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Marguerite Duras, Billancourt, et le nombre pur

Publié le 18 février 2010 par Marc Lenot

Ayant été partie prenante du projet ‘199 491. Le nombre pur selon Duras’ présenté par Thu Van Tran dans le patio de la Maison Rouge (jusqu’au 16 mai), je me contente de reprendre ici le texte que j’ai rédigé pour présenter cette installation.

Cent quatre-vingt-dix-neuf mille quatre cent quatre-vingt-onze. C’est le nombre d’ouvriers qui travaillèrent aux usines Renault de Billancourt jusqu’à leur fermeture en 1992. Cent quatre-vingt-dix-neuf mille quatre cent quatre-vingt-onze: ce fut le dernier numéro matricule à Billancourt, celui du dernier ouvrier qui y fut embauché.

En 1989, quand elle entend l’annonce de la fermeture des usines, qui entraîna le licenciement des derniers employés, Marguerite Duras réagit en écrivant un texte dans lequel elle imagine un projet, celui de consigner les noms et prénoms de toutes les femmes et de tous les hommes qui y ont travaillé, d’en faire une liste exhaustive, un « mur de prolétariat ». Elle écrit « On devrait atteindre le chiffre d’une grande capitale. […] Ici l’histoire, ce serait le nombre : la vérité c’est le nombre. […] La vérité ce serait le chiffre encore incomparé, incomparable du nombre, le chiffre pur, sans commentaire aucun, le mot. »

Alors âgée de près de 80 ans, Duras demande qu’on l’aide à réaliser ce projet insensé. Vingt ans plus tard, Thu Van Tran exécute et prolonge le souhait de Duras. Inspirée par l’écriture et les récits autant que par la vie de l’auteur, elle choisit de reprendre ce projet, d’exposer cette histoire comme celle d’une injustice. L’artiste, installée depuis deux ans dans un atelier en face des anciennes usines, souhaite ainsi à la fois commémorer la dimension humaine de cette histoire et interagir avec les sites de son propre quotidien.

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Thu Van Tran a réalisé une sculpture commémorative qui prend la forme d’une architecture, celle du recueillement ou de l’apaisement, utilisant le patio tel un jardin ouvert vers le ciel. La structure en bois partiellement recouvert de cire à sculpter se compose de quatre colonnes reliées par des voutes cintrées, les faces extérieures reprenant les motifs de la porte historique des usines Renault, conservée en l’état à Boulogne-Billancourt.

Là où les arcs se rejoignent, la clef de voûte, qui maintient tout l’édifice, sans laquelle tout s’effondrerait, est un énorme boulon, provenant d’une usine de décolletage. Sur ce boulon unique est gravé le « nombre pur », 199 491, synecdoque de la liste exhaustive et impossible que Duras appelait de ses vœux. Ainsi est évoquée la présence essentielle des ouvriers sur la chaîne de fabrication.

Si, stylistiquement, les voûtes peuvent évoquer des souvenirs religieux, la sculpture de Thu Van Tran est le fruit d’un travail d’intériorisation et de transformation de l’histoire vers des incarnations possibles que l’artiste confronte ici à l’espace du patio, prolongeant ses recherches passées sur la mémoire et le territoire.  

La liste se retrouve, au moins partiellement, dans l’installation sonore qui complète cette œuvre : la chanteuse Agathe Peyrat récite, à la demande de l’artiste, les premiers noms connus des ouvriers de Billancourt, dans une tentative désespérée d’en donner le plus grand nombre possible dans le temps imparti d’une minute.Sous cette contrainte, sa diction effrénée se transforme en une montée suraigüe, un cri hystérique.

Thu Van Tran est une jeune artiste franco-vietnamienne, née en 1979, diplômée de l’ENSB-A en 2003, et dont l’exposition Fahrenheit 451 Homme Livre Homme Libre à Bétonsalon avait été remarquée l’an dernier. Les Amis de la Maison Rouge l’ont élue en 2009 dans le cadre d’un projet où l’Association des Amis programme et produit chaque année l’œuvre d’un jeune artiste dans le patio. Après avoir été présenté à Toulouse lors du dernier Printemps de Septembre par Christian Bernard (Désordres de la mémoire), son travail a récemment été exposé à la Galerie Martine Aboucaya lors d’une exposition collective en décembre 2009.
Par ailleurs l’artiste a bénéficié de l’Aide Individuelle à la Création 2009 de la D.R.A.C. Île de Francepour ses recherches autour du projet « le nombre pur ». Elle a accompagné le travail plastique présenté ici d’un projet d’écriture sous la forme d’une lettre à Marguerite Duras, qui est aussi présentée ici.


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