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Jours de tremblement

Publié le 18 mars 2010 par Pjjp44
JOURS DE TREMBLEMENT
".../...Depuis l'autre bout de la salle Marie m'avait fait un signe d'appel. elle était curieusement souriante, son ami avait eu une bonne nuit, me disait-elle, tout le reste semblait sans importance, Je l'avais suivi jusqu'à leur cabine qu'un tissu accroché à la fenêtre transformait en un huit-clos bleui à la très forte odeur d'eau de Cologne. Le vieil homme était assis sur son lit, adossé à ses coussins, il m'avait invité d'un geste à m'installer à côté de lui dans cette lumière irréelle qui détachait son visage osseux, le vague halo de ses cheveux blancs, son oeil toujours en alerte. il parlait avec une infinie lenteur, en reprenant sa respiration entre chaque phrase, je sentais l'effort non tant de rassembler sa pensée que d'articuler les mots d'une voix rauque, presque éteinte. Quelle chance pour le journaliste que vous êtes, observait-il non sans ironie, quelles images, mais quelles images vous rapporterez au monde...Le prenant au mot j'avais cru bon de me défendre de l'appellation de journaliste, disant préférer celle de cinéaste, un cinéaste qui pourtant ne filmait rien, n'en ayant ni l'envie ni l'audace, peut-être parce que nous n'étions plus dans le film, lui disais-je, nous étions sortis du film...Il m'écoutait sans paraître s'étonner, comme Marie qui de l'autre côté du lit me fixait de cet oeil appuyé qui me troublait au fond, non tant sa beauté de femme mûre que l'impression qu'elle posait sur moi une attente, un dessein, peut-être le désir profond que je parle à son compagnon, que je l'écoute, que grâce à moi il puisse s'ouvrir à quelqu'un d'autre qu'elle.Gageons que votre film sur la réserve n'est que partie remise, reprenait lentement le vieil homme, savez-vous que là-bas Dieu ni a pas encore séparé la terre et l'eau, c'est le lieu du tohu-bohu, c'est le commencement du monde. il avait posé la main sur mon bras et me souriait le front en sueur, je sentais à la fois l'effort de parler et le bonheur de dire, chaque mot extrait du souffle et chaque mot choisi. Un temps il m'avait regardé en silence puis sans apparente transition s'était mis à évoquer une rébellion touarègue des années 90, dix jours où il s'était retrouvé bloqué dans un hôtel  d'Arlit, à jouer d'interminables parties de dames avec un ingénieur écossais des mines d'uranium, dix jours passés hors du monde à déplacer des jetons de bois sur un damier dans la chaleur d'un patio fleuri, alors que des coups de feux claquaient partout dans la ville.A ce souvenir il souriait encore mais plus vaguement, lointainement, la malice de ses yeux soudain noyée dans ce sourire, il disait que c'était des moments étranges, comme nous vivions un moment étrange, il disait que toute la vie se resserrait dans ces moments-là puis s"assombrissant peu à peu il se mettait à parler de l'Afrique qui jouait en pleine clarté, en pleine cruauté, disait-il, ce qui se tramait à l'ombre de nos sociétés occidentales: la lutte des riches et des pauvres, des cyniques et des idéalistes, des offenseurs et des humiliés...Guerres larvées, guerres souterraines, guerres de mots et de déclarations qui éclataient ici en pleine lumière ( à l'instant où je le voyais de plus en plus faible, comme vidé par ce qu'il cherchait encore à me dire, écrasé d'un coup par la fatigue). Mais je pérore, s'excusait-il, Marie vous dira que je pérore, c'est d'avoir trop aimé ce continent sans doute...Et il avait renversé la tête sur le montant du lit en gardant les yeux grands ouverts. Ce sont nos enfants poursuivait-il de sa voix usée, nos merveilleux enfants, nos merveilleux enfants...encore un peu de temps, restez. J'ai peur de vous fatiguer, lui disais-je, il baissait les paupières puis lentement, phrase après phrase: vous ne me fatiguez pas, vous me donnez votre présence.
Un peu plus tard j'avais tenté de me dégager du poids de sa main sur mon bras et il avait murmuré restez, j'ai toujours été curieux des êtres et j'aime l'idée que vous voulez faire un film sur les oiseaux, moi je ne suis presque plus de ce monde, il n'y a pas beaucoup de ciel dans la cabine mais assez pour en percevoir les signes, merci d'être venu au chevet d'un vieil homme, merci.../..."
Extrait de: "Jours de tremblement" un livre de François Emmanuel- Editions -Seuil-

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