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Obscurité (18)

Publié le 08 avril 2010 par Feuilly

Ce qu’ils virent alors leur coupa littéralement le souffle. Des étagères recouvraient l’entièreté des quatre murs, du sol au plafond. Une porte latérale, qui devait donner sur la partie privée de la maison, était elle-même encastrée dans les étagères, afin de ne pas perdre de place. Et sur celles-ci, entassées n’importe comment, se trouvaient des milliers de serrures. Il n’y avait que cela. Dans un coin, une échelle permettait d’accéder aux rayons supérieurs. Comment le commerçant faisait-il pour s’y retrouver dans tout cela ?  « L’habitude ma bonne dame, c’est l’habitude. Vous savez, cela va faire cinquante ans que je suis ici, alors… Et puis, même si rien ne semble rangé, je m’y retrouve. En fait tout est groupé par année, par modèle, par marque, par système de fermeture… Chacun a son ordre à lui et organise sa vie comme il veut, non ? Ce qui peut paraître un peu brouillon de l’extérieur ne l’est pas forcément, en fait. »

Mais alors qu’on croyait qu’il allait choisir la serrure adéquate, il s’approcha d’un grand coffre en chêne et l’ouvrit. Celui-ci était rempli à ras bord de clefs de toutes les formes et de toutes les tailles. Certaines étaient si grosses et si vieilles qu’elles avaient certainement dû ouvrir les portes de quelque ville fortifiée du Moyen-Age, ce n’était pas possible autrement ! A moins qu’elles n’aient carrément donné accès à un château ou à une forteresse. A voir la grosseur de ces clefs, on se mettait à penser aux Plombs de Venise d’où personne ne sortait vivant ou à quelque oubliette de Château-Gaillard, où on enfermait même les princesses, jusqu’à ce qu’elles meurent de froid et de maladie en respirant les brouillards de la Seine.

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Mais Albert, lui, ne rêvait pas. Il continuait à fouiner dans son coffre, tel un chien qui recherche l’os qu’il a enfoui des années auparavant. Il essaya deux ou trois modèles sur la serrure que la mère venait de lui confier et eut soudain un large sourire. Ensuite, il sortit une petite lime de sa poche et se mit en devoir de polir les bords de la clef qu’il venait de trouver. Il la testa encore une fois. Les motifs du panneton correspondaient exactement aux garnitures de la serrure. C’était parfait. « Voilà, », dit-il, sans rien ajouter de plus. Leur regard se croisèrent. Tout était dit. Ils regagnèrent la première pièce et la mère demanda combien elle devait. Mais elle ne devait rien. Tout le plaisir avait été pour lui. En trouvant la clef adéquate, il avait permis à ce que la vielle serrure, issue des siècles passés, pût continuer à remplir son rôle : protéger les maisons contre les voleurs et les bêtes de la nuit. Et Dieu sait qu’il y en avait, des bêtes, là-haut sur le plateau… Et puis, qu’est-ce qu’il ferait de l’argent, hein ? A son âge, cela n’avait plus de sens, tout était derrière lui. Elle en avait certainement plus besoin que lui. D’ailleurs, depuis qu’il était veuf, il n’avait plus, pour se réjouir, que la satisfaction du travail bien fait. C’était devenu son plaisir et comme l’unique but de sa vie. « Après, quand je ne serai plus là, tout cela disparaîtra » dit-il en désignant la boutique. « le comble, c’est que les gens ne s’en porteront pas plus mal. En cas de problème, ils achèteront une nouvelle serrure dans une grande surface et voilà tout. Ce que j’ai fait pendant cinquante ans va s’arrêter avec moi. C’est la connaissance de toute une technique qui va disparaître ainsi. Il ne faut même pas le regretter, c’est inéluctable. Disons que c’est étrange quand même. On a vécu pour une passion et on découvre à soixante-dix berges que cela n’a servi à rien. C’est un peu comme si on avait vécu pour rien…» Ils se regardèrent encore une fois sans rien dire puis la mère lui tendit la main. Il la serra fermement, avec une sorte de reconnaissance. Ensuite, ils prirent congé de lui et du vieux nonagénaire, lequel s’était appuyé sur une des boîtes en carton et était occupé à se rouler une nouvelle cigarette.

Une fois dehors, ils constatèrent qu’il était plus de dix-neuf heures. S’ils voulaient encore faire quelques achats, il fallait vite regagner la voiture et foncer vers les grandes surfaces de la périphérie. Oui, mais voilà, cette voiture, où se trouvait-elle ? Plus personne ne s’en souvenait. Après être sortis de la ruelle, l’enfant voulut aller à gauche et sa mère à droite. Quant à Pauline, honnêtement, elle n’en savait rien. D’autorité, l’adulte de l’assemblée imposa son point de vue, mais soit que celui-ci fut erroné, soit qu’ils s’égarèrent en chemin, après un quart d’heure il devint évident qu’ils étaient carrément perdus. Que faire ? Impossible de demander son chemin quand on ne sait pas où on doit aller… Ils décidèrent donc de se séparer. L’enfant et Pauline chercheraient d’un côté et la mère de l’autre. Quoi qu’il arrivât, ils se donnaient rendez-vous au même endroit dans une demi-heure.

Voilà donc l’enfant et sa sœur en train d’arpenter les rues et les boulevards à la recherche de la Peugeot. « J’espère qu’on ne nous l’a pas volée » dit Pauline après un moment. Mais c’était plutôt le parking qu’on semblait avoir volé, car c’est lui qu’ils ne retrouvaient pas. « Et si on avait construit une maison dessus ? » insista-t-elle, car elle était peu sensible à l’humour grinçant de son frère. Ca, c’était carrément ridicule, une maison ne se construisait pas en deux heures. Il fallait être une fille stupide pour dire des âneries pareilles. Du coup, au lieu de continuer à chercher, les voilà occupés à se disputer au beau milieu du trottoir. Et évidemment toutes les anciennes querelles ressortent : qui s’était fait punir injustement il y a trois ans à cause de mademoiselle ? Et qui avait cassé un bras à la poupée toute neuve reçue pour un anniversaire ? Qui ne débarrasse jamais la table quand maman le demande ? Et qui doit toujours aider pour les devoirs de math alors qu’on lui pique sa gomme sans arrêt ?

Quelques passants s’arrêtent un instant, amusés sans doute de voir ces deux petits qui se disputent comme un vrai couple, puis ils reprennent leur marche, en se disant qu’ils aimeraient bien encore avoir cet âge-là.

A la fin, se rendant compte qu’il n’aurait pas le dessus avec sa chipie de sœur, l’enfant traverse le boulevard, profitant du fait que le feu pour piétons est au vert. Pauline, elle, se garde bien de le suivre. Non, mais ! Elle a sa dignité quand même ! S’il croit qu’elle va avoir peur de rester là toute seule parce qu’on est dans une grande ville inconnue, il se trompe fort. Elle tourne même carrément le dos et fait mine de s’éloigner. Arrivée au coin d’une rue transversale, elle jette quand même un petit coup d’œil en arrière et là, horreur, constate que son frère a bel et bien disparu. Il n’est pas revenu la chercher, ne l’a même pas attendue… Le coup est rude. Va-t-elle pleurer ? Non, car il se pourrait bien qu’il l’observe de quelque endroit caché, on ne sait jamais avec lui, il est futé quand même ! Alors elle se donne une contenance et décide de traverser à son tour le boulevard comme si de rien n’était et de partir à sa recherche. A ce moment précis, elle l’aperçoit en face, qui sort de l’ombre d’un platane. Elle est si contente qu’elle bondit immédiatement sur la chaussée pour se précipiter à sa rencontre. « Attention ! » Elle entend un coup de frein strident et s‘arrête aussitôt. Une voiture la frôle après avoir fait un écart et poursuit sa course en klaxonnant bruyamment. Panique ! Elle sent ses jambes qui tremblent, mais trouve encore la force de regagner le trottoir qu’elle vient de quitter. Elle attend le feu vert pendant qu’en face son frère lui fait de grands signes afin qu’elle ne bouge pas. Enfin, quand elle peut traverser, elle s’engage sur la route, non sans avoir regardé de tous côtés pour voir s’il n’y avait plus de danger. L’enfant vient à sa rencontre en courant et c’est au beau milieu de la route qu’ils se rejoignent et s’embrassent, offrant aux automobilistes à l’arrêt un spectacle bien romantique qui les fait sourire.

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