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obscurité (21)

Publié le 23 avril 2010 par Feuilly

Il s’arrêta à une dizaine de mètres, afin d’entendre la conversation sans être vu. L’inconnu pestait contre les sangliers. C’était une vraie plaie et la région en était infestée. Autrefois, on braconnait et cela en éliminait pas mal. Et puis il y avait la chasse. On y allait carrément et c’est quarante à soixante bêtes qu’on vous étendait en une journée. Et comme les battues duraient plusieurs jours d’affilée, cela faisait un beau carnage... Aujourd’hui, plus rien n’était pareil. Avec la création du Parc Naturel Régional de Millevaches, tout était codifié. On n’aurait même plus osé braconner, il y avait plus de gardes que de sangliers ! Quant à la chasse, elle était sévèrement réglementée. Plus question d’abattre des bêtes trop petites, ni les femelles en gestation, ni les mères qui allaitent. Or ces gueuses-là étaient toujours pleines, alors autant dire qu’on ne pouvait tirer que sur les mâles. Et encore, on ne pouvait guère dépasser les dix têtes par jour. Alors, forcément, le résultat on le voyait ici. Ça pullulait tellement dans les sous-bois que ça débordait de tous côtés, sur les routes, dans les champs d’épeautre ou de seigle, partout... Une vraie calamité !

Franchement, tous ces technocrates dans leurs bureaux, ils n’y connaissaient rien. Préserver la nature, je vous demande un peu… Ici, cela faisait deux mille ans qu’on se battait contre elle, la nature. Ils n’avaient qu’à venir sur les hautes terres en plein hiver, tous ces messieurs. Ils verraient ce que c’était que la nature, quand toutes les routes étaient coupées par la neige, qu’on ne pouvait plus bouger de chez soi pendant trois mois et qu’il n’y avait rien d’autre à faire qu’à écouter le silence. Un silence de mort qui durait si longtemps qu’à la fin on ne le supportait plus. Même qu’il y en avait au village qui devenaient complètement fous, alors, un jour, ils prenaient le fusil pour aller tuer leur voisin, comme, cela, sans raison. Paf ! Ou alors ils se tuaient eux-mêmes, soit d’une balle dans la tempe, soit avec une belle grande corde qu’ils fixaient soigneusement à une poutre de la grange. Les moyens étaient différents, mais le résultat était le même : un bonhomme en moins. Alors les messieurs de Paris, avec leur réserve naturelle, cela faisait franchement rigoler. Eux, ils ne tiendraient pas trois jours s’ils devaient vivre ici.

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« Enfin, tout ça c’est pour dire que je suis bien embêté pour vous, avec votre voiture, mais finalement, cela n’a rien d’extraordinaire, vous comprenez. C’est même le contraire qui ne serait pas normal. Rouler plus d’un mois par ici sans croiser la route d’une de ces satanées bestioles, cela ne s’est jamais vu. Et vous pouvez vous dire que vous avez eu de la chance dans votre malheur. Ici, c’est rien qu’un peu de tôle froissée, c’est rien du tout en fait. Cela ne vous empêche même pas de rouler. Mais il y a eu des accidents plus graves, dramatiques, même. Des fois le sanglier est projeté à travers le pare-brise et il vient tuer les passagers avant. J’en ai déjà vus, je vous raconte pas, c’est pas beau du tout. Du sang partout, de la bouillie... Même le sanglier on ne le reconnaît plus dans le tas. Faut pas demander quel choc c’était, hein ? »

« Oui, c’est vraiment impressionnant, tout ce que vous me dites » répondit la mère, qui n’avait pas prononcé une parole jusque là . « En tout cas, moi qui suis chasseur, je peux vous garantir que si on m’avait laissé faire, vous n’auriez pas eu d’accident ce soir. Des sangliers, il n’y en aurait plus un dans le coin. Mais ce n’est pas grave, regardez… » Et les voilà qui se penchent tous les deux pour examiner la voiture, elle accroupie, très digne, une main sur le sol pour tenir l’équilibre et lui carrément à genoux, se souciant peu de se salir. Le gaillard n’en finit pas de parler. Il explique maintenant qu’il a été carrossier autrefois et qu’en une demi-heure de travail, il se fait fort de réparer tout cela. On n’y verra plus rien du tout.

Dans l’ombre, l’enfant écoute. Ce chasseur frustré ne lui dit rien qui vaille. Il ne sait pas pourquoi, mais il préfère ne pas se montrer et attendre. Sa mère, par contre, semble maintenant intéressée par ce que l’autre lui raconte. Il explique qu’il habite à La Courtine (tiens donc, comme par hasard) et que si elle veut passer le voir un de ces jours… La voiture sera comme neuve. Une demi-heure, pas plus (il insiste !) et puis après, si elle veut, ils pourront prendre un café et discuter un peu (elle va refuser, quand même !). La mère le regarde, lui sourit, elle semble accepter (ce n’est pas vrai, elle est folle !). Il se relève le premier, d’un bond, avec une souplesse et une rapidité qu’on n’aurait pas imaginées. Et le voilà qui prend sa main à elle et qu’il l’aide à se mettre debout (elle va réagir, se dégager, le repousser, le gifler ? Mais non, elle le remercie avec un grand sourire. Un comble !). Les voilà en face l’un de l’autre, elle le regarde, lui dit merci encore une fois…

L’enfant n’en revient pas. Il ne comprend pas, quelque chose le dépasse. Cet individu trop bavard, ce chasseur de gibier, ce tueur sanguinaire, est dangereux, son instinct le lui dit. Sa mère ferait bien d’être sur ses gardes, de se méfier, mais voilà qu’au contraire elle semble sympathiser avec lui. Il ne peut pas admettre pareille situation. Sa mère en conversation avec un homme ! Il a déjà connu cela… Une image fugace traverse son esprit, celle de la cave, la-bas, où il se réfugiait pour échapper aux coups. Il ne peut pas accepter que sa mère, peut-être, a besoin de parler avec des personnes de son âge et qui plus est avec des personnes du sexe opposé. Du coup, il se sent exclu, menacé. C’est comme si elle l’avait trahi et pour un peu il serait jaloux.

Il continue de les observer, mais maintenant ils ne sont plus sur la route, éclairés par la lumière des phares, mais sur le bas-côté, derrière la voiture. Du coup, il ne les distingue plus très bien dans cette demi-obscurité. Il n’y a que les feux de position qui diffusent un halo rouge, un peu féerique et c’est à peine s’il devine leurs silhouettes. Que doit-il faire ? Rester immobile et ne rien dire ou avancer et se montrer, afin de mettre un terme à cette scène qui risque de se terminer de manière un peu trop romantique ? Il hésite, fulmine sur place. Pendant ce temps, là-bas, cela remue. Il ne voit pas bien, mais on dirait que sa mère a reculé. Par contre il voit nettement le bras de l’homme qui avance. Il la tient par la nuque, la force à approcher. Elle crie, se dégage, bondit sur la route dans la lumière. Le cochon, il a voulu l’embrasser de force !

Alors il n’hésite plus, il a le feu vert. Loin de sympathiser avec cet homme, sa mère tente maintenant de lui échapper. Elle est en danger, en grand danger. Il fonce droit devant lui, sa torche éteinte à la main. Pendant ce temps, l’ homme s’est avancé sur la chaussée, d’un bond, le voilà devant la femme. Il la pousse contre la voiture… Elle ne crie pas, ne parvient plus crier. De nouveau, elle sent cette grosse main qui s’abat violemment sur sa nuque et qui serre, qui serre… L’autre main attrape sa poitrine sans ménagement, palpe le sein, le pétrit, tente d’arracher les boutons du corsage. Et voilà qu’il la force à avancer la tête, déjà il se penche pour l’embrasser. Mais l’enfant est derrière lui… De toutes ses forces, il frappe l’agresseur à la tête avec sa torche. Celle-ci vole en éclat, tant le coup a été rude et l’ampoule et son verre protecteur s’éparpillent sur l’asphalte. La mère en profite pour se dégager et sans réfléchir, par instinct, pour survivre, elle donne un grand coup de pied dans le bas-ventre de l’homme, qui hurle, plié en deux, puis avec ses bras, elle le pousse tellement fort qu’il perd l’équilibre et s’effondre par terre.

Il n’y a pas une minute à perdre. La mère et l’enfant s’engouffrent dans la voiture. Aussitôt le moteur rugit, les pneus crissent, le gravier du bas-coté vole dans tous les sens…Ils sont partis, ils sont sauvés ! Derrière, on ne distingue plus rien, rien que l’obscurité profonde de la forêt.

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