Magazine Humeur

obscurité (14)

Publié le 21 mars 2010 par Feuilly

Le lendemain, après le petit déjeuner, il fallut d’abord s’occuper de la vaisselle de la veille, puis se posa le problème délicat de la porte d’entrée. On ne pouvait quand même pas continuer à vivre comme cela, en sautant par la fenêtre chaque fois qu’on voulait sortir. Et puis, surtout, on risquait d’attirer l’attention ! Il y avait tout de même quelques touristes qui se promenaient dans les environs, à commencer par ceux du camping en contrebas. Ils trouveraient probablement insolite que des vacanciers qui pouvaient se payer une grosse villa pour leurs congés n’eussent pas pensé à emporter une clef avec eux. On allait en parler, en rire, la nouvelle allait arriver au village (car ces petites villes de province sont comme des villages pour ce qui est des ragots) et finalement il y aurait bien quelque curieux qui allait venir poser des questions. Non, avec la porte d’entrée, ce n’était pas simplement le confort qui était en jeu, mais véritablement la pérennité de leur présence dans la maison.

Après inspection de la serrure, il s’avéra que l’opération allait être plus délicate que prévu. Cette fois, ce n’était pas une serrure apparente, comme celle du souterrain, mais une vraie serrure, encastrée dans la boiserie. Il fallut se munir d’une barre de fer et d’un tournevis pour parvenir enfin à ouvrir la porte. Evidemment, il y eut aussi quelques dégâts au chambranle et au dormant, mais en remettant un peu de lasure, on n’y verrait presque rien. Ensuite, la mère démonta le bloc de la serrure, dans lequel était incorporée la poignée. Il n’y avait plus qu’à en acheter une nouvelle, avec une clef bien entendu, et le tour serait joué. « Chouette, on redescend en ville » s’exclama Pauline, qui espérait bien qu’on lui achèterait une glace chez le boulanger. Mais non, ce n’était pas possible. Déjà, trouver à La Courtine un magasin qui vendait ce genre d’article semblait fort improbable, mais de toute façon il n’était pas question d’attirer l’attention sur eux avec un tel achat. Un estivant qui recherche une serrure, cela ne s’est jamais vu. Donc, il fallait se rendre dans une ville plus grande et surtout dans une ville qui fût fort éloignée. Descendre vers Ussel ou Tulle n’était pas à conseiller : trop proche encore. Mieux valait filer jusqu’à Limoges. Un rapide coup d’œil à la carte Michelin révéla qu’ils n’en étaient distants que d’une bonne centaine de kilomètres, c’était donc tout à fait faisable. On entassa quelques provisions dans la voiture et on partit, non sans avoir au préalable calé la porte à l’intérieur avec un bahut, ce qui les obligea, encore une fois, à sortir par la fenêtre.

La petite Peugeot avalait les kilomètres sans rien dire et tout le monde était de bonne humeur. Soudain, ils virent des plaques qui renseignaient le lac de Vassivière. Un petit détour s’imposait, d’autant qu’il allait bientôt être midi. Après tout, ils étaient en vacances, non ? Les voilà donc installés le long de la berge, à grignoter leurs sandwiches au fromage ou au jambon, tout en admirant cette véritable mer intérieure. Quand ils eurent fini, pendant que la mère triait les papiers qu’elle avait dans son sac à main (elle était bien décidée à faire disparaître tout ceux qui la rattachaient encore à son ancienne vie), l’enfant et Pauline s’aventurèrent le long de la berge. C’était très joli par ici. Un panneau expliquait la construction du barrage et sa capacité. Ils apprirent ainsi que c’était une des plus grandes retenues d’eau artificielles de France, ce qui ne leur fit ni chaud ni froid, par contre, quand ils lurent que huit villages avaient été engloutis lors de la montée des eaux, là cela leur fit un choc. « Tu te rends compte », disait l’enfant, « huit villages ! ».

ile011.jpg

Ils imaginaient les gens qui avaient habité là, qui y étaient nés, probablement, et qui avaient dû tout abandonner : leur maison, leurs terres, leurs souvenirs surtout. Cela avait dû être terrible ! Voir l’eau qui montait chaque jour un peu plus, qui atteignait leur rue, puis la façade de leur demeure… Elle montait, elle montait, elle n’en finissait plus de monter. Bientôt tout le rez-de-chaussée avait été envahi, puis ce fut le tour de l’étage. Les planchers des chambres devaient déjà gondoler, les tapisseries se détacher. Un jour il n’était plus resté que le toit, avec sa cheminée ridicule sur laquelle un couple de merles, étonnés, venaient se réfugier. Puis il n’y avait plus rien eu, rien que le clocher de l’église, qui avait résisté plus longtemps. Mais à la fin, il avait dû céder lui aussi et il n’était plus rien resté que cette grande étendue d’eau qu’ils voyaient maintenant. Qu’étaient devenus ces gens ? Quelle avait été leur vie après cette expropriation forcée ? Ils étaient nés dans un village qui n’existait plus, qui n’avait jamais existé, en quelque sorte. Cela devait être terrible ! Coupés de leurs racines, ils étaient devenus des exilés. Où qu’ils aillent, désormais, ils ne seraient plus jamais vraiment chez eux. « Et nous alors ? » demanda Pauline. « Comment cela, nous ? » « Tu crois qu’on est aussi des réfugiés ? Après tout, notre vraie maison, on n’y retournera jamais, tu le sais bien. Alors, pour nous, c’est un peu comme si elle avait disparu. » L’enfant réfléchit. Sa sœur n’avait pas tort. Sauf qu’ils n’avaient que de mauvais souvenirs dans cette maison-là. Et il lui revint en mémoire que c’est surtout lui qui recevait des coups et que sa mère n’avait vraiment réagi que lorsque le père s’en était pris à Pauline, sa propre fille. Il avait oublié cette différence fondamentale entre eux et en prendre de nouveau conscience le troubla. Pauline restait donc la préférée de leur mère et il avait complètement perdu cela de vue. C’est que ce voyage, cette fuite à travers le pays, toutes ces épreuves traversées ensemble, avaient créé entre eux une complicité qu’ils n’avaient jamais vraiment eue par le passé. En fait, c’était une chouette fille sa sœur et tant pis si ce n’était que sa demi-sœur. Il s’approcha d’elle, l’enlaça et déposa un bisou sur sa joue. La petite le regarda, incrédule. « Qu’est-ce qui te prend ? C’est nouveau, cela ? Tu ne m’as jamais fait de bisou comme cela ! » « C’est que je t’aime bien », dit-il en rougissant. Elle le regarda en souriant, les yeux dans les yeux. Alors ils surent qu’on ne les séparerait jamais.

Ils arrivèrent à une petite plage de graviers tout à fait charmante, avec des saules pleureurs qui laissaient traîner leurs branches dans l’onde pure. C’était un paysage comme on n’en voit que sur les calendriers. Pauline enleva aussitôt ses sandales, retroussa bien vite sa jupe au-dessus des cuisses et s’avança en riant dans le lac. L’eau en était si froide qu’elle poussait de petits cris de protestation, tout en continuant pourtant à avancer. Son frère l’observait en souriant. « Elle est bonne ? » « Glacée », répondit-elle en se tournant vers lui et en le regardant. Elle était charmante, ainsi, avec le soleil qui donnait sur son beau visage. Il remarqua ses cheveux, qui ondulaient sur les épaules et que le vent d’été agitait doucement. Il remarqua aussi ses yeux rieurs et ce sourire franc, qu’il aimait tant. Il remarqua surtout ces cuisses incroyablement nues, si belles, si lisses et il en fut tout troublé. C’était comme si sa sœur n’était plus vraiment sa sœur mais qu’elle incarnait à elle seule les mystères de la féminité. Cela ne dura qu’un instant, car déjà la petite lui avait tourné le dos et avait repris sa progression dans l’eau. Il n’en resta pas moins ébranlé par ce qu’il venait de ressentir. Il n’avait jamais connu cela. Il se souvint alors du rêve qu’il avait fait, dans la voiture, au début de leur voyage. Cette oasis, ces palmiers et cette rivière où Pauline s’ébattait nue au milieu de l’eau… Puis cela avait été le drame : la rivière était devenue un torrent impétueux et le petite avait disparu et s’était noyée. Et si ce rêve était prémonitoire ? Un grand frisson le parcourut. « Pauline ! » cria-t-il. « Pauline, reviens. » Mais la petite lui fit une vague geste de la main et continua d’avancer sans même se retourner.

3999_1.jpg

Image Internet


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Feuilly 183 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine