ils voulaient se réinventer et oublier le passé. Cela fait toujours partie du rêve américain, cette idée de devenir quelqu'un de nouveau[5] »

Moralité : Qui veut changer son identité se perdra. Car, selon la célèbre formule pascalienne, qui voudra faire l’ange fera la bête. De cette schizophrénie ressort une certaine paranoïa. Paranoïa absurde de l’ennemi hors de nous qui veut nous détourner de notre devenir. Paranoïa absurde d’une humanité qui veut s’arracher à la vie pour s’inventer.

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Le film termine sur un plan de la famille. Après avoir pris conscience que Joe vivait toujours à l’intérieur de Tom, ce dernier rejoint sa maison, où sa femme et ses deux enfants mangent. Le fils ne lève pas les yeux sur son père. Sa femme d’abord, non plus. Sa fille lui offre le couvert, en le dressant pour lui, et là, dans leurs yeux, ceux de Tom et de sa femme, se lisent toutes les interrogations, toutes les inquiétudes, toutes les angoisses. Et si l’ennemi n’était pas à l’extérieur ? Et si l’ennemi n’était qu’en chacun de nous ?

(Paru dans La Revue du Cinéma, n°2, Juin-Juil 2006. Revu et augmenté en déc. 2009.)

En ouverture :
Viggo Mortensen, d'après David Cronenberg, image de Peter Suschitzky.
 

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[1] Film américain (1h35). Réalisation : David Cronenberg. Scénario : Josh Olson, d'après la bande dessinée de John Wagner et Vince Locke. Avec : Viggo Mortensen (Tom), Maria Bello (Edie), Ed Harris (Fogarty), William Hurt (Richie). [2] Film américain, 2004.
[3] David Cronenberg, in Entretien avec MBK, Libération, 2 novembre 2005.
[4] David Cronenberg, entretien avec Le figaro, 2 novembre 2005.
[5] Op. cit.


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