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Traités et vanités, d'Ana Tot (lecture d'Eric Clemens)

Par Florence Trocmé

Dans le magma de l’embouchure

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 Poésie et philosophie coulent de la même source : la langue, les langues et les langages, qu’elles traitent chacune à leur façon, d’évidence. Mais que se passe-t-il quand elles se rejoignent à l’embouchure ? Quand elles se rejoignent, elles se mélangent : pour donner quoi ?
Traités et vanités, d’Ana Tot[1] ! C’est dire un livre hybride, paradoxal, déconcertant. Juste. Un de ces livres qui d’emblée nous interloque : interrompt notre élocution, la désarticule et du même coup nous donne envie. Envie de lire avant tout, tout en perdant nos repères disjonctifs, la chanson ou la raison, l’image ou le concept, sans les perdre en même temps ! Démonstration, premières lignes :

Fleur d’hélice

Or il n’est rien comme le naturel – lorsqu’il se mêle
à l’humain – pour toucher une âme comme la
mienne qui sinon fleurirait.
Ildefonso S., L’âme-tubercule

Hélicoïde est la courbe enfantée suite à l’accouplement de la ligne droite et du cercle
un cercle qui avance
une droite qui s’enroule
telle est l’hélice »

Faut-il souligner ? le titre qui naturalise un objet mécanique ou l’inverse ? la citation qui se contredit aussitôt : le naturel envahissant l’âme pour empêcher sa floraison ? la définition d’une figure géométrique paradoxale immédiatement mise en mouvements opposés ?
Que tout ceci se rattache à « MANIFESTES – contribution au tournevisme » ne surprend pas et peut dès lors s’entendre de façons multiples. Délices de tourner vie ? Sans doute, mais surtout mise en jeu des tensions du sujet, des sujets que nous sommes, de nos histoires et de l’histoire – cette spirale. Derniers mots ‘manifestés’ : « L’émotion abstraite a désormais son organe. »
La suite poétique accentue cette logique des contraires. Nouvelle démonstration : puisque nous sommes faits pour moitié « de ce que nous ne sommes pas » - et que « Tout ce qui n’est pas nous/nous est même opposé/c’est pourquoi nous sommes faits pour moitié/du contraire de ce que nous sommes » - mais que « Nous ne sommes pas déchirés pour autant/car le contraire de ce que nous sommes est nôtre/non l’inverse » - eh bien « Ce que nous sommes est mélangé/à la personne que nous ne sommes pas ». Ainsi, sans déchirement, sans division obsédée de son manque, il ne s‘agit que d’exister dans la mobilisation de nos asymétries. Étrange « éthique » au bout de cette « logique » ? Seulement si nous croyons encore au saucissonnage de la pensée, toujours tentée par les classifications post-aristotéliciennes…
La force insolite de ces textes vient de la jointure entre une coulée poétique des mots mis en vers et une fluidité philosophique des significations mises en doute. A nouveau, il faut souligner le paradoxe qui anime cette jointure, le paradoxe d’une double liquéfaction appuyée sur une double résistance : au signifié comme au signifiant. Mais une résistance qui libère l’invention et nous donne un étonnement aussi facétieux que perplexe, de sauts de côté en (faux) arrêts sur image.
Il y a, chez Ana Tot, un héraclitéisme sûr, multiple rebondissant.D’où l’instabilité de ses explorations du corps tout au long de la partie « Traités & Vanités » proprement dite (si l’on peut dire !), dans ses moindres recoins, du cortex à l’intestin. Comme de la matière, de son inattendue et implacable leçon de vie : « Face à la matière la matière elle-même n’a que trois attitudes. Trois états de la matière : Trois états passifs de la matière face à la matière. Être emporté. Être disloqué. Être traversé. Trois états qui dépendent du bon vouloir aléatoire de la matière en marche. » Mais de quelle leçon suis-je en train de parler ? Celle de notre usure matérielle énergiquement inusable…
Sans bout du compte, si les énumérations à perte de vue et les répétitions décalées d’un Novarina ne sont pas loin, elles gardent l’exigence de signifier sans fixer un sens et par-dessus tout elles sensualisent ce qu’elles évoquent. Il suffit d’épingler les mots au fil de «
Car nous allons tombant : « tombons… épongeons… chaud… gras… suant… dur chemin du tombeau… caillasseux… caillou… trébucher… tronc… tronqué…la sente… sans embuche… d’une bûche… tiède… sablonneux… bue… accroupissons grinçant et crissant des articulations… froid… pleut… irritant qui s’égoutte… dégoûte… pente… en travers savonneux… pentu nous allonge dans la terre … sable qui se glisse… débouché…bouche … glacé… savoureux… relevé… ». Une pensée surgit dans cette écriture de nos concrétions et confirme, par-delà le bien faire et le mal savoir, que nous n’avons pas de pensée hors de l’éprouvé d’un sujet, son existence  - dans la langue.
Dernières pages : LZRD, à la langue lézardée, métamorphose de l’hélice.
par Eric Clémens


[1] Editions le grand os (7 rue Charles Baudelaire, 31200 Toulouse – 125 p., 15 €).


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