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Margaret Trudeau, Jackie O. Madame Nhu and Brigitte Bardot

Par Ernestoviolin

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Baby Bangkok
Yeah
Huh huh hah
Hmm hmm ha ha ha
Alex Chilton - Bangkok

Il était question d'évoquer, à sa sortie, le coffret Keep An Eye On The Sky. De parler de Big Star sans évoquer son aura, sa légende, sa malédiction, en se concentrant uniquement sur la musique. Finalement, ça ne s'est pas fait. "On a toujours le temps."

Il était question de parler plus précisément de Third, l'un des trois disques qu'on a le plus écouté ces dernières années, de décortiquer un peu ce qui en faisait la magie, autopsier son venin. Sans cesse reporté. "On a toujours le temps."
Il était question d'évoquer les démos de Third, récemment découvertes, une dizaine de chansons où Chilton apparaît seul avec une douze-cordes, un son cristallin, et une douleur immense ; il était question de dire à quel point on se sentait renversé, bouleversé par cette écoute, à tel point qu'on refusait de les écouter en boucle pour en préserver la magie, l'éternelle nouveauté. Ce n'était pas encore le moment de les passer quarante fois de suite assis dans un canapé, le mouchoir à disposition. C'était presque trop : trop voyeur, trop indiscret, comme si on se sentait gêné de rentrer dans une telle intimité, fût-elle envolée depuis quarante ans. "On a toujours le temps."
Finalement, Alex Chilton, l'un des esprits les plus déglingués de l'histoire du rock, abandonne sans prévenir une armée d'orphelins et passe l'arme à gauche en plein Paddy's Day pour les anglo-saxons, comme si le sort, une dernière fois, avait décidé de se foutre de lui. On ne va pas reprendre les formules consacrées sur Big Star, insister sur la poisse et le manque de succès de cette formation. Qu'elle soit écoutée par une personne ou mille, au fond on s'en moque un peu. On a découvert Big Star culte ; on ne l'a jamais vraiment côtoyé du temps de son anonymat réel. Des centaines de groupes déjà clamaient haut et fort leur influence. Et de toute façon on ne peut pas imaginer le groupe autrement qu'entouré par cette mystique du secret, c'est regrettable ou pas, mais c'est ainsi, et en y réfléchissant bien, il y a dans cette musique une telle grâce, née de la fragilité, une telle élégance dans la tristesse, qui ne s'accommodent pas avec l'empiffrement collectif. Personne, pas même pour rire, ne devrait faire rentrer le pachyderme proverbial dans le magasin de porcelaine.

Evidemment, ces quelques considérations, on se doute que Chilton ne les partageait pas. S'il était encore en vie, il commenterait sûrement cet article en disant que oui, merci, mais ça ne l'aurait pas dérangé, lui, de vendre autant de disques que les Beatles de son vivant et d'avoir un peu plus qu'une reconnaissance critique. Et à vrai dire c'est ça qui nous a rendu triste, hier : deviner qu'il est parti avec un fond d'amertume, de regret, un goût d'inachevé. Mais qu'il se rassure : c'est aussi pour ça qu'on l'aimait, quand il en venait à saboter sa carrière avec des disques que même les nécrologies ne citent pas, comme le sidérant Like Flies On Sherbert où le concept de Third était poussé plus loin encore, remplaçant la grâce par la difformité pour un résultat non moins étonnant.

Chacun a son Big Star préféré ; ici il ne sera question que de Third. Le coffret récent a remis les pendules à l'heure : il ne s'agit pas d'un album, mais d'une mine d'or — à savoir que ce n'est pas une histoire qui se déroule, mais plutôt une caverne d'Ali Baba, remplie de trésors fulgurants, qu'on regarde de l'extérieur, sans jamais pouvoir les agencer, ni les maîtriser. En ne reprenant pas les tracklistings des versions précédentes (jamais reconnues par Chilton lui-même), le coffret insiste sur l'effervescence créative qui a dominé ces séances plus que sur leur finition (c'est l'un des rares disques, le seul peut-être, où le résultat est toujours aussi bon quel que soit l'ordre de passage.)

On ne va pas décrire toutes les chansons du disque, mais on peut essayer de cerner, comment dire, la magie de Third, l'idéal sonique qu'il propage en une heure, l'air de ne pas y toucher. Le but était dangereux mais simple : accompagner des chansons fragiles et d'une tendresse infinie, non pas en les tenant par la main, mais au contraire en leur cassant le bras, en les roulant par terre et en les ruant de coups pour en faire ressortir toutes les aspérités, les erreurs (insister sur les défauts deviendra le mort d'ordre de Chilton dans les albums à venir, ceux où il n'y croit plus.) Jim Dickinson, le légendaire producteur, écoute les instructions abracadabrantes d'un air impassible, et s'exécute : pour habiller ces comptines de l'enfer, les deux hommes sortent de leur chapeau arrangements de cordes, guitares fantomatiques, mellotrons, pianos désaccordés. Simplement belles à l'origine, les chansons deviennent mirifiques avec ces guenilles qui donnent l'impression de venir d'un autre temps, d'une autre stratosphère (Take Care, Stroke It Noel, Blue Moon.) Elles opèrent comme un stéthoscope sur le coeur de Chilton, dans un état assez pitoyable, même si ces battements difficiles mettront encore quelques années à s'éteindre. Quand il enregistre des bouts de mélodie avant de partir faire la fête et menace son collègue : "habille-moi tout ça", le résultat dépasse l'entendement, et laisse encore perplexe à notre époque : comment peut-on imaginer et enregistrer une musique aussi belle ?

Chilton est parti en emportant son secret. Lui-même semblait s'en moquer, minimisait sans cesse ses propres disques, son influence. On ne sait trop par quel mécanisme mental. Cet éternel adolescent restera toujours une énigme. Et le monde, sans lui, est beaucoup plus moche.


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