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Alain Renaut et Sylvie Mesure, Alter ego. Les paradoxes de l’identité démocratique – 1/2

Par Ameliepinset

Alain Renaut et Sylvie Mesure, Alter ego. Les paradoxes de l’identité démocratique – 1/2

I – Présentation des auteurs :

Sylvie Mesure (née en 1959) a suivi des études de philosophie avant de soutenir une thèse de sociologie dirigée par Raymond Boudon en 1988. Elle est entrée au CNRS en 1989 et est désormais directrice de recherche au Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique.

Alain Renaut (né en 1948) est diplômé de l’ENS. Il a notamment dirigé la rédaction d’une Histoire de la philosophie politique publiée en cinq volumes en 1999. Il est actuellement professeur de philosophie politique et d’éthique à l’université Paris IV Sorbonne.

Ces deux auteurs ont déjà rédigé un ouvrage ensemble intitulé La guerre des Dieux. Essai sur la querelle des valeurs publié en 1996.

II – Résumé de l’ouvrage :

Cet ouvrage reprend et développe les recherches déjà présentées par chacun des deux auteurs dans «Libéralisme politique et pluralisme culturel» (1) et «Républicanisme et modernité» (2) pour Alain Renaut et dans «Libéralisme et pluralisme culturel» (3) pour Sylvie Mesure. L’objet de cet ouvrage est de réfléchir sur les transformations contemporaines des représentations modernes de l’identité dans le cadre des sociétés démocratiques.

S’interroger sur son/notre identité, c’est se demander : «qui suis-je ?», «qui sommes-nous ?». À partir de ces questions, les deux auteurs comptent trois manières d’y répondre. La première serait de donner une définition de l’espèce humaine, on réfléchirait alors en termes d’identité spécifique (ou universelle). La deuxième serait de chercher les caractères qui me singularisent personnellement des autres individus, on réfléchirait alors en termes d’identité distinctive. La troisième serait intermédiaire entre les deux manières précédentes, elle se définirait par le croisement de diverses identités collectives qui me/nous composent. Il est important de souligner ces différents types de réponses que peut appeler la question de l’identité puisque de ces différentes réponses ressortent deux éthiques qui semblent s’opposer : le moment de singularisation de mon identité conduit vers un arrachement aux communautés, propre à la dynamique individualiste, tandis que le moment de reconnaissance à travers des identités collectives inspire plutôt des valeurs d’intégration à la ou aux communauté(s). Selon nos deux auteurs, la dynamique démocratique des nos sociétés aurait conduit à accroître la tension inhérente à la problématique de l’identité.

Les auteurs de l’ouvrage considèrent que depuis la chute du Mur de Berlin en 1989, a eu lieu un déplacement de la discussion du libéralisme politique. En effet, le débat contemporain ne résiderait plus dans l’opposition du libéralisme au défunt marxisme mais aurait donné lieu depuis la reformulation du libéralisme politique en 1971 par l’ouvrage majeur de John Rawls (4) à l’émergence d’une vive confrontation au courant communautarien dont Michael Sandel (5) et Charles Taylor (6) sont les principaux représentants. Le débat se concentre sur le statut des identités collectives (en particulier culturelles) : doivent-elles être rester confinées dans la sphère privée ou doivent-elles obtenir droit de cité dans la sphère publique ? Il faut remarquer que se tiennent en arrière-plan ce débat politique, des considérations anthropologiques adverses. L’humanisme moderne s’est inscrit dans une perspective universaliste qui confère à tous les hommes une identité spécifique en raison d’une nature commune. En réaction à ce courant de pensée, s’est élevé le romantisme allemand qui considère qu’on ne peut réfléchir qu’en termes d’identité différenciée puisque l’homme serait toujours le produit d’un enracinement culturel. Cette critique portée à l’universalisme abstrait se retrouve aujourd’hui sous la plume communautarienne qui dénonce le moi défini par les libéraux comme «désengagé», «désemcombré», ou encore «décontextualisé». Comment aborder ce thème des différences ? Si l’époque ancienne se basait sur un système hiérarchiquement inégalitaire, elle justifiait les inégalités par des différences de nature présumées. Puis l’époque moderne a été marquée par la proclamation de l’égalité entre les hommes, refusant crédit à toute différence substantielle entre les hommes du fait d’une nature humaine commune. La dynamique égalitaire, caractéristique des sociétés démocratiques, est-elle véritablement arrivée à son terme en nous reconnaissant tous comme des semblables ? Il semblerait que notre époque contemporaine ne se contente pas de l’égalité par l’abstraction des différences dans une identité universelle. En effet, apparaissent désormais des revendications de reconnaissance des différences au nom même de la dynamique égalitaire. Comment repenser l’orientation contemporaine de la dynamique égalitaire ? Si la modernité avait placé la revendication de l’égalité sous le régime de la similitude où l’on se reconnaissait tous comme des semblables, la contemporanéité voudrait tenter de repenser la revendication de l’égalité sous le régime de l’équivalence qui confère une valeur égale à la reconnaissance des diverses différences. Ce qui apparaît clairement dans les paradoxes de l’identité démocratique, c’est la tension du même et de l’autre. L’enjeu de ce problème est de savoir jusqu’où faut-il accorder de la valeur aux différences : à quelles conditions la reconnaissance des différences pourrait-elle faire l’objet de droits ? L’ouvrage veut éclaircir ce problème en deux temps : dans la première partie, il s’agit de présenter la discussion dont le libéralisme fait l’objet face au communautarianisme puis au républicanisme, et ensuite dans la seconde partie, les auteurs veulent défendre que le libéralisme peut trouver en lui-même les ressources nécessaires pour répondre aux exigences des sociétés contemporaines sans abandonner son principe majeur du primat de l’individu sur la communauté.

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La première partie de l’ouvrage est intitulée «Le libéralisme politique et ses ennemis», qui n’est pas sans rappeler ici le titre du fameux ouvrage de Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis. Les ennemis du libéralisme politique sont dorénavant le communautarianisme et le républicanisme.

Dans le premier chapitre intitulé «Libéralisme politique et pluralité culturelle», il s’agit de reconstituer les termes de la discussion à laquelle le libéralisme se trouve amenée sur les interrogations que pose le pluralisme culturel. Une société libérale est par définition une société ouverte, c’est-à-dire une société dont les principes d’organisation ne sont pas déterminés par la tradition. C’est pourquoi on doit s’interroger sur les critères de détermination des principes d’organisation. Alain Renaut pointe deux postulats de base du libéralisme. Le premier postulat est qu’une société est une association de personnes qui acceptent de discuter ensemble des principes d’organisation et de cette discussion, vont se dégager des principes qui peuvent être reconnus objectivement comme plus appropriés, c’est-à-dire plus «justes» car rationnellement justifiables. Le second postulat réside en revanche dans l’acceptation et même la reconnaissance d’une légitime conflictualité insurmontable au niveau des conceptions du «bien». À la vue de des deux postulats que soutient le libéralisme, il convient de s’interroger sur les conditions de leur articulation. Comment rendre possible l’affirmation conjointe d’une rationalité pratique et d’une pluralité axiologique ? Il s’agit de parvenir à ce que Rawls appelle un «pluralisme raisonnable». On trouve au fondement du libéralisme, la dissociation kantienne du droit et de la morale, en d’autres termes la dissociation du juste et du bien. Cette dissociation entre le juste et le bien éclaire les désaccords du débat entre libéraux et communautarien. Le libéralisme pense qu’il suffit d’un accord autour de règles du droit pour bâtir une société, il défend le primat du juste sur le bien. En revanche, le communautarianisme pense que des règles de droit communes ne peuvent suffire et que l’on ne peut donc pas se passer d’un accord substantiel sur des fins communes, il défend le primat du bien sur le juste. Les communautariens reprochent l’abstraction normative des libéraux : l’individu libéral ne serait orienté que par des principes or pour les communautariens, l’homme est nécessairement ancrée dans des valeurs dont il ne peut faire abstraction comme le préconiserait par exemple la position du «voile d’ignorance» rawlsien. Mais prenant en compte cette critique, le «second Rawls» (7) a tenté de penser ce que Sandel a qualifié de «kantisme à visage humain». Rawls a en partie réengagé le sujet en lui reconnaissant un certain nombre d’intuitions morales minimales (par exemple, le pluralisme culturel n’est pas seulement un fait mais est considéré comme un bien). Alain Renaut légitime la reconnaissance de ces intuitions morales minimales puisqu’elles seraient déjà contenues le fait de poser la question de la juste organisation. Cela dit, ce geste rawlsien a été critiqué à la fois par les libéraux, qui y voient une incohérence, et par les communautariens, qui d’une part interprètent ce geste comme une preuve des impasses du libéralisme et d’autre part trouvent que le moi rawlsien reste encore trop abstrait. Les communautariens réagissent en effet en soulignant que l’identité ne peut se définir sans une appartenance à une communauté culturelle. Or en soutenant la thèse communautarienne, un problème important apparaît à l’aune des sociétés multiculturelles : si chaque communauté culturelle revendique publiquement sa conception du bien, ne risque-t-on pas de raviver une explosive «guerre des cultures» ?

Dans le deuxième chapitre intitulé «Individu ou communauté», il s’agit de confronter l’individualisme libéral au communautarianisme. Le communautarien Taylor analyse le «malaise de la modernité» (8) comme la conséquence du triomphe de l’individualisme et du dépérissement de la communauté. La société libérale, en défendant la valeur du pluralisme des conceptions du bien, laisse à chaque individu le choix singulier de sa vie bonne et abandonne la possibilité à la communauté de se doter d’un idéal universel de vie bonne. En attribuant le primat de l’individu sur la communauté, le libéralisme considère la société comme étant simplement une somme d’individus. Dans sa Théorie de la justice, Rawls soutient que pour dégager les principes justes d’une société bien ordonnée, il faudrait que les individus se placent dans une situation de «voile d’ignorance», c’est-à-dire qu’ils devraient faire abstraction de toutes leurs appartenances communautaires. À partir de là, deux principes feraient l’objet d’un accord. Le premier principe rawlsien est le principe d’égalité, qui consiste dans le droit égal de chacun aux libertés fondamentales de base. Le second principe rawlsien est le principe de différence, qui considère que des inégalités sont légitimes si et seulement si elles sont avantageuses aux plus défavorisés de la société et elles procèdent d’un système d’égalité des chances. Si l’on perçoit clairement que le premier principe ressort d’une conception kantienne du sujet, Sandel considère que ce n’est pas le cas du second principe. Par cette remarque, Sandel veut mettre en lumière l’incohérence intrinsèque du libéralisme rawlsien et montrer que deux alternatives s’offrent alors à nous : soit d’aller au bout de la logique individualiste tel que le font les libertariens, soit de repenser la relation de l’individu à sa communauté en acceptant de cesser de disjoindre le juste et le bien. Les communautariens s’inscrivent dans la seconde perspective. Renaut reproche à Sandel de faire une lecture maximaliste du «voile d’ignorance» puisque les agents politiques purs sont définis par Rawls non pas seulement comme des individus mû par des intérêts rationnels mais aussi comme des êtres raisonnables, c’est-à-dire dotés d’un souci de justice. Malgré cette nuance rawlsienne, le communautarianisme se trouve dans un double conflit au libéralisme : d’une part, il s’oppose au procéduralisme libéral rawlsien qui neutralise l’espace public en y faisant intervenir que des individus abstraits et d’autre part, il s’oppose à une éthique de la discussion habermassienne qui requiert des individus incarnés de dépasser leur appartenance identitaire pour pouvoir s’élever à une argumentation rationnellement universalisable.

Taylor défend une reconnaissance publique des identités culturelles, ce qui déboucherait sur une «politique de la différence» qui accorderait des droits aux différents groupes culturels. Selon lui, pour accomplir véritablement l’idéal de la modernité d’égale dignité entre les hommes, il ne faut pas les réduire à une identité universelle abstraite mais au contraire les laisser promouvoir concrètement leurs identités particulières, en d’autres termes il faut devenir hospitalier à la différence. Mais les libéraux restent contrariés face à une «politique de la différence» car accorder des droits aux identités culturelles collectives, n’est-ce pas placer le poids des communautés au même niveau que celui des individus balayant ainsi l’individualisme principiel du libéralisme ? En outre, la transposition du système libéral de droits au niveau des identités culturelles contient une autre difficulté de taille : si au niveau individuel, l’État peut réprimer certaines manifestations individuelles illégales notamment par la voie de l’emprisonnement de l’individu, comment envisager des moyens de répression pour des identités culturelles ? Quels seront les critères de légitimation de la valeur des identités culturelles ? La réponse de Taylor à cette dernière question consisterait à juger la valeur des cultures sur la longueur de l’influence qu’elle a porté dans l’histoire sur un grand nombre de personnes. Mais en raison des difficultés et de la faiblesse des réponses apportées à ces difficultés, Renaut juge la position communautarienne aporétique.

Dans le troisième chapitre intitulé «L’alternative républicaine», il s’agit de confronter le libéralisme à son deuxième ennemi que serait le républicanisme. Le libéralisme et le républicanisme s’opposent dans leur conception de la liberté. La liberté libérale se caractérise seulement par la jouissance de droits individuels, or cette définition ne suffit pas pour les tenants du républicanisme. La liberté républicaine veut mettre l’accent sur la participation civique. L’éloge républicain pour la participation civique sous-entend que les citoyens seraient reliés par une identité collective résidant dans l’intérêt pour un «bien commun». Avec cette définition, Renaut veut montrer qu’il y a une certaine homogénéité structurelle entre le communautarianisme et le républicanisme en raison de l’importance de la thématique de l’identité collective. Plus précisément, s’il n’y a pas d’équivalence stricte entre communautarianisme et républicanisme, le républicanisme serait abordé ici comme un courant particulier du communautarianisme. Il convient de se demander comment le républicanisme s’oppose à sa manière au libéralisme. Le républicanisme identifierait le libéralisme à quatre principes essentiels. Le premier principe serait celui d’une limitation de l’État par la reconnaissance d’une sphère d’autonomie de la société. Le deuxième principe serait celui de la souveraineté populaire assurée par une démocratie représentative. Le troisième principe serait celui de la valeur sacrée accordée à l’individu. Enfin, le quatrième principe serait de la neutralité axiologique de l’État. Le républicanisme voit une difficulté à tenir ensemble ces quatre principes. C’est chez un auteur pourtant classé libéral que l’on trouve mises en lumière les limites du libéralisme tel pourraient les formuler le républicanisme. Cet auteur, c’est Alexis de Tocqueville qui montre que le troisième principe porte le risque d’entraîner la négation du deuxième. En effet, l’individualisme, en laissant les individus se détourner de la sphère publique au profit de leurs sphères particulières privées, risque de conduire à l’émergence d’un «despotisme démocratique». C’est la prise en compte de ce risque qui amène le républicanisme à insister sur l’importance de la participation civique.

Une fois présenté le républicanisme dans ses grandes lignes, l’ouvrage propose ensuite de préciser les différents courants que recouvre le républicanisme. Toutefois, il s’agit de porter son regard uniquement avec les républicanismes qui ne rejettent pas fondamentalement le libéralisme. Renaut en compte trois formes. La première forme serait celle d’un libéralisme républicain moral rousseauïste. Rousseau répond au problème soulevé par Tocqueville par un devoir de moraliser les individus, c’est-à-dire les éduquer de sorte qu’ils se conçoivent non plus seulement comme des individus, mais avant tout comme des citoyens souverains. Mais Renaut souligne qu’un tel républicanisme ne peut être vraiment libéral puisqu’il privilégie une conception de vie bonne, celle de la participation civique, par rapport aux autres. Renaut envisage alors une deuxième forme, celle d’un libéralisme républicain culturel tel que Taylor le propose. Pour contrer la dérive individualiste, il s’agit ici de refonder la cité par des contenus substantiels culturels. Mais en insistant sur les appartenances culturelles de la communauté, il semble que ce deuxième républicanisme verse encore comme le premier dans un antilibéralisme. La troisième et dernière forme exposée est celle d’un libéralisme républicain proprement politique où des structures intermédiaires de participation et de délibération pourraient faire comprendre à l’individu qu’il est dans son intérêt de prendre part à l’exercice citoyen. Cette dernière hypothèse semble la seule acceptable par le libéralisme et on peut justement se demander si ce n’est pas parce qu’elle constituerait pas vraiment une alternative au libéralisme mais simplement une version corrigée du libéralisme.

Dans la dernière partie de ce chapitre, Renaut veut s’attarder à souligner les ambiguïtés dérangeantes que représente l’alternative républicaine. Il commence par reprendre et approfondir le thème des différentes conceptions de la liberté. On a souvent retenu deux grandes manières de concevoir la liberté à partir de la célèbre conférence d’Isaiah Berlin de 1958 où il opposait l’acception négative de la liberté dont relève le libéralisme qui définit la liberté par l’absence d’entrave à l’acception positive de la liberté qui donne un contenu substantiel à la liberté, celui de la maîtrise de soi. La liberté négative s’inscrit dans une logique visant l’indépendance tandis que la liberté positive s’inscrit dans une logique visant l’autonomie. Selon Berlin, il faudrait obligatoirement choisir entre ces deux conceptions de la liberté. C’est ici que le théoricien majeur du néo-républicanisme Philip Pettit (9) vient remettre en cause le réductionnisme de cette alternative en montrant qu’il existe une troisième conception de la liberté propre à la tradition républicaine. Cette troisième conception, c’est celle de la liberté comme absence de domination. Il faut noter que cette conception est compatible avec le libéralisme puisqu’elle ne confère pas un contenu substantiel à la liberté. Cependant elle se démarque de la liberté libérale. Qu’entend le libéralisme par l’absence d’entrave ? Pettit expose que la liberté libérale est une liberté comme absence d’interférence, c’est-à-dire qu’un individu est libre lorsqu’il ne rencontre pas d’obstacle dans l’exécution de ses actions. En revanche la liberté républicaine est une liberté comme absence de domination, c’est-à-dire qu’un individu est libre lorsqu’il n’est pas exposé à l’intervention possible d’une volonté arbitraire dans ses actions. Cette distinction entre absence d’interférence et absence de domination est importante à souligner car elle a des conséquences sur la appréciation du rôle de l’État qu’ont respectivement le libéralisme et le républicanisme. Pour le libéralisme, l’État étant vecteur d’interférences sur les individus, il est donc nécessairement perçu comme une limitation de la liberté des individus. En revanche, pour le républicanisme, si l’État est sous doute vecteur d’interférences, il n’est pas vecteur de domination puisque ses interférences s’appliquant à tous sans distinction (dans la mesure où la loi est la même pour tous) ne sont pas arbitraires, dès lors l’État ne réduit la liberté des individus. De plus, le républicanisme, s’inscrivant contre les doctrines jusnaturalistes du droit qui font préexister les droits subjectifs à l’État, soutient que les droits subjectifs procèdent de l’État au moyen des lois. L’État est alors perçu comme le créateur de libertés. La participation civique est donc nécessaire à la garantie des libertés individuelles. La question reste alors de savoir comment motiver cette participation civique et c’est dans les réponses de celle-ci que se trouvent les ambiguïtés dérangeantes du républicanisme aux yeux de Renaut. Il relève deux perspectives de réponse. La première est celle de Quentin Skinner (10) qui considère qu’on peut trouver des arguments rationnels pour convaincre les individus de participer à la vie politique car cela est dans leur intérêt. Si cette réponse est compatible avec le quatrième principe du libéralisme relatif à la neutralité axiologique de l’État, on peut se poser la question quant à sa compatibilité avec le premier principe du libéralisme relatif à la séparation entre la société et l’État en raison de sa défense inconditionnelle de la loi en tant que telle. La seconde est celle de John Pocock (11) qui s’inscrit dans la tradition de l’humanisme civique et soutient que la participation civique n’est pas seulement un moyen instrumental au service de la défense des libertés individuelles mais constitue proprement une fin en soi. Selon Renaut, cette voie est tout à fait inquiétante en cela qu’elle implique une regénération morale de la politique où l’État se ferait le défenseur d’une vie bonne qui est celle de la participation civique et Renaut laisse entendre que cette inversion du primat du juste sur le bien au profit du primat du bien sur le juste marquerait l’entrée dans une sorte de despotisme moral.

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Une fois après avoir tenté de montrer les dangers des thèses adverses du libéralisme, la seconde partie du livre intitulée «Transformations du libéralisme» est consacrée à convaincre qu’il est possible de reconstruire un libéralisme soucieux des exigences des sociétés multiculturelles.

Le premier chapitre intitulé «Reconnaître des droits collectifs ?» se veut être une présentation et un examen de la thèse du philosophe canadien Will Kymlicka (12) qui soutient que les exigences du multiculturalisme nécessite de réviser la conception du sujet de droit du libéralisme classique. Rappelons que le libéralisme classique a déjà connu une importante reformulation au travers de Rawls qui avec son second principe de justice avait ajouté aux «droits-libertés» propres au libéralisme classique, des «droits-créances» réclamés par les revendications de lutte contre les inégalités des socialistes. Mais ceci serait insuffisant et l’idéal de justice sociale nécessite de prolonger encore la réflexion sur la question des inégalités au niveau des inégalités de reconnaissance des différences. Kymlicka propose pour ce faire de rompre avec la privatisation des différences défendue par le libéralisme classique. Des conflits entre cultures dominées et culture dominante apparaissent dans l’espace public et l’État a le devoir de les résoudre. Il convient d’élargir le principe de différence rawlsien à la différence ethnoculturelle. Kymlicka établie une classification des sources de diversité ethnoculturelle. La première source est la coexistence à l’intérieur d’un État de plusieurs «nations», c’est-à-dire de plusieurs communautés historiques occupant un territoire donné et partageant une langue et une tradition propres. La seconde source est celle de l’immigration. Ces deux types de minorités n’ont pas les mêmes revendications. Les «minorités nationales» voudraient se préserver en tant que «sociétés distinctes» alors que les «minorités ethniques» souhaiteraient s’intégrer dans la société. À partir de là, Kymlicka établit une typologie des droits collectifs. Le premier type de droits collectifs est celui de souveraineté (ou autonomie) politique qui correspondent aux revendications des minorités nationales. Le deuxième type de droits collectifs se situe dans les «droits polyethniques» qui correspondent aux revendications de reconnaissance égale des pratiques culturelles des minorités ethniques. Enfin, le troisième type de droits collectifs est celui des «droits de représentation spéciale» visant à corriger des injustices accumulées, qui serait demandés à la fois par les minorités nationales et les minorités ethniques. Kymlicka est réservé quant au premier type de droits collectifs mais défend les deux autres. Selon lui, pour être vraiment libéral, c’est-à-dire neutre à l’égard des conceptions du bien, l’État ne peut se contenter d’une tolérance «négative» des différentes minorités car cela met implicitement en avant les valeurs occidentales qui se confondent avec les principes de la démocratie, et il faut donc reconnaître positivement les minorités en leur offrant des droits pour pleinement s’accomplir. Toutefois, Kymlicka en tant que libéral veut garder à l’esprit le souci que les droits collectifs n’entraînent pas la négation des droits individuels. Pour cela, l’État ne doit pas accorder de droits aux groupes qui rejettent la liberté individuelle de ses membres. Malgré cela, le geste consistant à accorder des droits aux groupes ethnoculturels est qualifié par nos deux auteurs de «suicidaire» si l’on veut conserver les principes du libéralisme puisque ces droits entreraient nécessairement en concurrence avec les droits individuels et cela contredirait le primat individualiste cher au libéralisme.

Ne se satisfaisant point de la transformation du libéralisme proposée par Kymlicka, le second chapitre intitulé «Reformuler les droits individuels : la question des droits culturels» est la proposition de la thèse des auteurs du livre qui considère que ce n’est pas la conception du sujet de droit qu’il faut réformer mais la conception des droits individuels. L’inscription des droits culturels doit être penser non sous la forme de droits collectifs mais à l’intérieur des droits individuels qui prendraient en compte l’identité dans son caractère différencié. La première partie du chapitre se réfère à différents articles de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 pour montrer leurs manques à l’égard des droits culturels différenciés. La seconde partie du chapitre indique que cette omission à l’égard de la notion de droits culturels s’est vue rectifiée seulement en 1966 dans l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civiques et politiques où il est écrit que «dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres du groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d’employer leur propre langue». Est également relevé en 1966 l’article premier de la Déclaration des principes de la coopération culturelle internationale qui stipule que «toute culture a une dignité et une valeur qui doivent être respectées». Mais les auteurs de notre ouvrage s’inquiètent alors de l’absence de restriction des ces droits culturels par rapport aux droits individuels. Cette absence se fait aussi remarquer dans la Charte culturelle de l’Afrique édictée en 1976 ainsi que dans la Déclaration des devoirs fondamentaux des peuples et des États asiatiques formulée en 1983. Les auteurs semblent attribuer cette absence au fait de la disqualification des droits individuels car trop propres à la culture occidentale. Ensuite, les auteurs portent un intérêt tout particulier sur la mise en place d’un groupe de travail à Fribourg dirigé par Patrice Meyer-Bisch à propos des droits culturels. Ce groupe de travail a produit pour le Conseil de l’Europe en 1994 un «Avant-projet de protocole à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, concernant la reconnaissance des droits culturels», puis pour l’UNESCO en 1996 un «Projet de Déclaration des droits culturels». Dans ces deux travaux, le sujet des droits culturels n’est pas une communauté ou une autre, mais bien la personne individuelle chère aux libéraux, considérée seule ou en commun. Ainsi les droits culturels sont acceptables aux yeux des auteurs car ils ne font pas concurrence aux droits individuels. En opposition à la thèse communautarienne sur les droits culturels inquiétante car enracinant l’individu dans une communauté culturelle déterminée par les traditions dans lesquelles il est né, les droits culturels sont envisagés ici comme les droits pour l’individu de choisir librement son appartenance culturelle. De plus, l’ouvrage soutient que la dotation d’une déclaration universelle des droits culturels seraient un signe de démocratisation. La dynamique contemporaine de la démocratie se trouve dans la reconnaissance de l’autre non plus seulement comme un semblable mais comme un alter ego. Il convient alors pour les auteurs de s’interroger sur l’articulation entre le moment juridique (la reconnaissance des droits culturels) et le moment politique (la démocratie culturelle). Deux écueils doivent alors être évités : le premier écueil serait de croire qu’une déclaration juridique va immédiatement tout changer et à l’opposé, le second écueil serait de considérer totalement vain le besoin de déclaration juridique.

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L’ouvrage se termine sur quelques propos à propos de l’identité démocratique française et de la construction européenne. Les auteurs expliquent la moindre mesure des revendications identitaires en France par l’influence républicaine qui a toujours vivement défendu une abstraction des différences mais s’interrogent sur le fait de savoir si des mutations de cette conception universaliste de l’identité ne vont pas émerger. Ils constatent qu’un tiers des individus d’origine immigrée ne sont pas économiquement intégrés or le risque qui court est que ces individus se referment sur leurs communautés d’appartenance ethnoculturelle privées, il faudrait pour contrer ce risque accepter de laisser les individus exprimer dans l’espace public leurs identités qui serait le signe d’une véritable politique d’intégration. Pour finir, les auteurs terminent sur une analogie avec le projet politique de la construction européenne : la construction européenne semble souhaiter que le projet politique de l’Union Européenne ne fasse pas au détriment de la diversité des identités culturelles, l’ouvrage suggère qu’il devrait en être de même au niveau des États-nations, ce qui en outre permettait de mieux assurer la transition de l’entité politique de l’État-nation à l’entité politique supranational de l’Union Européenne.

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1 Alain Renaut, «Libéralisme politique et pluralisme culturel» in André Stanguennec, dir., Le droit et la République, Nantes, Éditions Pleins Feux, 2000, pp. 17-53

2 Alain Renaut, «Républicanisme et modernité», in Stéphane Chauvier, dir., Libéralisme et républicanisme, Caen, Presses universitaires de Caen, 2000, pp. 165-187

3 Sylvie Mesure, «Libéralisme et pluralisme culturel», in Critique, n°610, Paris, 1998, pp. 39-55

4 John Rawls, Théorie de la justice (1971), trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987

5 Michael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice (1982), trad. Jean-Fabien Spitz, Paris, Seuil, 1999

6 Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994

7 John Rawls, Libéralisme politique (1993), trad. Catherine Audard, Paris, PUF, 1995

8 Charles Taylor, Le malaise de la modernité (1991), Paris, Le Cerf, 2002

9 Philip Pettit, Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement (1997), trad. Jean-Fabien Spitz, Paris, Gallimard, 2004

10 Quentin Skinner, La liberté avant le libéralisme (1998), Paris, Seuil, 2000

11 John Pocock, Le moment machiavélien (1975), trad. Luc Borot, Paris, PUF, 1997

12 Will Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités (1995), Paris, La découverte, 2001


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