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Daniel Cohen, La prospérité du vice / par Alain Sueur

Publié le 04 mars 2010 par Alains

Economiste enseignant à l’Ecole normale supérieure à Paris, Daniel Cohen résume au galop les études d’histoire économique pour tenter d’en dégager les tendances et les dangers. Son titre fait irrésistiblement penser au marquis de Sade où sa ‘Juliette et les prospérités du vice’ est fille de banquier. Juliette s’abandonne à la corruption à la complaisance, sous la direction de l’abbesse du couvent. Le ministre d’Etat Saint-Fond lui établit un sauf-conduit qui la met à l’abri de toutes poursuites judiciaires quoiqu’elle pût commettre… La philosophie de Juliette est résumée par elle-même :« La nature n’a créé les hommes que pour qu’ils s’amusent de tout sur la terre ; (…) Tant pis pour les victimes, il en faut ; tout se détruirait dans l’univers sans les lois profondes de l’équilibre. » Le capitalisme financier des banquiers de Wall Street n’agit pas autrement.

Daniel Cohen La prosperite du vice
Cet équilibre, Daniel Cohen le trouve chez Malthus jusqu’à la révolution industrielle : les nations sales sont plus prospères car la maladie fauche le trop grand nombre. Il le critique dans le monétarisme récent où les traders, affranchis de toute loi, s’amusent juste pour faire mieux que le voisin, jonglant avec des sommes virtuelles sans aucun égard pour les réalités sous-jacentes. L’économie est la science de la prospérité attachée au vice, semble-t-il démontrer.

Quel sera le prochain vice attaché à l’envie constante de prospérité ? Un prurit nationaliste de la part d’une Chine dont le rattrapage à marche forcée épuise les mentalités sociales restées paysannes et provinciales ? Les nouveaux communautarismes du cybermonde dont Al Qaida a montré l’ampleur ? L’histoire est tragique car le bien n’est ni entier, ni linéaire. Daniel Cohen le cherche en trois parties : la puissance, pourquoi l’Occident ; la croissance, prospérité et dépression ; la mondialisation, déclin de l’Occident, krachs financier et écologique.

1/ Pourquoi l’Occident ?

Parce qu’il est resté divisé, donc en rivalité pour la puissance. L’émulation a concerné les techniques (les armes) et le commerce (or, argent, épices, soieries pour l’aristocratie). Les nationalismes du XIVe siècle ont préparé la Renaissance qui a secoué le joug mental de l’Eglise, exploré le monde et inventé la science expérimentale, appliquée.

Le canon puis les guerres de religion ont miné la féodalité au profit de l’Etat royal, libérant les paysans et les villes franches où artisans et commerçants pouvaient désormais prospérer. Ils revendiquent leurs pouvoirs : en 1214, la Magna Carta limite le pouvoir absolu du roi d’Angleterre, en 1689 la Déclaration des droits promeut le Parlement. Un siècle avant 1789.

Contre Malthus et sa loi des rendements décroissants, la révolution industrielle entraîne une chaîne d’innovations qui se diffusent en assurant des rendements constants. Marx est resté malthusien, s’attendant à la décroissance du profit. Il n’en a rien été et Solow ajoute aux moyens de production que sont capital et travail un troisième : le progrès technique. Plus les marchés se développent, plus il est intéressant d’innover. Le processus incessant de création-destruction (Schumpeter) empêche les monopoles de durer.

2/ Mais la croissance a ses revers.

La grande ville, agitée et individualiste, suscite la nostalgie du monde immobile des paysans, du retour à la nature et à la solidarité de la morale traditionnelle. De 1870 à 1913, l’urbanisation de l’Allemagne a été si brutale qu’elle fragilise l’Etat-nation. D’où les deux guerres successives, la seconde due à la rigidité de Clemenceau mais surtout à la crise mondiale de 1929 – à chaque fois pour nationalisme.

Keynes théorisera le multiplicateur de crise qu’est la défiance généralisée, incitant l’Etat à prendre le relais du privé défaillant. Friedman observera que l’effondrement du système du crédit dû à la perte de confiance engendre une déflation de dettes qui met en faillite entreprises comme particuliers, obligeant les Etats à dévaluer. La crise des subprimes, de même origine, a été mieux gérée.

Les Trente glorieuses d’après-guerre ne sont pas l’état permanent de la croissance, mais un rattrapage d’imitation du modèle américain. Inutile d’en garder la nostalgie, la faible croissance est due à la frontière des connaissances : il est plus facile d’imiter que d’inventer. L’Etat providence doit se désintoxiquer de la croissance. La hausse de la dépense publique crée des revendications de droits sans cesse nouveaux dont l’offre multiplie la propre demande : autorisez 10% de médecins de plus dans une région et les dépenses de santé augmenteront de 5,5% automatiquement !

La chaîne de solidarité créée par l’Etat providence s’affaiblit dès que la croissance ne suit plus. Le bonheur ne réside pas dans le niveau de vie atteint mais dans son élévation constante. L’envie du mieux, la jalousie du voisin, rendent malheureux dès que la croissance ralentit. Pandora (celle qui a ouvert la boite) est le désir insatiable dû à la vanité de paraître. Elle est le mal de l’Occident. La déflation incite au repli sur soi, au conservatisme mais souvent à la paix ; la croissance engendre de l’inflation qui produit parfois la guerre… Ce n’est pas le capitalisme qui engendre le fascisme, mais l’Etat-nation qui profite de sa puissance acquise contre ses voisins et concurrents.

3/ La mondialisation voit le retour de la Chine et de l’Inde dans le commerce mondial.

La Chine va être soumise au même processus de ralentissement du rattrapage, comme l’ont été le Japon, la Corée, Taiwan, dont elle imite le modèle d’émergence : monnaie sous-évaluée pour se garder un marché, éducation intensive, taux d’épargne élevé. Le problème chinois est politique : l’armée de réserve industrielle des paysans déplacés qui n’ont pas le droit de s’établir définitivement en ville. La corruption des provinces est facteur de croissance par rivalité entre elles mais le pouvoir central ne garde la main qu’en agitant le nationalisme, comme l’Allemagne en 1914 ou en 1939.

L’Inde est restée bureaucratique et hiérarchique, les castes entravant les mentalités. Mais l’ouverture des années 1980 porte ses fruits, malgré les sursaut nationalistes du BJP contre les Musulmans. Quand le pays prospère, tout le monde a des droits et des devoirs égaux ; quand la croissance ralentit, l’Etat est en crise et la nation se réduit à la fiction de la pureté ethnique. Hannah Arendt pointait que les nations sont le talon d’Achille des sociétés modernes. Les risques pour Daniel Cohen sont là partout dans le monde.

D’autant que l’autre risque majeur est celui des limites de la planète. Ressources limitées, appétits grandissants, le modèle de consommation américain apparaît clairement inaccessible aux Chinois et aux Indiens car il dévorerait toute la terre en détruisant son climat. Il faut réorienter la croissance (qui reste la solution) ailleurs que vers le jetable. Mais peut-on accomplir cette révolution ? Jared Diamond, en étudiant les civilisations mortes, a repéré quatre types d’erreurs : incapacité à prévoir les problèmes, incapacité à les voir quand ils sont là, incapacité à avoir la volonté de les résoudre, incapacité d’y parvenir en cas de volonté. Nous en sommes peut-être là pour le climat et la finance.

Après une excellente critique du keynésianisme béat (p.244-46), Daniel Cohen voit le déclin de l’Europe par rapport aux Etats-Unis et au monde qui émerge dans quatre éléments : enseignement et recherche éclatés, dédain de la puissance militaire moteur de l’innovation, sentiment tragique de l’histoire qui incite à s’en retirer alors que les autres gardent l’optimisme des Lumières, incompréhension de l’économie du star-system qui permet seule une rentabilité sur les produits de l’immatériel.

La question du futur va être de passer d’un monde infini à celle d’un univers clos : l’inverse de l’expérience européenne du XVIIIe siècle. « Cet effort n’est ni impossible ni même improbable, mais plus simplement : il n’est pas certain » (p.280). A civilisation mondiale unique, danger d’erreur maximal !

Le lecteur parcourra l’histoire économique de haut, avec des résumés clairs des apports des chercheurs, auxquels il manque surtout Fernand Braudel. Les risques de l’économie sont clairement politiques : le nationalisme, les inégalités, les revendications sociales d’envie, le dédain de la planète, les incapacités à réguler la finance. C’est ce qu’il fallait démontrer et Daniel Cohen l’a fait brillamment.

Daniel Cohen, La prospérité du vice – une introduction (inquiète) à l’économie, Albin Michel 2009, 283 pages


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