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Led Zeppelin chez Aby Warburg - PACÔME THIELLEMENT - CABALA, LED ZEPPELIN OCCULTE (HOEBEKE, 2009) par Pierre Pigot

Publié le 12 avril 2010 par Fric Frac Club
Led Zeppelin chez Aby Warburg - PACÔME THIELLEMENT - CABALA, LED ZEPPELIN OCCULTE (HOEBEKE, 2009) par Pierre Pigot Led Zeppelin chez Aby Warburg - PACÔME THIELLEMENT - CABALA, LED ZEPPELIN OCCULTE (HOEBEKE, 2009) par Pierre Pigot Quand j'ai enfin pu tenir dans mes mains Cabala, le livre que Pacôme Thiellement consacre au groupe Led Zeppelin, le hasard a voulu, avant même que je débute ma lecture, que mes yeux tombent aussitôt sur la page 82, sur laquelle est reproduit Le Printemps de Botticelli. Puis aussitôt sur la page 85, une photo des quatre musiciens posant sur un tarmac d'aéroport, près de l'avion siglé à leur nom. D'abord, je me suis dit en souriant que le baby rocker qui achètera ce livre en pensant y trouver simplement la dernière synthèse hagiographique de la légende aura de drôles de surprises. Et puis, faisant aller et venir la page intermédiaire comme pour mieux l'occulter, j'ai fini par découvrir, dans ce montage d'une peinture circa 1490 et d'une photo circa 1970, une curieuse ressemblance. Sur l'une comme sur l'autre, les personnages avaient quelque chose de dansant ; et pour mes yeux, c'était comme si la danse florentine du Quattrocento, son élégance, mais surtout sa puissance galante et amoureuse, déteignaient sur le quatuor seventies et en faisaient un nouveau réceptacle de force dansante. Comme je suis le roi des parallèles tirés par les cheveux, j'ai d'abord cru que c'était plutôt absurde. Et pourtant, une fois que j'ai lu Cabala, j'ai réalisé que ça ne l'était pas tant que ça ; que ce qui pouvait paraître définitivement cloisonné par les lois des genres et du temps, était en fait en rapport profond et caché. Et c'est souvent le cas dans ce livre passionnant : au-delà du simple monde musical, on ne cesse d'y éprouver le tourbillonnement d'autres univers, littéraires, philosophiques, picturaux – et pourtant, toutes ces virevoltes tournent bel et bien autour d'une ligne droite aussi rusée et invisible qu'implacable. C'est que Pacôme Thiellement est coutumier du fait : depuis son premier petit livre sur la musique (Poppermost, centré sur les Beatles), il ne peut pas s'empêcher de pousser les musiques dont il se fait l'éxégète passionné hors des frontières que les magazines musicaux, les journalistes, les universitaires ou les fans eux-mêmes ont voulu leur assigner. Pour lui, toute expérience musicale qui compte (une liste non exhaustive comprendrait les Beatles, les Residents, Frank Zappa, les Secret Chiefs 3 et les Fiery Furnaces) est un acte qui se projette bien au-delà de la musique, et qui pourtant ne peut être exprimé que par des moyens musicaux. Et la découverte des motivations profondes de cet acte (son ésotérique) est le nécessaire geste critique qui, comme le disait Walter Benjamin, révèle la pensée à l'œuvre sans la détruire. Il y a cinq ans, Economie eskimo, son grand livre sur Frank Zappa, était la démonstration éclatante de cette approche : la musique de Zappa y apparaissait soudain comme un grand projet politique (au meilleur sens du terme) dont les stratégies se connectaient à Lewis Carroll, Friedrich Nietzsche, les romans de la Table ronde ou encore les populations eskimo. Pour Pacôme Thiellement, la dualité entre la « grande culture » telle qu'Adorno voulait la préserver, et la culture pop,n'a depuis longtemps plus lieu d'être (mais tout le monde est loin d'être au courant). Il en parlait déjà en préambule à Poppermost (dont Cabala est d'une certaine manière la reprise et le prolongement), et y revient en filigrane tout au long de Cabala. Ce qui compte, ce n'est pas d'où parle l'artiste (de quel domaine, de quelle soi-disant sous-catégorie littéraire ou musicale), mais ce qu'il dit, ce qu'il invente, et les moyens qu'il se crée pour cette invention spécifique. « Car ce qu'invente un artiste, c'est moins une œuvre, ou un style, qu'un regard ou une écoute. Il invente une nouvelle manière d'appréhender la matière qu'il travaille et une nouvelle façon de l'interpréter. Et lorsque nous fréquentons avec ferveur une œuvre d'art, qu'elle soit picturale, musicale ou littéraire, nous constituons pour nous-mêmes, par imprégnation progressive, ce nouveau regard et cette nouvelle écoute, que nous transporterons ensuite dans le reste de nos vies. » Cette référence à nos vies, à nous lecteurs ou auditeurs, est très importante ; car toutes ces musiques ont aussi comme force essentielle d'engager l'éthique même dont nous voulons ou non doter notre existence, notre rapport avec les autres, notre appréhension du monde. Zappa et Led Zeppelin comme mouvements géopolitiques : tandis que Zappa, sous le signe du savant fou (Varèse), complotait à la dissolution des fausses valeurs américaines en faisant passer sa boucle par le désert blanc eskimo, Led Zeppelin, sous l'invocation de la trinité que Jimmy Page avait humoristiquement baptisée C.I.A. (i.e. celtique, indienne et arabe), rêvait la reconquête d'un nouveau Vineland sur les terres déjà fatiguées des Etats-Unis. « Des secrets pour changer la vie », disait Rimbaud. Même si quelque part dans Poppermost, Thiellement écrivait que John Lennon avait pris comme acte d'échec des Beatles le fait que leurs chansons n'avaient pu empêcher la guerre du Viêtnam, ce n'est malgré tout jamais le renoncement qui doit gagner, et le bel appel de Walter Benjamin à « organiser le pessimisme » reste à l'ordre du jour. La mort des chanteurs, la décomposition de leur groupe, les désillusions et les tragédies qui souvent les accompagnent, ne sont pas le terminus de leur pensée : dans leurs albums, leurs chansons, elle parvient encore jusqu'à nous, intacte, toujours aussi puissante, pourvu que nous ayons encore des oreilles pour entendre et des yeux pour voir – et le courage d'en faire perdurer la trace. Led Zeppelin chez Aby Warburg - PACÔME THIELLEMENT - CABALA, LED ZEPPELIN OCCULTE (HOEBEKE, 2009) par Pierre PigotLecteur futur de Cabala, apprête-toi donc à y traverser des mondes étranges, en apparence sans relation, mais qui tous rejoints dans le long regard final qu'il faut porter sur ce livre, prennent sens et se rejoignent, comme les tesselles d'une mosaïque byzantine. Tout y part d'une image (la pochette de l'Album sans Nom, avec ses messages picturaux à décoder), et tout au long du texte elles nous accompagnent : de belles photos noir & blanc de Led Zeppelin en concert, mais aussi des peintures de la Renaissance, des gravures sur bois, le schéma du Teatro della Memoria de Giulio Camillo… Il est question du chiaroscuro de Robert Plant, qui n'évoque plus seulement Caravage, mais plus largement tout un art du contraste, de l'alternance des choses et des rythmes, tout comme dans Cabala la philosophie islamique selon Henry Corbin vient avant ou après la série télévisée Lost. Jamais rien de gratuit dans ces montages de références : toutes ensembles, elles se rapportent à l'idée générale qui sous-tend en grande partie la musique de Led Zeppelin, sa plongée dans des racines anciennes extra-occidentales, et la survivance qui leur est accordée, via l'athanor musical qui les projette de nouveau dans l'espace, dans notre société contemporaine. Je ne fais pas débarquer le mot « survivance » ici par hasard : car entre Giulio Camillo tel qu'il fut resuscité par l'historienne Frances Yates, la philosophie néoplatonicienne de Marcile Ficin et la Melancholia de Dürer, s'il y a un spectre qui plane sur Cabala, c'est celui d'Aby Warburg (1866-1929), l'historien d'art qui détestait l'approche strictement esthétique des œuvres d'art (tout comme Pacôme Thiellement se contrefiche de l'historiographie officielle et autocélébrante de la légende rock), et qui était capable de faire débouler, en plein milieu d'une analyse de fresques Renaissance, les considérations d'astrologues arabes médiévaux (tout comme Sohravardî et le personnage de Lost John Locke retrouvent dans un même mouvement Led Zeppelin). Ce que Pacôme Thiellement dégage dans le travail du groupe de rock anglais, c'est finalement toute une épaisseur de mémoires et de survivances, de pensées et d'objectifs qui se poursuivent plus ou moins souterrainement, une manière philosophique d'appréhender la matière du monde et qui se pose la question de sa transmutation en quelque chose d'autre ; en un mot, une nouveauté éblouissante qui s'enracine profondément dans une tradition séculaire et qui trouve là la source de sa puissance. On le sait, le cloisonnement des disciplines est une plaie qui empoisonne depuis longtemps le système occidental, dans lequel chacun cherche à asseoir sa primauté sur les autres, et de plus en plus de nos jours au titre fallacieux de son actualité. L'une des multiples questions que nous pouvons nous poser, une fois Cabala refermé, pourrait être : sommes-nous assez warburgiens ? savons-nous assez nous affranchir des clôtures, pas seulement celles de nos passions, mais plus globalement de notre esprit ? sommes-nous assez affranchis des systèmes en cours pour être capables de tisser la toile d'araignée dans laquelle toujours redisposer dans un nouvel ordre nos diamants épars ? Les différents livres de Pacôme Thiellement, qu'ils parlent de musique ou de littérature, se sont généreusement engagés dans cette voie : c'est, sans doute, ce qui les rend si surprenants (ce qu'Alice trouva de l'autre côté du miroir) et, pour moi en tous cas, toujours si passionnants.

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