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Emmanuel Kant, «Lettre à Maria von Herbert»

Par Ameliepinset
  • Nature du devoir : explication de texte de partiel en 4h
  • Cours : L2, Philosophie morale
  • Note : 16/20

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Emmanuel Kant, «Lettre à Maria von Herbert»

Il arrive régulièrement dans la vie quotidienne qu’on ne veuille pas révéler toutes ses pensées personnelles à autrui. Mais pourquoi ne révélons jamais tout de nous-même ? L’opinion populaire affirme communément que quelqu’un qui ne veut pas parler cache quelque chose car il aurait forcément quelque chose à se reprocher. Cette accusation est-elle véritablement fondée ?

Dans un extrait de sa «Lettre à Maria von Herbert» (datant de 1792, publiée dans le recueil Lettres sur la morale et sur la religion), le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804) s’attache à traiter cette question sur le plan de la philosophie morale.

La problématique sur laquelle il s’interroge est la suivante : une attitude réservée est-elle moralement condamnable ? La thèse qu’il soutient y répond négativement : la réserve ne fait pas partie des interdictions inconditionnées que la loi morale nous prescrit ; néanmoins, elle n’est pas pour autant un bien.

Kant expose son raisonnement en trois moments : tout d’abord, il présente la réserve comme une limite humaine (lignes 1 à 7) et ensuite il distingue la réserve du mensonge par l’opposition suivante : la réserve n’est pas moralement condamnable (lignes 8 à 13) alors que le mensonge est moralement condamnable (lignes 13 à 22)

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Dans le premier moment de son texte, Kant expose une limite humaine. Ce premier moment du texte est de nature globalement descriptive, il s’agit de partir d’un constat anthropologique.

«Il y a en l’homme une impureté qui limite plus ou moins cette ouverture du cœur». L’homme est l’être intermédiaire entre l’animal et Dieu, c’est un être raisonnable mais non purement raisonnable car il est aussi soumis à des déterminations sensibles. Il a des impuretés en ce sens qu’il n’est pas uniquement un être nouménal, il est aussi un être phénoménal qui s’inscrit dans des expériences empiriques. L’impureté dont il est question ici est celle de la limite de l’ouverture du cœur, c’est-à-dire celle de notre difficulté à exprimer pour autrui tous nos sentiments.

Quelle est la manifestation et quelle est la conséquence problématique de cette impureté ? Kant écrit : «Au sujet de cet obstacle à une effusion réciproque du cœur, au sujet de cette méfiance secrète, de la réserve qui fait que, même dans le commerce le plus intime avec l’être aimé on doive toujours rester seul – au moins pour une part de ses pensées – et enfermé en soi, les anciens ont déjà fait entendre leurs plaintes : mes chers amis, il n’y a pas d’amis !». L’amitié se définit comme une relation entre deux personnes dont la réciprocité (le fait que la relation ne soit pas à sens unique mais s’établisse dans les deux sens) s’exprime par un don de soi à autrui. Or la nature de l’homme est telle qu’on ne parvienne jamais à s’abandonner entièrement à autrui. On veut toujours garder notre «jardin secret» et on ne se confie jamais entièrement à autrui. Cela vient-il d’un manque de confiance en autrui ? La liberté des hommes implique une certaine fragilité des relations humaines et ce manque de stabilité conduit sans doute l’homme à rester toujours sur ses gardes. La triste conclusion à cela est que l’on est toujours seul : deux personnes ne formeront jamais une seule et même personne. La seule fusion entre deux personnes qu’il puisse exister est une fusion sensible dans les relations sexuelles, encore que l’on pourrait remarquer qu’il ne s’agit pas toujours d’une véritable fusion puisque les sensations ressenties par l’un et l’autre des deux partenaires ne sont pas à proprement parler identiques? Quoi qu’il en soit des fusions charnelles possibles, les fusions intellectuelles de la totalité de ses pensées avec celle d’autrui sont impossibles. En étant réservé, on cherche à se préserver. On ne veut pas entièrement s’anbonner à autrui car on pense risquer en faisant cela de se perdre soi-même, de perdre son identité distinctive qui nous singularise.

Le paradoxe de cette attitude est le suivant : on ne veut pas entièrement s’abandonner à autrui mais on veut avoir des amis or l’amitié consiste dans l’abandon de soi à autrui. Kant l’écrit de la manière suivante : «Et pourtant les âmes bien nées aspirent avec un ardent désir à l’amitié comme au bien le plus doux que puisse réserver la vie humaine. Cela ne peut exister que dans l’ouverture du cœur». L’amitié relève d’un désir de l’homme, c’est-à-dire que l’homme a un fort penchant pour l’amitié. Cette attirance pour les relations amicales vient du fait que l’amitié apporte une satisfaction agréable, moins déstabilisant d’être accompagné que seul ; sans ami, on est sans repère.

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Après avoir exposé que la réserve de l’ouverture du cœur conduisait à l’impossibilité d’établir le bien qu’est l’amitié, il s’agit pour Kant de se placer sur un plan normatif (le plan descriptif établit ce qui est tandis que le plan normatif établit ce qui doit être) et de s’interroger sur la moralité d’une attitude réservée.

Kant commence par établir une distinction entre le mensonge et la réserve : «le défaut de sincérité en tant que manque de véracité dans la communication réelle de nos pensées est tout à fait différent de cette réserve en tant que défaut de cette ouverture du cœur». La véracité est le fait de dire la vérité, c’est-à-dire le fait de faire correspondre nos énoncés à nos pensées. Le défaut de sincérité consiste dans une falsification consciente de nos énoncés par rapport à nos pensées. Si l’on peut trouver un point commun entre l’attitude réservée et l’attitude mensongère dans le fait que toutes les deux n’expriment pas la vérité, l’attitude réservée se distingue de l’attitude mensongère consiste dans le fait d’exprimer le faux. On pourrait encore exprimer la distinction entre l’attitude réservée et l’attitude mensongère en ceci que la première ne fait que dissimuler alors que la seconde simule quelque chose de faux.

Cette distinction une fois opérée, Kant s’interroge pour savoir si l’absence de réserve est un devoir parfait. Il répond «qu’on n’a pas le droit, semble-t-il d[e l’]exiger totalement de la nature humaine (car chacun appréhenderait, s’il se découvrait complètement, d’être mésestimé par l’autre)». La réserve ne fait donc pas l’objet d’une interdiction formelle par la loi morale. Pour quelle raison ? L’impératif catégorique, c’est-à-dire le commandement inconditionné d’une volonté bonne est le suivant : «Agis seulement d’après la maxime dont tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle» (Kant, Fondation pour la métaphysique des mœurs, Deuxième section). Or si on universalise la maxime qui consisterait dans l’absence totale de réserve, on aboutirait à une probable explosion de la vie sociale. Les conventions sociales qui consistent dans le fait de ne pas exprimer tout ce qu’on pense tout bas en mal des autres permet de garantir une certaine stabilité et paisibilité de la vie sociale.

Kant poursuit sa thèse : «cette réserve est inhérente aux limites de notre nature et ne corrompt pas, à proprement parler, le caractère, mais est seulement un mal qui empêche d’en tirer tout le bien possible». La réserve est donc considérée comme une limite constitutive de l’homme or si elle est humaine, il n’aurait pas de sens de dire qu’elle est une perversion de notre nature.  Le caractère est pour Kant la fermeté de la volonté humaine dans ses principes (Kant, Anthropologie). Si l’on peut dire du mensonge qu’il corrompt le caractère puisqu’il se moque d’agir par respect de principes et n’agit qu’arbitrairement suivant les circonstances qui se présente à lui, la réserve ne fait point cela.

Dès lors, la réserve ne relève pas de la part de Kant d’un jugement déontologique : il n’est inconditionnellement ni obligatoire ni interdit d’être réservé. La réserve fait simplement l’objet d’un jugement axiologique : c’est mal, c’est-à-dire qu’il nous empêche d’obtenir certains avantages.

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En dernier lieu, Kant s’interroge sur le mensonge. S’il a soutenu que la réserve n’est pas moralement condamnable, qu’en est-il du mensonge ?

«Le défaut de sincérité, au contraire est une corruption de la manière de pense et quelque chose de foncièrement mauvais». Le fait de dire autre chose que ce que l’on pense en son for intérieur pervertit l’homme en cela qu’il fait perdre tout caractère à l’homme.

Kant reprend une distinction entre insincère (menteur) et réservé : «celui qui est sincère mais réservé (qui n’a pas l’ouverture du cœur) dit certes toujours la vérité, mais ne dit pas toute la vérité. Par contre, l’insincère dit des choses dont il est conscient qu’elles sont fausses. Dans la doctrine de la vertu, cela s’appelle le mensonge». Kant fait ici référence à la «Doctrine de la vertu» qu’il a publié peu avant cette lettre dans sa Métaphysique des mœurs.  Le mensonge y est décrit comme le mal suprême parce que c’est la négation totale de la destination de l’humanité qui est de dire ce qu’elle pense. Le mensonge fait l’objet d’une interdiction absolument inconditionnée, aucune circonstance ne peut l’autoriser. L’insincère est donc coupable d’avoir transgresser la loi morale qui prescrit impérativement «tu ne dois pas mentir».

Kant termine par rappeler en substance ce qu’il a déjà développé dans sa «Doctrine de la vertu» sur la signification de l’attitude du menteur : «il lèse gravement le devoir envers soi-même, devoir tout à fait irrémissible, parce que sa transgression porte atteinte à la dignité humaine dans notre propre personne, attaque la manière de penser dans sa racine». Le mensonge n’est pas seulement comme on pourrait communément le croire seulement une violation du devoir envers autrui, il est avant tout une violation du devoir envers soi-même. Si la valeur des choses s’estime par un prix qui est relatif, la valeur de l’homme s’exprime dans sa dignité qui est inestimable. Une des formulations de l’impératif catégorique nous ordonne de toujours traiter l’humanité comme une fin or en mentant, l’insincère se traite uniquement comme un moyen, il est assimilable non plus à un homme mais seulement à une chose, il n’a donc plus de dignité.

Enfin, Kant explique l’immoralité du mensonge par le désavantage intrinsèque qu’il représente. «La tromperie fait naître partout le doute et le soupçon et prive même la vertu de toute la confiance qu’elle inspire, lorsque l’on doit juger sur son apparence». Le mensonge est une «tromperie», c’est-à-dire qu’il ne dit pas le faux par erreur mais dit bien le faux consciemment. Il faut universaliser le mensonge pour rendre visible ses conséquences. Si tout le monde se met à mentir, le mensonge n’obtiendra plus les effets qu’il escomptait puisque les gens vont nécessairement entrer dans un esprit généralisé de méfiance à l’égard de tout propos qu’on leur affirmera. Le problème le plus grave, c’est que lorsque quelqu’un dira la vérité, les gens ne sauront même plus la discerner.

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Pour conclure, nous avons vu dans cet extrait de texte que Kant ne condamnait pas moralement la réserve qu’il distinguait parfaitement du mensonge, qui en revanche est absolument condamnable moralement. Ce texte est intéressant par les nuances qu’il apporte, il faudrait encore davantage s’interroger sur ce qu’entend Kant par la notion de réserve : ce qu’on appelle mensonge par omission peut-il  être considéré comme de la réserve ?


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