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Le “Berkani” européen appliqué au harcèlement sexuel dans une ambassade (Cour EDH, G.C. 23 mars 2010, Cudak c. Lituanie)

Publié le 26 mars 2010 par Combatsdh

Une secrétaire-standardiste de l’ambassade de Pologne à Vilnius, en Lituanie, a été licenciée après qu’elle se soit plainte du harcèlement sexuel pratiqué par un des membres du personnel diplomatique. Les juridictions lituaniennes se déclarèrent incompétentes concernant l’action civile intentée pour licenciement abusif.

Saisie d’une allégation de violation du droit au procès équitable (Art. 6.1 - Droit d’accès à un tribunal), la Cour européenne des droits de l’homme, en formation de Grande Chambre (sur dessaisissement de la Chambre - Art. 30 et 31), a condamné la Lituanie à ce titre.

Pour ce faire, la Cour a tout d’abord estimé que l’on ne pouvait reprocher à la requérante son absence de saisine des juridictions polonaises car seul l’épuisement « des voies de recours mises à la disposition du requérant par l’État défendeur» (§ 35 - en l’occurrence, la Lituanie et non la Pologne) est en principe exigé (Art. 35) et «à supposer même qu’elle fût théoriquement envisageable, [cette saisine des juridictions polonaises] n’était guère réaliste dans les circonstances de la cause» car elle impliquait « de sérieuses difficultés pratiques, incompatibles avec le respect d[u] droit d’accès à un tribunal » (§ 36).

Puis est admise l’applicabilité de l’article 6 car, même si la Cour doute que sa jurisprudence acceptant qu’un État puisse « invoquer le statut de fonctionnaire d’un requérant afin de le soustraire à la protection offerte par l’article 6 » sous « deux conditions » (§ 42 - Cour EDH, G.C. 19 avril 2007, Vilho Eskelinen et autres c. Finlande, Req. n° 63235/00. Voir Frédéric Rolin, “Un Berkani européen ? Le nouveau champ d’application de l’article 6-1 Conv. EDH pour le contentieux des agents publics”, AJDA 2007 p. 1360) s’applique ici (car ce principe concerne « les relations entre l’État et ses propres fonctionnaires » - § 43), l’absence d’une de ces conditions (des « motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État » justifiant la non application) est constatée. En effet, il est relevé que « l’exercice [des] fonctions » de secrétaire-standardiste « ne saurait guère faire naître des “motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État” » (§ 44).

Au fond, les juges européens soulignent nettement la nécessité et les conditions de l’articulation de l’article 6 avec d’autres instruments internationaux. En effet, ils rappellent que « la Convention doit s’interpréter à la lumière des principes énoncés par la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, qui énonce en son article 31 § 3 c) qu’il faut tenir compte de “toute règle de droit international applicable aux relations entre les parties” », dont ici les « principes pertinents du droit international, y compris ceux relatifs à l’octroi de l’immunité aux États » et que « la Convention, y compris son article 6, ne saurait s’interpréter dans le vide » (§ 56). En ce sens et sur le terrain des principes, il est admis que le droit d’accès à un tribunal puisse être restreint par « des mesures prises par une Haute Partie contractante qui reflètent des règles de droit international généralement reconnues en matière d’immunité des États » (§ 57) mais pas « sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention » (§ 58).

En l’espèce, si la restriction poursuivait un but légitime (§ 60), la Cour souligne, à l’aide de plusieurs exemples d’instruments et travaux internationaux (§ 64-67 - v. aussi § 25-33) « que l’immunité absolue des États a subi depuis de nombreuses années une érosion certaine » (§ 64) et rappelle qu‘il existe « une tendance en droit international et comparé allant vers une limitation de l’immunité des États dans les litiges portant sur des questions liées à l’emploi de personnel, à l’exception toutefois de celles concernant le recrutement du personnel des ambassades» (§ 63 - Cour EDH, G.C. 21 novembre 2001, Fogarty c. Royaume-Uni, Req. n° 37112/97 , § 37-38). Dans ce contexte, selon la Grande Chambre, la requérante « ne remplissait pas de fonctions particulières ressortissant à l’exercice de la puissance publique » et « n’était ni un agent diplomatique ou consulaire ni une ressortissante de l’Etat employeur » (§ 69), d’autant que les « faits [de harcèlement sexuel à l’origine de l’affaire] ne sauraient guère passer pour mettre en cause les intérêts de l’État polonais en matière de sécurité » (§ 72).

En conséquence, l’atteinte portée au droit d’accès à un tribunal était insuffisamment justifiée, d’où la violation par la Lituanie de l’article 6.

Outre qu’il met en pratique un accroissement des exigences strasbourgeoise quant à l’immunité de juridiction des autorités diplomatiques dont les jalons avaient été posés dans la jurisprudence passée (v. Fogarty c. Royaume-Uni, préc. où, dans une situation très proche, il avait été jugé que l’article 6 n’avait pas été violé car il s’agissait du recrutement par une ambassade), cet arrêt est une nouvelle preuve du volontarisme de la Cour dans l’usage des sources internationales à l’appui de son raisonnement. En particulier, elle confirme ne pas se limiter aux seuls instruments ratifiés, notamment par le ou les États concernés, pour identifier des « tendances » et même des pratiques coutumières (« il est bien établi en droit international que, même non ratifiée, une disposition d’un traité peut avoir force contraignante si elle reflète le droit international coutumier, soit qu’elle “codifie” ce dernier, soit qu’elle donne naissance à de nouvelles règles coutumières (voir les affaires du Plateau continental de la mer du Nord, CIJ Recueil 1969, p.41, § 71). » - § 66 - V. Cour EDH, G.C. 12 novembre 2008, Demir et Baykara c. Turquie, Req. n° 34503/97 - Lettre droits-libertés du 14 novembre 2008 et CPDH même jour), ce qui n’est pas sans susciter de critiques (v. l’opinion concordante du juge Cabral Barreto ralliée par le juge Popović).

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Cudak c. Lituanie (Cour EDH, G.C. 23 mars 2010, Req. no 15869/02)

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“Immunité de juridiction des autorités diplomatiques”

Actualités droits-libertés du 24 mars 2010 par Nicolas Hervieu

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